Lettres parisiennes/Année 1847/05


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1847

LETTRE CINQUIÈME.

La semaine sainte et les saltimbanques. — Le moderne Longchamp parisien. — Des Allemands en landau qui regardent passer des Espagnols en calèche. — Les Girondins. — Les femmes littéraires.
4 avril 1847.

Boum ! boum ! boum ! pan ! pan ! pan !… boum ! boum ! boum !… pan ! pan ! pan !… tzim ! tzim ! brrrr ! boum !

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est la semaine sainte !…

— Allons ! vous vous moquez de moi. Pourquoi toutes ces baraques de toile dans les Champs-Élysées, ces théâtres, ces saltimbanques de toutes les couleurs, rouge, orange, aurore, saumon, qui battent la grosse caisse, qui sonnent de la trompe avec une émulation si terrible ? Pourquoi ces rivalités de fanfares qui me rendent fou ?

— Je vous dis que c’est aujourd’hui le jeudi saint.

« Entrrrrrez, messieurs !… mesdames, entrrrrrez !… »

— Un ours !… je vois un ours sur la porte de ce théâtre ; il est représenté emportant un soldat dans ses bras… Mais l’ours est un animal de carnaval ; il n’y a pas d’ours en carême ; ce n’est pas maigre… un ours !

— Vous ne voulez pas comprendre que toutes ces choses sont destinées aux solennités de la semaine sainte.

— Ah ! c’est là le recueillement !… Mais regardez donc ce cheval, comme il se défend… il va jeter son cavalier à terre !…

— Non ; plus loin il se calmera ; le tapage l’effraye. Comment ! vous ne devinez pas que c’est un pauvre coursier de louage ! il sort du manège aujourd’hui pour la première fois ; il en est à ses premières impressions de voyage. Cette timidité, inséparable d’un début, lui passera.

— Mais il tourne, il tourne toujours ; on dirait qu’il valse et qu’il valse en mesure… Peut-être que c’est un cheval de Franconi ?

— Non ; le cavalier est furieux, donc la valse est involontaire, le plaisir n’est point partagé.

— Ah ! voilà un autre cheval qui passe au galop ; le valseur se décide et le rejoint, il a reconnu un ami. Expliquez-moi pourquoi on a tant de peine à conduire les chevaux de manège.

— C’est qu’ils sont parfaitement bien dressés.

— Que Longchamp est triste cette année !

— Triste ! moi je le trouve trop gai… et je ne sais pourquoi on confie le soin de célébrer la semaine sainte à des bateleurs.

— Ce côté-là est très-animé ; mais regardez par ici, à peine y a-t-il deux rangs de voitures, et des voitures très-laides. Les autres jours, il y a cinq, quelquefois six rangs de voitures, toutes élégantes ou orgueilleuses.

— Longchamp est passé de mode.

— Bien plus, c’est la mode de n’y pas aller. On n’y voit que des calèches de famille, pleines de vieillards et d’enfants ; le vasistas entr’ouvert laisse apercevoir un profil maussade, une mèche blanche, une moustache grise et la croix d’honneur. Sur le devant de la calèche, trois petites filles qui se ressemblent. Suit une autre calèche de famille : elle renferme une capote lilas fanée qui renferme une aïeule morose ; près d’elle une jeune femme pâle, puis une bonne et un enfant ; sous ses châssis tout le monde est triste ; le cocher et le domestique assis sur le siège seuls ont l’air de s’amuser. Une calèche de remise découverte vient après eux : elle contient quatre Espagnols, grands yeux noirs dans de longues figures jaunes ; ils regardent avec cette agitation ennuyée qui découvre qu’il n’y a rien à voir. — Autre calèche de remise pleine d’Allemands, redingote polonaise bleu clair garnie d’une fourrure jaune pâle ; les Allemands se penchent en dehors de la voiture, ils se haussent sur leurs pieds pour voir par-dessus la tête du cocher. Après bien des efforts ! — c’est un peuple si persévérant, — ils parviennent à voir… la calèche de remise qui est remplie d’Espagnols. Une famille anglaise s’avance dans un landau ; les familles anglaises trouvent encore des landaus : c’est un amas de cheveux tombants, de chapeaux de paille déformés, de fourrures malades, qui n’a rien de bien séduisant…

Oh ! le bel attelage, la jolie calèche !… Enfin !… Un jeune homme se prélasse solitairement dans cette voiture élégante, il jette sur ce qui l’entoure un regard dédaigneux, et d’une voix grêle et moqueuse il crie à son cocher : « Au bois !… » On dit aujourd’hui : Au bois ; autrefois c’était de fort mauvais goût ; on disait : Au bois de Boulogne. La calèche sur la chaussée fuit insolente et rapide, et tout dans l’attitude du jeune merveilleux semble dire : Je ne veux pas être admiré par ces gens-là, je ne lutterai pas avec ces horribles fiacres ; un homme qui se respecte ne peut plus venir à Longchamp !

— Un cocher poudré, une livrée pompeuse, de beaux chevaux qui piaffent : voilà donc des personnes qui viennent se faire regarder !

— Non, il n’y a dans la voiture fermée que des gouvernantes et des enfants. Cherchez, cherchez, vous ne trouverez là que des curieux ; tout le monde vient voir, personne ne vient se faire voir ; des calèches de famille, des voitures de remise pleines d’étrangers, des fiacres, des cavaliers de louage, des sergents de ville qui causent entre eux, tel est Longchamp en 1847. Mais, patience, dans huit jours l’aspect des Champs-Élysées changera ; alors paraîtront les superbes attelages, les voitures nouvelles, les chapeaux à la mode ornés de plumes et de fleurs, les longues robes de taffetas rose, bleu de ciel, lilas, balayant généreusement la poussière des allées, les mantelets garnis de rubans et de franges, les ombrelles garnies de dentelle, toutes les merveilles du printemps. D’ici là, vous ne verrez que de bons manteaux de velours, de longs châles de cachemire bien strictement fermés : il a fait un froid si désagréable ! Mais, en compensation, vous ne verrez que de petits chapeaux de crêpe, chapeaux du soir qu’on finit le matin ; ils ne sont pas tout neufs, ils ont fait plus d’une visite, ils ont entendu plus d’un concert. Ces panaches ont un peu trop flotté, ces saules ont déjà beaucoup pleuré ; tant mieux, c’est ce qu’il faut, c’est une des plus grandes mortifications du carême : le jeûne des parures. Une femme qui mettrait un chapeau neuf pour aller entendre un sermon de M. l’abbé Cœur serait à l’instant condamnée et perdue. Chaque effet a son jour, chaque jour a son heure ; tout le secret de la vie est là.

Le monde parisien n’est occupé en ce moment que de deux choses : de sermons pieux et de discussions politiques ; malheureusement, le calme apporté dans l’âme par les uns ne sert en rien à adoucir les passions soulevées par les autres ; jamais on n’a tant disputé, jamais on n’a tant crié. L’apparition des Girondins réveille toutes les fureurs des partis, cela devait être, ce livre est une révolution ; c’est un présage, c’est un symptôme, c’est un décret peut-être !… Car ce n’est pas sans raison que Dieu a permis à un tel homme d’écrire un tel livre. L’âme du poëte est une lyre sublime que le souffle divin fait vibrer, elle n’est pas responsable de ses accords. Quand nous voyons les idées d’une époque s’incarner dans un homme de génie, quelle que soit notre répugnance pour ces idées, nous nous attristons avec respect ; inquiet mais résigné, nous disons : Il faut que ces idées, que nous redoutons comme dangereuses, soient nécessaires, et qu’elles servent les mystérieux desseins de Dieu, puisqu’il charge une de ses plus dignes créatures de les propager, puisqu’il n’inspire à aucun autre génie rival le besoin, le devoir de les combattre. Aussi, à chaque page de ce livre, nous rêvons, troublé et charmé. Que c’est beau ! pensons-nous, quelle admirable lecture ! quel style ! quel bonheur dans ces expressions ! quelle ampleur dans cette phrase ! vivacité, coloris, verve, grâce, violence, fraîcheur, toutes les qualités sont là réunies ! Comme cet homme est bien largement doué, en favori ! Ah ! que c’est beau ! mais que d’événements vont naître de ce livre ! Je voudrais bien ne pas les voir ! Oh ! je voudrais mourir ! N’est-ce pas un effet étrange que cette admiration excessive qui vous fait souhaiter la mort ?

Sans doute, la révolution de 89 est une belle chose, une généreuse réforme ; mais, que voulez-vous ! nous n’aimons pas les révolutions. M. de Lamartine semble dire que si la révolution a été cruelle et imparfaite, c’est que malheureusement elle a été accomplie par les hommes. Eh bien, voyez comme nous sommes inintelligent et sottement borné : nous ne voudrions même pas non plus d’une révolution qui serait faite par des anges. Il y en a eu une autrefois, elle a produit l’enfer, et rien que cela suffit pour nous donner des préventions invincibles. On aura beau dire, les procédés révolutionnaires sont défectueux ; mais expliquez-nous comment il se peut que, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, dans un pays où l’industrie découvre des merveilles, on n’ait encore trouvé qu’un moyen de donner de l’argent aux pauvres, c’est de couper la tête aux riches ; le moyen est expéditif, mais, franchement, il n’est pas très-ingénieux. Il nous semble qu’en cherchant bien on pourrait trouver autre chose. M. de Lamartine parle des idées révolutionnaires comme un homme qui aurait découvert le secret de les appliquer, sans crimes, sans violences, sans orages. Dieu veuille qu’il ait raison, et que son livre soit le commencement de son entreprise !

Le parti légitimiste vocifère contre les Girondins ; pour nourrir sa fureur, il s’attache à quelques expressions, maladroites peut-être en ce qu’elles donnent lieu à diverses interprétations, mais expliquées, pendant tout le reste du récit, de la manière la plus favorable ; l’auteur, parlant des calomnies inventées contre la reine, s’arrête, et dit ces mots cruels comme toutes les réticences : « L’histoire a sa pudeur. » Ce mot isolé a un sens fatal ; mais, dans l’ensemble de l’ouvrage, il reprend sa véritable signification ; l’histoire a sa pudeur, veut dire l’histoire a sa dignité ; elle ne se fait pas l’écho des propos du temps ; elle raconte les faits, elle donne les preuves ; mais quand il n’y a ni faits ni preuves, elle doit garder un silence digne. Voilà, il nous semble, ce que signifie ce mot ; et comme, chaque fois qu’il est question de fautes reprochées à la reine, l’auteur se sert toujours, et avec indignation, du mot de calomnies, d’odieuses calomnies, il est certain que son intention n’est point d’outrager la reine, bien au contraire ; pour un artiste exercé, qui a l’instinct des grandes compositions historiques, dramatiques ou poétiques, il est évident déjà que c’est la reine qui est la grande figure de l’Histoire des Girondins, la victime bien-aimée de l’auteur, que c’est Marie-Antoinette qui est l’héroïne du poëme.

Mais les légitimistes ne sont pas des artistes, et ils ne sauraient pressentir ces habiletés de l’art ; quelques mots les blessent ; ils crient, et ils s’arrêtent pour crier. L’ensemble de l’œuvre, ils ne le voient pas, ils n’ont jamais su se placer à cette hauteur où l’on voit l’ensemble des choses, et c’est bien cela qui fait que ce triste parti, avec la plus belle, la plus noble de toutes les causes à défendre, est le plus pitoyable des partis ; individuellement, ils sont tous braves et loyaux, et, une fois réunis pour leur cause, ils ne savent plus que se cachotter et conspirailler. Leur mission est de professer les généreux préceptes de la chevalerie ; de faire respecter la religion, la royauté, la vérité, les femmes, la veuve et l’orphelin, et ce sont eux qui les premiers jettent la calomnie et l’outrage à ces choses saintes que leur devoir était de faire vénérer ; ainsi, dans le même moment, dans le même journal où ils reprochent avec tant d’amertume à l’auteur des Girondins d’avoir attaqué la royauté dans la personne de Marie-Antoinette, trois pages plus loin ils attaquent, eux autres, non par des réticences maladroites, par de fausses délicatesses de langage, mais avec une brute, lourde et sale cruauté, ils attaquent la jeune reine Isabelle, une enfant de seize ans au plus !… et leur injure est telle, que, par respect pour vous et pour nous-même, nous n’oserions pas vous la répéter… Et puis ils demandent pourquoi de beaux talents, qui marchaient jadis avec eux, se sont séparés de leur cause !… C’est qu’ils l’honoraient trop pour la défendre ainsi ; ils ont mieux aimé noblement désespérer d’elle que de la compromettre et de la souiller par des expédients honteux ; ils ont compris que les partisans tuaient la cause, et ils ont rompu avec eux par intérêt pour elle. Qui sait s’ils n’attendent pas en secret, avec la patience de la foi, la ruine heureuse de ce parti fatal, le licenciement de ces troupes mal inspirées, pour la voir renaître un jour, cette cause, plus puissante que jamais, apparaissant tout à coup à l’horizon politique dans son éclat nouveau, comme un astre subitement dégagé de vapeurs funestes, et rayonnant enfin des vérités éternelles qui font sa force ?

Ils accusent aussi l’illustre auteur des Girondins d’avoir déifié madame Roland ; il parle de son génie, de sa beauté. Sans doute c’était une belle femme, qui avait assez de génie pour jouer un grand rôle ; mais, à travers ces éloges pompeux, comme on devine sa secrète antipathie !

On peut faire d’un héros ou d’une héroïne un portrait extrêmement flatteur, et cependant ne pas admirer personnellement ce héros ou cette héroïne. Il y a des qualités qu’on vante de bonne foi, mais qu’on déteste ; et madame Roland avait justement toutes ces qualités-là ; de même nous vanterons son courage, son génie, son ardente charité ; mais nous avouerons que cette sublime intrigante est précisément le type de femme qui nous est le plus particulièrement odieux. Madame Roland, ou plutôt Jeanne Philippon, car il ne s’agit pas de la femme politique, est, à nos yeux, l’origine de cette effrénée race de pédantes que nous avons appelées les femmes littéraires, c’est-à-dire des femmes faites avec des livres ; ces femmes, qui mériteraient d’être reliées plutôt qu’habillées, agissent non pas d’après leur nature, mais d’après leurs lectures ; si elles n’avaient pas lu tel in-octavo, elles n’auraient pas aimé tel jeune homme ; si tel roman avait été dépareillé dans la bibliothèque de leurs mères, elles n’auraient pas fait tel mariage.

Ainsi, mademoiselle Philippon ne se marie point selon son cœur, mais dans le genre de la Nouvelle Héloïse. Il y avait chez son père un jeune artiste dont la vue la faisait rougir et trembler : ce n’est pas lui qu’elle veut épouser, son idéal est un vieux philosophe, car elle rêve l’ennuyeux ménage de Julie ; mais la pauvre Julie est forcée à ce triste mariage, et sa fausse imitatrice le fait volontairement ; l’amante de Saint-Preux subit la chaîne, la républicaine la choisit froidement ; elle croit flatter Jean-Jacques, elle l’offense et lui prouve lourdement qu’elle ne le comprend pas ; car Julie avait aimé une fois ; son cœur, brisé par le désespoir, consumé par l’amour, pouvait espérer le repos ; mais sa folle plagiaire n’avait jamais aimé ; son vieux époux, elle le dit elle-même, ne pouvait suffire aux ardeurs de son âme, et c’est pour employer cette ardeur inactive, pour assouvir ses passions dévorantes, qu’elle a renversé le trône, soulevé la populace hideuse, ensanglanté la France, épouvanté le monde. Voyez un peu ce que c’est que de mal lire !… Elle emprunte à Julie son vieux Wolmar, et elle lui laisse Saint-Preux ! Si, plus imprudente ou moins généreuse, elle avait fait seulement le contraire… peut-être la royauté était sauvée !… Ô femmes ! défiez-vous de vos lectures, et puisque vous voulez absolument lire, au moins lisez bien ! Imiter à demi les auteurs qu’on adore, ce n’est pas même les parodier, c’est les trahir !… Que de jeunes filles ont fait maudire Jean-Jacques pour l’avoir travesti dans leurs sottes et froides folies !… Que d’auteurs seraient justement aimés, s’ils n’étaient pas maladroitement admirés !

Les femmes littéraires sont un des fléaux de l’époque ; les plus doux sentiments sont gâtés, dénaturés, frelatés par ces souvenirs de lecture qui vous poursuivent partout ; l’amour n’est plus l’amour, c’est une occasion de phrases romanesques ; on n’aime plus un beau jeune homme parce qu’il plaît, parce que sa voix trouble, parce que son regard enivre ; on l’aime parce qu’il a imité le héros du roman à la mode dans une aventure quelconque. Les femmes littéraires, en disant : « Je vous aime, » pensent toujours à un auteur en vogue. Ce tiers de lettres est toujours là entre la femme adorée et vous ; toutes les faiblesses de ces femmes ont un prétexte littéraire ; il n’est pas une seule de leurs fautes qui n’ait un précédent dans la littérature : pour les entraîner, on n’a pas besoin d’être aimable, séduisant, passionné ; il suffit d’être érudit et de leur décrire à propos ce que le héros de leur roman favori dit à l’héroïne qui est leur modèle. Jeunes soupirants, aspirants, prétendants, ne perdez pas vos jours en vœux naïfs, en regards suppliants. Voulez-vous être aimés, entrez dans un cabinet de lecture, demandez de l’encre et du papier, et copiez tranquillement la page décisive de l’ouvrage que vous entendez citer le plus souvent ; page 204, tome II, copiez lisiblement, espérez. Elle attend la dernière période pour être attendrie ; votre bonheur est au verso de la page ; vous n’aurez pas soupiré… c’est-à-dire copié en vain.

Ces femmes littéraires ont encore une manie qui nous est plus insupportable. Qu’elles soient littéraires en amour, tant pis pour l’amour ; mais elles sont littéraires en religion, c’est plus triste. Elles emportent à l’église de petits albums barbouillés de leur propre main, où sont recueillis les passages frappants des auteurs que leur foi préfère. Oh ! que nous aimons cent fois mieux une grande niaise qui emporte avec elle à la messe tout bêtement l’Évangile ! Mais à ces femmes éclairées, le saint Évangile ne suffit pas ; elles ne le trouvent pas assez littéraire. Madame Roland emportait de même à l’église les Grands Hommes, de Plutarque ; aussi toute sa vie s’est ressentie de l’influence de cet étrange livre de piété. Si elle avait préféré l’Évangile, quelle différence dans sa destinée ! Plutarque lui a enseigné l’orgueil, le Christ lui aurait enseigné l’humilité ; Plutarque lui a inspiré la haine et la vengeance, le Christ lui aurait inspiré l’amour et le pardon ; les héros de Plutarque ne savent que tuer, le Christ ne sait que mourir. C’est bien malheureux pour la France que mademoiselle Philippon ait eu une piété si littéraire.

Mais le secret de sa rage n’est pas là, et trois lignes de sa biographie nous révèlent le fond de son cœur :

« M. Roland avait déjà, parcouru la Suisse et l’Italie, quand il fit, en 1784, avec sa femme, un voyage en Angleterre. L’ayant envoyée à Paris à son retour pour solliciter des lettres de noblesse, mais sans succès, il obtint, par elle, sa translation à Lyon, ce qui la rapprochait de son pays et de sa famille. ».

C’est là le vrai mot de l’énigme. Une femme qui a épluché des carottes, et qui n’en est pas fière, ce qui eût été spirituel : car jamais une personne intelligente, parvenue par son intelligence, n’a rougi de son origine ; au contraire, elle sent que ces souvenirs font sa force ; plus l’échelon d’où elle est partie était bas, plus il lui a fallu de courage et de talent pour atteindre le sommet de l’échelle… donc, une femme qui a épluché des carottes et qui en rougit est à jamais implacable. Un ambitieux qui ne se pardonne pas à lui-même son passé ne le pardonnera jamais à personne ; il en voudra toute sa vie à ceux qui ont le bonheur de n’avoir pas fait ce qu’il a fait. L’addition est bien simple à faire : une femme orgueilleuse qui a lavé de la salade, qui a demandé des lettres de noblesse et ne les a pas obtenues, cela donne, au total, une farouche républicaine. Non, non, l’auteur des Girondins ne l’aime pas ; la preuve, c’est qu’il ne la fait pas aimer. Quelle différence ! comme on voit qu’il lui préfère madame de Staël ! de quelles couleurs diverses il dépeint leurs deux salons ! Comme l’une est bien reine, hospitalière, dans le sien, éclairant tout de son génie, surveillant, attisant, inspirant la conversation, tout occupée à faire valoir son esprit et celui de ses amis, partageant franchement sa gloire avec l’homme qu’elle aime et le créant à son image !… Comme l’autre, au contraire, a une attitude pédante et vulgaire dans son salon ! On dirait une maîtresse de pension bourgeoise donnant à dîner à des étudiants mal élevés, une sordide gouvernante de vieillard tout occupée de cacher les infirmités du bonhomme aux imprudents qui travaillent à faire sa fortune. Vous dites que le chantre d’Elvire a déifié madame Roland ; il a plus noblement déifié Elvire. Madame Roland, malgré les belles phrases du grand poëte, paraît encore dans son livre telle qu’elle est à nos yeux, peut-être prévenus, un mauvais bas bleu éclaboussé de sang. Non, non, ce n’est pas là le rôle de la femme dans les révolutions ; demandez à Jeanne d’Arc, demandez même à Charlotte Corday. La mort de madame Roland est belle sans doute, nous l’admirons comme un beau rôle bien joué ; mais cette mort elle-même était un châtiment ; l’Égérie des Girondins avait ouvert l’abîme, elle y tombait, c’était justice. Nous l’avouons, dût-on nous accuser de cruauté, nous ne pouvons nous intéresser au sort d’un incendiaire qui se brûle.

Si nous vous parlons uniquement des Girondins, c’est que depuis quinze jours on ne parle plus d’autre chose. Il y a eu des concerts, nous ne sommes allé nulle part, nous sommes resté seul au coin du feu à lire, à commenter ce livre plein d’enseignements et de prophéties. Ceux qui venaient nous interrompre étaient les malvenus ; M. de Lamartine lui-même passait à l’état d’importun quand il nous surprenait au milieu d’une belle page ; mais nous ne sommes pas le seul lecteur captivé si vivement : douze mille exemplaires des Girondins ont déjà été vendus. Il y a bien dans le nombre quelques admirateurs qui comprennent nos préoccupations, qui partagent nos admirations, notre enthousiasme et peut-être aussi nos alarmes.