Lettres philosophiques adressées à un Berlinois/05

Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. — V. Qu’est-ce qu’une révolution ?
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Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. — V. Qu’est-ce qu’une révolution ?

LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSÉES
À UN BERLINOIS.[1]

V.
QU’EST-CE QU’UNE RÉVOLUTION ?


Paris, 21 mai 1832.


Vous êtes heureux, monsieur, et je vois dans vos lettres que je garde pour moi seul le calme et la sérénité d’un esprit satisfait et reposé. Vous n’avez pas encore permis aux évènemens d’altérer le cours de vos belles études, aux tourmentes politiques d’apporter leur écume jusque sur les marches de votre sanctuaire. Jusqu’à présent vous vous êtes, pour ainsi dire, sauvé de votre siècle, et, seul avec l’histoire et la pensée, vous vous êtes réfugié dans une contemplation un peu sauvage des temps qui ne sont plus ; néanmoins, dans les regrets inconsolables que vous m’exprimez sur la disparition de votre illustre et vieil ami, le plus grand de vos grands hommes, il se trahit, permettez-moi de vous le dire, quelque effroi sur l’avenir de votre pays. Il m’a semblé que vous pleuriez plus que Gœthe ; vous sentez avec amertume s’évanouir dans le passé cette poétique et savante Allemagne, dont Klopstock et Kant avaient inauguré la gloire. Effectivement Niebuhr a vécu, Hegel a succombé, Gœthe n’est plus. Les géans sont couchés. Qui les remplacera ? Que va-t-il advenir ? Quelque chose d’inconnu, d’incertain, de moins grand et de plus turbulent. Vous craignez, je le sens, les hommes et les évènemens nouveaux ; enfin vous aimeriez mieux n’étudier les révolutions qu’à quelques siècles de distance.

Bien qu’un peu familier avec la civilisation morale de l’Allemagne, monsieur, je n’en sais pas assez pour préjuger exactement le moment où il lui conviendra d’échanger ses études contre les premiers essais d’une vie plus active ; mais, si ce temps était proche, ne faudrait-il pas se résigner ? Ne devons-nous pas nous accommoder à notre siècle, encore qu’il puisse parfois déranger la délicatesse de nos loisirs et de notre recueillement ? N’est-il pas même nécessaire, ne serait-ce que pour mieux conduire sa vie, de reconnaître le plus tôt et le mieux possible le caractère du temps où l’on est jeté, afin d’éviter les mécomptes, de se faire une raison et de marcher soi-même, que bien que mal, sans se donner la mauvaise réputation d’un réfractaire ou d’un traînard ? Notre siècle n’est plus tout-à-fait un jeune homme : il a trente-deux ans ; il doit sentir le besoin de bien savoir ce qu’il veut, et de chercher les moyens de remplir sa vocation.

Aussi, monsieur, dès aujourd’hui je m’engage avec vous dans des démonstrations nouvelles ; j’abandonne la philosophie de la restauration, je ne vous en parlerai plus, je me trouve heureux d’avoir liquidé définitivement ce petit passé. À d’autres choses ; songeons au présent, dorénavant je vous entretiendrai de ce qui nous intéresse et nous occupe maintenant ; je veux causer avec vous des impressions diverses par lesquelles ici a passé l’opinion ; vous êtes curieux aussi des théories qui se sont manifestées depuis près de deux ans ; le spectacle de la société française remuant sous toutes les faces le problème de la sociabilité, vous a ému au fond de votre solitude ; je vous en écrirai ; et vous verrez combien d’idées dans un court espace de temps ont été produites, éparpillées, répandues ; nous en ferons le triage ; nous séparerons ce qui est ingénieux, nouveau et doit être fécond d’avec les imitations maladroites, les précipitations puériles et les comédies ridicules. Mais avant de choisir et de considérer quelque chose en particulier, il importe, monsieur, de vous édifier sur le caractère de notre dernière révolution : autrement vous auriez de la peine à me suivre dans le tableau que vous me demandez des opinions qu’elle a fait éclater ; aujourd’hui donc, si vous le permettez, je vous mettrai sous les yeux la déduction et la marche du principe révolutionnaire.


Laissez-moi faire une hypothèse, monsieur, un peu bizarre, je l’avoue, mais propre peut-être à vous faire saisir ma pensée rapidement, et qui me permettra de supprimer quelques explications intermédiaires. Je sais d’ailleurs à qui je m’adresse. Avec vous, monsieur, on peut être court et prompt. Or, je suppose, et c’est une hypothèse, qu’aujourd’hui un homme d’un entendement sain et régulier ouvre pour la première fois les livres que le christianisme a rédigés à son avènement, je veux dire les quatre Évangiles, et que ce même homme ignore tous les évènemens qui se sont passés depuis l’apparition de la religion qui a enseveli le paganisme, jusqu’à nos jours, c’est-à-dire les barbares, la féodalité, le moyen âge, les temps plus modernes. Que pensera cet homme sur la manière dont le monde a dû être gouverné depuis la promulgation de ces livres sacrés où il a lu la fraternité des hommes, leur égalité, leur commune origine ? Ne se représentera-t-il pas le monde heureux, dirigé par une moralité efficace et persévérante, la vérité non-seulement encensée, mais obéie, son règne assuré par une pratique triomphante, les hommes égaux et frères, soumis seulement aux règles légitimes de leur propre nature et à l’empire de l’esprit des choses. Vous savez si la réalité correspond aux conjectures de cet honnête homme. Le christianisme a voulu régner en son nom ; mais il a pu tout au plus, après longues années, se glisser sous la pourpre de Constantin : il charme parfois le barbare par la douceur de ses paroles ; mais il n’en voit pas moins la framée suspendue sur sa tête, et il est obligé de flatter le Sicambre, après l’avoir baptisé. La féodalité lui donnera des terres, mais en lui ôtant son indépendance. Il aura une législation canonique ; mais il s’épuisera en transactions continuelles avec la vieille législation romaine, qu’il imitera ; enfin, comme pour se dédommager de tant de mécomptes, le christianisme désirera dominer quelque part, seul, d’une manière absolue. Rome lui plaît : il s’en empare ; mais, même en trônant auprès de l’image de saint Pierre, qui est peut-être une vieille statue de Jupiter, il ne pourra pas être tout puissant. La tête des rois secouera le joug. Partout la monarchie temporelle ne relèvera que d’elle-même, et, sous la thiare, je vois le spiritualisme chrétien chargé d’honneurs, mais sans crédit énergique, élevé au-dessus du monde, mais ne l’ayant pas sous sa main.

Qu’est-ce à dire si ce n’est qu’à la fin du moyen âge le christianisme était à bout de son influence sociale, et dans la manière dont il s’était employé à civiliser et à consoler le monde, je trouve un singulier mélange de succès et de revers, d’impuissance et d’efficacité ; il est à la foi sujet et roi, vassal et pontife ; on l’adore, mais il obéit, et il se résigne enfin à couvrir de son autorité les jeux insolens de la fortune, la propriété féodale telle que l’a faite l’épée de la conquête, la puissance royale telle qu’elle était sortie des traditions de Dioclétien et de l’imitation du fief et du manoir. Le christianisme ne songe plus à changer la terre ; il n’a plus d’autre ambition que de s’en faire un logement commode, riant et voluptueux.

Je sais, monsieur, que Luther vint, devant les fresques encore fraîches du Vatican, amasser dans son cœur ces puissantes colères qui enfantent les réactions victorieuses ; il retira le christianisme des plis et des replis de la pourpre romaine ; il le rendit à la conscience de l’homme et livra le commentaire de l’Évangile à une indépendance qui avait ses respects et ses limites. Un siècle, l’Europe sanglante, une guerre continue de trente années, vaste tragédie qui n’a pas échappé au génie de votre Schiller, l’Allemagne remuée en tous sens, Gustave-Adolphe, Richelieu, voilà les instrumens et les conditions qui firent passer la liberté de conscience dans les traités et les constitutions.

Le dix-septième siècle consigna donc dans la paix de Westphalie l’héritage du seizième : de plus, ce siècle que j’enfermerais volontiers entre 1610 et 1716, entre la mort de Henri iv et celle de Louis xiv, vit les différens états de l’Europe s’asseoir et se définir. Les monarchies s’établirent solidement, et en 1713 la paix d’Utrecht détermina entre les puissances après mille oscillations, l’état de l’Europe tel à-peu-près qu’il se maintint jusqu’au moment où l’Autriche, la Prusse et la Saxe s’ingérèrent de délibérer à Pilnitz sur les affaires de la France. Cependant la pensée scientifique et littéraire de l’Europe porta ses fruits. Je ne veux pas insister ici sur nos avantages : les compagnies savantes s’organisèrent ; la société royale de Londres fut confirmée vers la même époque où l’on institua à Paris l’académie des inscriptions. Celle des sciences existait déjà chez nous depuis plusieurs années. La vôtre à Berlin, monsieur, date de 1700 ; ainsi l’Europe s’instruisait, étendant ses connaissances et sa discipline.

Mais où était la pensée souveraine dans ce mouvement ? La religion chrétienne ne brillait plus au premier rang dans l’arène scientifique ; elle ne dirigeait plus la politique des rois ; elle ne réchauffait plus les peuples dans ses bras ; elle doute presque d’elle-même avec Pascal ; elle est éloquente, intolérante et ministérielle avec Bossuet ; elle se perd dans un mysticisme novateur, mais incertain avec Fénelon ; elle ne tient plus les rênes ; donnez-moi encore quelques momens, et je vous montrerai la société échappant à la religion pour tomber entre les mains de la philosophie moderne. C’est que, monsieur, il y eut dans le dix-septième siècle, quelques hommes qui poussèrent les idées chacun dans sa route : l’un fit divorce un peu plus, l’autre un peu moins, avec l’autorité de la tradition et du christianisme ; mais malgré ces différences, ils précipitaient à leur insu les mêmes résultats. En 1637, un jeune Tourangeau écrivit touchant la méthode sans scholastique, sans formules, sans ces expédiens précieux pour déguiser la pauvreté du fond ; li annonça qu’il venait de prendre le parti, pour lui-même, de ne plus croire que sa propre raison. Mallebranche dans sa cellule fait de Dieu une grande idée, mais purement une idée. Leibnitz, comme alarmé du combat que vont se livrer la tradition et l’esprit novateur, se hâte d’offrir et de rédiger un traité de paix entre la foi et la raison, l’autorité et l’insurrection ; ce vaste conciliateur voudrait tout rapprocher, mais c’est trop tôt : les bonnes paix ne se font qu’après les grandes guerres. Spinosa l’entend mieux, il ne transige pas ; il fait de l’esprit humain l’autorité dernière ; il est inébranlable, il ne craint rien, car il peut vivre avec quatre sous par jour. Cependant à Oxford, dans cette résidence du torysme et de l’anglicanisme, Locke était persécuté parce qu’il cherchait les lois de l’entendement humain ; mais aujourd’hui, on peut voir son portrait dans la bibliothèque de l’université.

Que vous en semble, monsieur ? Croyez-vous que l’esprit humain aime à se jouer dans des théories inutiles et oisives, qu’il travaille sur lui-même et sur la nature, pour n’aboutir à rien, et pour laisser immobile la condition de l’humanité ? Non, la pensée n’est pas une fantaisie destinée seulement à procurer quelques plaisirs à des tempéramens délicats et sensuels, à récréer quelques imaginations littéraires, à fournir des sujets de composition à d’élégans rhéteurs : c’est chose plus sérieuse ; on ne joue pas impunément avec elle ; elle veut être obéie après avoir été comprise, et passer de la tête humaine à l’empire du monde.

Si vous vous êtes enquis, monsieur, de ce qui entre tous les siècles caractérise le dix-huitième, vous avez dû trouver du moins, je me le persuade, que seul entre toutes les autres époque de l’humanité, il est philosophique par excellence, c’est-à-dire qu’il a foi à la philosophie, et qu’il veut opérer par la philosophie. Cherchez bien dans l’histoire, vous verrez que, pour la première fois, les hommes en majorité ont cru ardemment à la puissance de la raison. Platon dans sa République, où il veut lutter, mais en vain, contre le courant de la démocratie grecque, appelle de ses vœux le temps où le gouvernement des sociétés et de la terre appartiendra à la philosophie ; le stoïcisme a pu exercer quelque influence tant sur l’héroïsme particulier à quelques hommes, que sur les termes et les formules de la jurisprudence romaine ; mais il n’a jamais eu la puissance et la responsabilité d’une contagion sociale. J’ai donc le droit d’estimer que c’est seulement au dix-huitième siècle, chez une nation réputée spirituelle, que l’esprit humain se sentit indépendant et libre, voulut rompre avec la tradition, s’insurger contre les mensonges et l’idiotisme d’une vieille autorité, et ne relever enfin que de la nature des choses, c’est-à-dire de Dieu. Glorieuse époque ! victoire signalée dont nous avons abondamment profité !

Dès que le génie philosophique eut pris possession et conscience de lui-même, il se tourna vers la société et en même temps, monsieur, remarquez-le bien, vers les rois ; et présentant à ceux-ci les vœux et la détresse de leurs peuples, il leur demanda de verser sur les nations les trésors de la paternité monarchique. Tous les penseurs du dix-huitième siècle, tous, excepté Rousseau, s’adressèrent aux gouvernemens pour leur remontrer que les peuples n’étaient pas faits pour eux, mais eux pour les peuples : lisez Télémaque que le régent fit publier au commencement de son administration, les expansions chimériques du bonhomme Saint-Pierre sur la paix perpétuelle et la polysynodie, les graves enseignemens de Montesquieu, les exclamations de Diderot, les inépuisables épanchemens du génie de Voltaire, partout vous trouverez les rois invoqués, suppliés, admonestés. Les philosophes furent entendus : votre Frédéric, Carvalho Pombal à Lisbonne, Joseph ii, Catherine, montrèrent de la bonne volonté, du zèle, avertis par les instincts d’une grande ambition qu’ils ne pouvaient plus saisir la gloire qu’en courtisant l’humanité.

Que faisaient cependant les ministres de la religion chrétienne ? Ils gardaient un morne silence, ou plutôt ils ouvraient la bouche pour se plaindre aux rois de ce que sur le trône ils prêtaient l’oreille à des doctrines empestées. Faire du bien, opérer des réformes par les conseils et les suggestions de la philosophie, quel scandale ! Croire à l’esprit humain, quelle horreur ! Servir l’humanité pour elle-même, quelle impiété ! Eh bien ! ministres de l’évangile, parlez et agissez ; montrez-nous votre génie, déployez votre supériorité ; où est parmi vous la plume qui triomphera de l’éclat et de la facilité de Voltaire, où est le cœur dont les battemens seront plus éloquens que l’âme de Rousseau ? Avez-vous dans vos cohortes quelqu’un qui sache la nature comme Buffon ? Un peu plus de modestie, messieurs ; vous n’êtes plus au temps où vous civilisiez les Gaules ; vous triomphiez alors à bon droit, utilement pour l’humanité. Mais maintenant votre médiocrité se trouve enlacée au milieu de la société la plus éclairée et la plus railleuse.

Le génie philosophique poursuivait sa course ; les stupides clameurs qui bourdonnaient à l’entour, lui servaient d’aiguillon : plein de foi en lui-même, se prenant pour une puissance, se créant une armée, il s’établit au cœur de la société européenne ; et vingt ans sont à peine écoulés que nous pouvons déjà saisir le symptôme d’une disposition toute nouvelle. Effectivement jusqu’alors, par une habitude invétérée, inévitable héritage des traditions féodales, les sociétés avaient considéré les gouvernemens comme leurs maîtres et leurs propriétaires, elles avaient consenti à les voir planer au-dessus d’elles comme des dieux ; Fénelon s’était fait le hérault de l’opinion commune quand il traçait cet idéal d’un grand roi : Il corrige les méchans par des punitions, il encourage les bons par des récompenses ; il représente les dieux en conduisant ainsi à la vertu tout le genre humain. Mais peu-à-peu on passa de cette foi à la réflexion ; et dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, je constate dans les esprits un changement éclatant. D’abord l’homme commence à se compter pour quelque chose ; je dis l’homme, monsieur, et non plus le personnage ; l’intelligence se sentit une puissance ; le talent, une force ; et puis, la société crut à elle-même ; elle se considéra comme son principe et sa fin, ne voulant plus laisser à ses gouvernans le rôle de Jupiter tonnant. À qui doit-on cette révolution dans les esprits ? À Rousseau, qui laissa courir sa plume pendant vingt-huit ans. Dites encore qu’on ne gouverne pas le monde avec des théories.

En attribuant ainsi aux théories une puissance aussi énergique et aussi immédiate sur les destinées d’une société, je ne puis me rappeler, sans sourire, la colère étudiée et théâtrale avec laquelle, dans les derniers jours de 1807, l’empereur s’exprimait sur la révolution française dans une audience accordée à Chambéry à Auguste de Staël, qui sollicitait auprès de lui le retour à Paris de son illustre mère. Comme ce jeune homme rappelait à Napoléon avec une respectueuse fermeté que M. Necker n’avait jamais parlé de lui que dans les termes les plus dignes, l’empereur s’échauffa au nom de M. Necker qui l’avait appelé seulement un homme nécessaire, et se lançant dans une des formidables tirades dont il avait l’art et le secret : « M. Necker ! mais c’est lui qui a renversé la monarchie et conduit Louis xvi à l’échafaud ........ Robespierre lui-même, Marat, Danton, ont fait moins de mal à la France que M. Necker : c’est lui qui a fait la révolution ; vous ne l’avez pas vue : eh bien ! moi, j’y étais, j’ai vu ce que c’était que ces temps de terreur et de calamités publiques ; mais, moi vivant, ces temps ne reviendront pas, je puis vous en donner l’assurance. Vos faiseurs de plans tracent des utopies sur le papier, des imbécilles lisent leurs rêveries, on les colporte, on y croit, le bonheur général est dans toutes les bouches, et bientôt après le peuple n’a pas de pain ; il se révolte, et voilà le fruit ordinaire de toutes ces belles théories. C’est votre grand-père qui est cause des saturnales qui ont désolé la France. Tout le sang versé dans la révolution doit retomber sur lui.[2] »

Le rusé conquérant se moquait de son généreux interlocuteur et de tout le monde, quand il faisait de M. Necker l’auteur de la révolution française : il savait bien que cette révolution qui l’avait couronné empereur et dont il était le soldat, n’avait pas été mise au monde par le compte rendu du célèbre financier ; mais il lui convenait, en sortant du bivouac de Friedland, après avoir signé la paix à Tilsit, de se séparer plus que jamais des souvenirs de la révolution, il oubliait volontiers et voulait faire oublier aux autres le républicanisme de sa jeunesse. Quoi qu’il en soit, je veux m’autoriser ici des paroles de l’empereur sur la puissance même des théories : on peut l’en croire sur la contagion des idées ; il la redoutait assez ; il aurait voulu que la civilisation nouvelle et révolutionnaire qui avait jeté sur ses épaules la pourpre impériale s’arrêtât devant lui, soumise et dépendante.

Prenez donc, monsieur, la révolution française pour la fille légitime de la philosophie moderne : vous ne sauriez voir en elle une révolte pour le plaisir de la révolte. La révolution française n’a été ni une effervescence étourdie, ni le cri de quelques passions mauvaises ; la révolution française est un ordre nouveau venant s’installer brusquement, je l’avoue, sur les ruines de l’ancien ; elle est la résultante de la pensée d’un siècle ; c’est un monde ; elle est l’avènement politique au sein d’une grande nation du principe de l’égalité qui passe de l’Évangile dans une constitution écrite ; elle est le triomphe de l’esprit novateur sur la tradition, de la raison humaine croyant à elle-même sur des simulacres que Dieu n’habite plus ; elle est le cri le plus puissant qu’ait encore jeté l’homme pour s’interroger lui-même sur ses destinées et les accomplir ; elle est le signe le plus énergique de sa volonté ; de plus, elle embrasse tout, religion, sociabilité, morale, sciences, politique, activité humaine en tout sens ; elle a touché à tout, elle hérite de tout ; elle tient à tout pour tout convertir : c’est le système entier du monde historique en travail pour se renouveler.

Mais s’il en est ainsi, d’où viennent les écueils et les excès dans lesquels est tombée cette révolution si philosophique ? Je vais vous l’expliquer, monsieur. Une révolution, et je ne parle plus ici du fond, mais des moyens qu’elle emploie, une révolution, c’est la suppression du temps et le triomphe de la force : il est une illusion inévitable dans le saint enthousiasme qui produit les révolutions et les alimente, c’est qu’on croit pouvoir se passer du temps, enjamber les années, voire même un siècle, et jeter d’un seul coup les fondemens durables et l’édifice complet d’une société nouvelle. Examinez les théories qui ont été développées pendant notre révolution, et si vous en répudiez quelques-unes, vous trouverez souvent que ce n’est pas tant parce qu’elles sont essentiellement erronées, que parce qu’elles sont prématurées ; ce sont plutôt des anticipations que des mensonges ; il y a plus de précipitation que d’erreur. Cependant à l’époque dont je vous parle, on s’irrite contre les obstacles ; on s’emporte contre les récalcitrans ; on en appelle à la force : entre les novateurs et les vétérans du passé, le fer décidera ; la révolution devient guerrière, sanglante ; mais elle n’est au fond, ni du sang, ni la guerre, car son génie l’appelle à gouverner le monde, et non pas à l’ensanglanter.

Quant aux excès extraordinaires qui ont souillé l’extraordinaire grandeur de notre révolution, comme si nous dussions, dans le crime ainsi que dans l’héroïsme, dépasser les proportions communes, je vous les abandonne, monsieur, ou plutôt, comme Français, j’ai le droit de les réprouver avec plus d’indignation encore et d’amertume que vous-même : que de fois sur ce lamentable sujet, je me suis rappelé ces vers qui vous ont frappé sans doute, où Byron, cet héroïque et sauvage amant de la liberté, demande si elle est possible, cette liberté, dans les vieilles sociétés européennes !


XCVI.


Can tyrants but by tyrants conquer’d be,
And freedom find no champion and no child,
Such as Columbia saw arise when she
Sprung forth a Pallas, arm’d and undefiled ?
Or must such minds be nourish’d in the wild,
Deep in the unpruned forest, ’midst the roar
Of cataracts, where nursing nature smiled
On infant Washington ? Has earth no more
Such seeds within her breast, or Europe no such shore ?



XCVII.


But France got drunck with blood to vomit crime.
And dreadful have her Saturnalia been

To freedom’s cause, in every age and clime ;
Because the deadly days which we have seen,
And vile ambition, that built up between
Man and his hopes an adamantine wall.
And the base pageant last upon the scene,
Are grown the pretext for the eternal thrall
Which nips life’s tree, and dooms man’s worst — his second fall
.


XCVIII.


Yet, freedom ! yet thy banner torn, but flying,
Streams like the thunder-storm against the wind :
Thy trumpet voice, though broken now and dying,
The loudest still the tempest leaves behind ;
Thy tree hath lost its blossoms, and the rind,
Chopp’d by the axe, looks rough and little worth ;
But the sap lasts, — and still the seed we find
Sown deep, even in the bosom of the north ;
So shall a better spring less bitter fruit bring forth
.[3]


96.

« Les tyrans ne peuvent-ils être vaincus que par des tyrans, et la liberté ne trouvera-t-elle aucun champion, aucun fils, tels que la Colombie en a vu se lever lorsque, comme Pallas, elle apparut tout-à-coup vierge et couverte de ses armes ? ou de pareilles âmes doivent-elles être nourries dans le désert, dans la profondeur des forêts séculaires, au milieu du mugissement des cataractes, où la nature nourricière sourit à l’enfance de Washington ? La terre ne renferme-t-elle plus de pareilles semences dans son sein ? ou l’Europe n’a-t-elle point de semblables rivages ? »


97.

« La France s’enivra de sang pour vomir le crime, et ses saturnales ont été et seront funestes à la cause de la liberté dans tous les âges et sous tous les climats, parce que les jours effrayans dont nous avons été témoins, et la vile ambition qui élève entre l’homme et ses espérances un mur d’airain, le dernier et ignoble spectacle enfin que nous avons vu, sont devenus les prétextes de l’éternel asservissement qui flétrit l’arbre de la vie et rend plus funeste encore que la première cette seconde chute de l’homme. »


98.

« Cependant, liberté ! cependant ta bannière déchirée, mais avançant toujours, marche comme la nuée qui porte le tonnerre, en luttant contre le vent. Ta voix retentissante comme la trompette, quoique aujourd’hui brisée et expirante, retentira plus forte après l’orage. Ton arbre a perdu ses fleurs, et son écorce, mutilée par la hache, n’offre plus aux regards que de sanglantes cicatrices ; mais la sève lui reste encore, et sa semence a été déposée profondément, même dans le sein des terres du nord ; ainsi un printemps plus heureux fait espérer des fruits moins amers.[4] »


Oui, nous pouvons répéter ce cri du poète : cependant, liberté ! cependant ta bannière déchirée, mais avançant toujours marche comme la nuée qui porte le tonnerre, en luttant contre le vent. Voilà ce qui ne meurt pas, voilà ce qui survit toujours pour se relever et vaincre, voilà ce qui seul vaut la peine qu’on s’y dévoue : c’est la liberté ! Sauvons notre foi de l’épreuve des plus tristes souvenirs. Laissons en paix à jamais la Convention et ses terribles montagnards ; ils appartiennent au passé qui est irréparable et à l’histoire qui est intègre. Vous m’avez paru choqué, monsieur, de ce qu’ici quelques jeunes gens s’étaient pris d’enthousiasme pour Robespierre ; mais n’avez-vous pas eu en Allemagne des étudians qui s’étaient mis à courir les grandes routes pour imiter les brigands de Schiller ? Les plus singulières erreurs peuvent se loger un instant dans des têtes vives et jeunes, mais elles en sortent promptement. Cette manie qui vous avait un peu indisposé, passera ; que dis-je, elle est passée. Connaissez mieux, monsieur, la génération qui se prépare ; elle a quelque fierté dans le cœur ; elle veut travailler à une œuvre qui lui appartienne ; elle laisse au passé sa responsabilité ; elle se sent pure de tout contact avec ce qui n’a pas été bon, et dans ses rangs vous ne trouverez personne qui veuille se condamner à l’infériorité dans l’imitation du crime.


Maintenant, monsieur, je voudrais vous faire voir nettement le lien qui unit notre première révolution à la seconde ; comment elle en procède, comment elle en est la seconde phase. D’abord veuillez comprendre que depuis 1789 la France ne vit que sur le principe et les idées de la révolution française, plus ou moins, suivant les époques ; mais elle n’a véritablement d’autres mœurs politiques que les règles et les maximes établies depuis sa grande insurrection : c’est le seul pays de l’Europe qui ait si complètement rompu avec le passé, qu’il ne puisse avoir d’autres pratiques sociales que celles inventées depuis à-peu-près quarante-trois ans. Quarante années, voilà toute son antiquité ; le peuple ne connaît pas d’autre histoire : or pendant ce temps si court et si rempli, le génie de la révolution française n’a jamais véritablement rétrogradé ; il a trouvé des embarras sur sa route, il a pu s’arrêter quelques instans, mais toujours il est resté en possession du sol et du champ de bataille ; il a commencé par poser des principes généraux, il s’est défendu contre l’Europe, il a proscrit ses ennemis, il a cherché un refuge contre l’anarchie de ses propres enfans dans l’éclat d’un despotisme nécessaire, qui sut à-la-fois enchaîner sa pensée et enraciner ses intérêts dans la terre de France ; enfin il semble vaincu. Eh bien ! même dans sa défaite ses vainqueurs seront obligés de le flatter, que dis-je ? de lui obéir ; qu’est-ce que la charte de 1814 si ce n’est comme une sorte de gâteau magique jeté dans la gueule du lion subjugué pour l’endormir :

Melle soporatam et medicatis frugibus offam
Objicit
.

mais ni les capitulations offertes, ni les transactions officieuses, ni les persécutions suscitées par les soutiens du passé, ni les échecs temporaires, ne peuvent déconcerter au fond la fatalité progressive qui pousse la révolution française ; elle est dans les esprits, dans l’air qui circule, dans le siècle qui ne la comprend pas encore ; elle se sert de tout, réactions, fautes et défections de ses ennemis, indignations populaires ; et quand tout est mûr, préparé, elle éclate, elle se lève, elle abat les insignes d’un passé devenu coupable pour planter son drapeau.

Quand vous songez à la France, monsieur, considérez avec respect les trois couleurs ; elles sont l’image sacrée de notre religion politique, l’unique symbole qui, à nos yeux aujourd’hui, signifie quelque chose : gloire de la patrie, indépendance nationale, émancipation européenne, liberté et puissance de l’esprit humain, voilà ce que représente pour nous le drapeau tricolore. Non, je n’oublierai jamais l’enthousiasme qui passa dans mon cœur quand je le vis reparaître ; c’était ma première joie patriotique, depuis qu’enfant, j’avais pleuré sur Waterloo, à côté de ma mère.

La révolution de 1830 est la reprise triomphante du mouvement rénovateur ; c’est une déclaration itérative de l’indépendance de l’esprit humain ; ç’a été le cri de l’homme qu’il est libre, de la société, qu’elle est souveraine. Enfermer la portée possible de cette révolution dans la continuation de la charte de 1814, en vérité ce n’est pas une erreur, c’est une bêtise ; vous figurez-vous le génie de la révolution française emprisonné à toujours dans les petits compartimens ménagés à Hartwell ou à Saint-Ouen ? Eh ! il a usé des choses plus ingénieuses ou plus solides ; il a usé la constitution de 91, les combinaisons de Sieyes ; il a usé Napoléon. C’est sa destinée de survivre à tous les instrumens qu’il emploie.

Mais voulez-vous, au moins pendant quelque temps, le fixer quelque part ; commencez par le reconnaître dans ses principes et sa légitimité ; faites comprendre par vos actes que vous êtes le soldat de la révolution : alors elle pourra gouverner, parce que vous pourrez la gouverner. Elle n’a pas de plus vif desir que de trouver une expression et des représentans ; elle est en quête de dévoûmens et d’intelligences ; elle ne se reposera pas qu’elle n’ait trouvé satisfaction. Or, je ne conseillerai à personne, monsieur, d’être plus révolutionnaire que la France elle-même, mais je crois que c’est un devoir pour chacun de la suivre partout où la conduira sa fortune.

La France sent fort bien qu’il n’y a plus d’issue pour elle que dans l’instinct de l’avenir, et dans l’impossibilité de rebrousser chemin. Que ferait-elle autrement ? Ira-t-elle se remettre sous la tutelle d’un passé dont rien ne saurait corriger la vindicative impuissance ? Non ; elle n’a donc qu’à marcher devant elle, sous l’aimant d’une attraction irrésistible.

Ne croyez pas, monsieur, que j’accuse aveuglément le passé ; je l’étudie tous les jours, je sais tout ce qu’il y a de charme dans le culte des vieux souvenirs et de l’antique patrie avec ses illustrations et ses maximes ; je sais que, sous la restauration, de jeunes esprits pleins d’élévation et de noblesse, qui s’étaient gardés purs des intrigues et des complots dirigés contre notre liberté, avaient rêvé l’alliance solide du passé et de l’avenir de la France, et la solidarité paisible de toutes les gloires de la patrie. Ils ont vu maintenant si ce passé pouvait gouverner notre pays ; ils connaissent le fonds de ses desseins, et la portée de son intelligence : eh bien ! qu’ils viennent à nous, qu’ils désertent à jamais une cause égoïste qui ne les mérite pas ; qu’ils grossissent nos rangs, le drapeau tricolore est assez large, et nous le placerons assez haut pour qu’il puisse flotter sur la tête de tous les enfans de la France : la liberté leur appartient comme à nous ; comme le pain du désert, elle peut se multiplier pour se donner à tous : y a-t-il dans les opinions et les théories du siècle quelque chose qui les blesse ? qu’ils parlent, qu’ils écrivent, et qu’ils ourdissent au grand jour la conspiration des idées.

Ah ! si l’esprit nouveau n’était pas assez fort pour triompher par la persuasion, je le répudierais et je ne le servirais pas : je ne voudrais pas d’une cause violente dans ses procédés et médiocre dans ses raisons : mais, monsieur, nous aviserons aux moyens de ne pas laisser dépérir par l’insuffisance les conquêtes de l’héroïsme populaire ; si la guerre ne nous appelle pas sur la frontière, nous tournerons la paix à l’avantage de la liberté ; nous nous servirons de nos loisirs pour éclaircir quelques questions ; nous verrons si après quarante années ce qui a paru impraticable d’abord, ne saurait écarter cette fin de non-recevoir ; nous nous instruirons. On a exploité l’Angleterre ; nous nous informerons de ce qui se passe en Amérique, non pour l’imiter aveuglément, monsieur, mais pour montrer aux bonnes gens qu’une démocratie peut se tenir debout elle-même, sans réminiscence des Grecs et des Romains ; nous chercherons à notre siècle un sens et une vocation ; nous observerons les faits ; nous nous permettrons quelques inductions ; même nous nous passerons la fantaisie de quelques théories, ludibria ventis. Mais peut-être les vents en porteront au loin la semence. Dans ce pays, monsieur, les idées vont vite ; les lieux communs n’ont pas un cours éternel, et ils ne sont jamais plus près de leur fin qu’après avoir régné quelque temps.

Ce que vous désirez de moi, monsieur, c’est un jugement ferme et sincère sur les choses ; je vous le donne autant que je le puis. Je n’ai pas voulu vous embarquer dans le débrouillement des petites combinaisons qui, depuis près d’un an, constituent l’histoire de France ; je vous ai adressé plus haut, je vous ai renvoyé à l’examen des causes : vous avez pu reconnaître dans la révolution de 1789 la fille de la philosophie moderne, dans celle de 1830, le corollaire de la première et la reprise de la rénovation européenne ; voilà le fond des choses. Quant à la disposition des esprits, monsieur, elle est calme et patiente ; on comprend qu’il faut reprendre par la réflexion une œuvre ébauchée par l’enthousiasme ; on entrevoit la puissance des idées ; on espère dans la marche du temps. La société, à qui on a crié de toutes parts qu’elle tombe en dissolution, après avoir eu peur de cet avertissement funeste, sentant néanmoins qu’elle marche toujours, a repris quelque courage, regarde et attend. Elle soupçonne que si elle est destinée à s’organiser en une vaste démocratie, la démocratie n’est pas la démagogie, et que la liberté moderne n’est pas destinée à dégénérer finalement en une sanguinaire déception. Ce progrès de l’opinion publique n’est pas, je le crois du moins, une bénévole illusion ; je le tiens pour une réalité. Pour ce qui est des événemens possibles et futurs, je n’augure rien de positif ; je ne sais rien, hormis ceci, c’est que paix ou guerre, orage ou calme plat, succès continus ou revers passagers, le définitif avantage doit rester à l’esprit nouveau. On ne sustente pas le monde et on ne continue pas l’histoire avec des vieilleries. Le génie moderne qui, depuis la perturbation du moyen âge, se cherche un ordre nouveau, une société, est-il donc destiné à toujours protester sans agir, s’insurger sans régner ? Non, j’ai foi en lui, et cette religion m’est précieuse, car si je la perdais, je resterais la proie d’un incurable athéisme.


lerminier.
  1. Voyez les livraisons du 15 janvier, 15 février, 15 mars et 15 avril.
  2. Mémoires de Bourienne, t. viii, p. 108-109.
  3. Childe Harold’s Pilgrimage, canto iv.
  4. Traduction de M. Paulin Paris, de la bibliothèque du roi, tome 3, pages 244, 245.