Lettres parisiennes/Année 1847/04


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1847

LETTRE QUATRIÈME.

Le carême. — Il est avec le ciel des accommodements. — Capituler avec sa conscience pour se persuader qu’on a une conscience. — Levassor maigri. — Théâtre gras, foyer maigre. — Chopin. — Mademoiselle Méara. — Une qualité que tout le monde peut se donner.
7 mars 1847.

— À la Bastille ! au For-l’Évêque !

— Qui donc ?

— Vous !

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Pour vous punir de votre audace ; vous avez dit des choses…

— Des vérités.

— Vous avez déplu.

— Eh bien, nous n’avons pas la prétention de plaire en disant des vérités ! Et qu’importe d’avoir déplu à qui ne se soucie pas de plaire ? Notre situation est bien simple : nous ne demandons pas à écrire ; au contraire même, nous demandons à ne pas écrire. On vous l’a dit, nous sommes encrophobe ; cette affreuse liqueur noire, cet abominable cassis littéraire nous est odieux ; mais, nous l’avouons, il nous enivre comme pourrait le faire Un vin délectable. Pour les buveurs, la vérité est dans le vin ; pour nous, la vérité est dans l’encre. Ne jamais respirer ce parfum nauséabond de l’écritoire, ne jamais entendre ce petit bruit taquin de la plume qui salit ces belles pages blanches et qui quelquefois les déchire, ne jamais écrire un seul mot !… tel serait pour nous le bonheur idéal ; mais on nous met de force la plume à la main : alors il faut bien nous résigner et nous consoler un peu de l’ennui d’écrire par le plaisir de dire au moins notre pensée. Dire ce qu’on pense, exhaler son indignation, cela fait du bien, cela calme l’esprit et soulage le cœur ! Le lendemain du jour où l’on a écrit toutes ses malices, on est si bon ! Et puis, en disant nettement notre pensée, nous espérons toujours qu’on nous accusera de compromettre le journal, qu’on se révoltera contre nous et qu’on finira par nous remercier. L’autre fois, nous nous flattions en secret, et voyant l’effet produit par le dernier feuilleton, nous rêvions déjà le silence, c’est-à-dire la liberté ; nous disions avec un joyeux sourire : C’est un scandale ! — C’est un succès ! nous a-t-on répondu sans pitié ; et, loin de nous congédier, loin de nous faire taire, on nous a demandé un feuilleton nouveau. C’est désespérant ! nous avons beau être insupportable, on nous agrée !… On ne peut pas plaire à tout le monde, dit-on ; il y a longtemps que cela est connu ; mais il paraît qu’on ne peut pas non plus déplaire à tout le monde, hélas !

Le monde parisien a, depuis quinze jours, deux physionomies bien contraires. D’un côté il rit, de l’autre il pleure ; d’un côté il danse, de l’autre il jeûne ; dans le monde philosophique, les bals sont plus nombreux pendant le carême qu’ils ne l’étaient pendant le carnaval ; dans le monde méthodiste, les concerts et les routs sont seuls permis. Quelques Anglais établis à Paris imitent les philosophes : ils donnent des fêtes ; mais la société russe, toujours de bon goût, se règle sur les usages des salons austères et s’abstient de tous plaisirs bruyants ; et de sa part c’est généreux, car, nous l’avons déjà dit, le calendrier russe n’a aucun rapport avec le nôtre : peut-être bien que les Russes sont, à l’heure qu’il est, en plein carnaval ; c’est aujourd’hui samedi, peut-être que c’est leur mardi gras !… On se rappelle l’amusante colère de M. de N…, qui prétendait, il y a deux ans, que la jolie princesse R…in… avait refusé de le recevoir un lundi, au milieu du mois de juillet, parce que, ce jour-là, c’était le vendredi saint.

Il y a des merveilleuses qui vont tour à tour dans les deux mondes, et qui savent adroitement concilier les plaisirs défendus et les privations ordonnées ; ainsi elles vont au bal, elles y dansent, mais elles y jeûnent ; si le bal a lieu un samedi, elles se privent de gâteaux et de glaces jusqu’à minuit ; après minuit, c’est dimanche… Quelques-unes, plus ingénieuses, se permettent les glaces aux fruits : les glaces aux fruits sont considérées comme une boisson ; mais jamais elles ne se permettraient les glaces à la crème… oh ! jamais ! le lait étant généralement considéré comme une nourriture. Elles dansent… mais elles ne se permettent pas non plus toutes les danses : il y a les danses des jours gras et les danses des jours maigres ; ne confondez pas. Cela ressemble au joli mot de la duchesse de M… On parlait d’un bal d’artistes qui devait être donné aux Variétés. « Dans la salle des Variétés ? demanda quelqu’un. — Non, pas dans la salle, répondit une autre personne ; on ne dansera que dans le foyer, à cause du carême. — Ah ! dit la duchesse, le foyer est maigre ? »

Ces subtilités vous paraissent puériles, peut-être ; nous les trouvons pleines de grâce. — Ce sont des niaiseries. — Ce sont des scrupules !… et les scrupules, en toutes choses, sont si rares aujourd’hui, qu’il faut estimer, respecter ceux qui se produisent encore, même sous la plus petite forme. Tant de gens manquent à leurs devoirs si franchement, si hardiment, qu’on doit savoir gré à ceux qui s’ingénient à trahir les leurs avec délicatesse et mystère. Capituler avec sa conscience ! mais cela prouve déjà qu’on a une conscience, ou du moins qu’on prétend avoir une conscience, et c’est toujours ça.

Parmi les plaisirs innocents tolérés dans ces jours de retraite, il en est un fort apprécié, que vous ne devineriez pas… — Une lecture de tragédie ? — En carême, cela serait très-naturel, ce plaisir-là est capable d’en expier bien d’autres ! Non, c’est quelque chose d’amusant. — Un quatuor ? — Non. — Deux quatuors ? — Non. — Trois quatuors ? — Je vous dis que c’est amusant. — Ah ! je devine : ce sont des tableaux ? — Vivants ! quelle horreur ! — Des tableaux non vivants ? — Ce n’est pas cela. Dans ce qu’on appelle le faubourg Saint-Germain pur, pendant les saints jours de carême, dans les réunions les plus collet monté, on fait chanter Levassor ! Il y a deux ans déjà, Levassor était tout à fait à la mode, mais pendant le carnaval ; maintenant, il est à la mode en carême ; il y a deux ans, il était gras, aujourd’hui il est maigre… Nous ne voulons pas dire pour cela qu’il ait maigri, nous ne faisons point de calembours ; nous voulons encore moins lui dire des choses désagréables ; nous ne disons pas qu’il est maigre comme un coucou, mais comme les poules d’eau et les sarcelles… qu’on nous pardonne ce stupide jeu de mots ! Cette grande faveur dont jouit le spirituel comique dans le monde religieux d’abord paraît étrange, mais elle s’explique glorieusement. Levassor, depuis six semaines, a chanté trois ou quatre fois dans des concerts de charité ; il est donc tout simple que les grandes dames de charité, qui étaient les patronnes de ces concerts et qui sont les fondatrices des œuvres de bienfaisance au profit desquelles ces concerts étaient donnés, se montrent reconnaissantes envers les talents généreux qui les ont aidées dans leurs bonnes œuvres. Levassor a chanté à l’Hôtel de ville, devant l’assemblée des Crèches. Pendant le concert, on a fait une quête, et cette quête improvisée a produit huit cents francs. Nous disions tout à l’heure : Quand on vient d’être un peu méchant, on est si bon ! de même, quand on vient de bien rire, on est tout de suite prodigue. Si on pouvait amuser un avare, on le ruinerait. Levassor a chanté aussi pour la Société de la Providence, et, nous devons le déclarer, ce concert-là est le plus brillant de la saison. Les cantatrices étaient madame Ugalde-Beaucé et madame Sabatier. Que d’applaudissements, quel succès ! Mademoiselle Cathinka de Dietz a joué un duo de piano avec M. Lacombe : élégance et perfection, ces deux mots se répètent tout bas pendant qu’on écoute mademoiselle de Dietz. Léon Lecieux a joué aussi admirablement. Quelqu’un, le vantant beaucoup, s’écria : « Quel talent facile et merveilleux ! il est sur le violon de première force. Eh bien, il joue avec tant de grâce et d’aisance, qu’on le prendrait pour un amateur… » Comparaison fallacieuse !… Mais les amateurs ne jouent ni avec aisance ni avec grâce ; au contraire, les malheureux ! ils sont dans un état horrible, ils ont chaud, ils sont rouges, ils font des grimaces affreuses, ils ont l’air de possédés, d’enragés, d’épileptiques… et si on leur pardonne le supplice qu’ils vous font endurer, c’est en considération de celui qu’ils endurent. Nous avons, pour notre malheur, entendu bien des amateurs de violon, et jamais l’idée ne nous est encore venue de vanter leur sécurité et leur désinvolture.

Mais… ô mademoiselle Cathinka de Dietz… tremblez ! votre gloire est menacée ; voici venir une rivale terrible, d’autant plus effroyable qu’elle est ravissante ! Regardez à l’horizon lointain, n’apercevez-vous pas une jeune fille à la taille svelte et flexible ? elle s’avance vers vous l’air timide et les yeux baissés ; son front pur est couronné de roses ; sa robe légère, qui flotte en plis onduleux autour de sa forme gracieuse, est d’un rose pâle et ressemble à ces fuyantes vapeurs, à ces transparents nuages du soir que rougissent les derniers adieux du soleil ; ses traits fins sont à la fois nobles et délicats ; son regard a ce charme inexprimable, cette limpidité, cette puissance, cette douceur, cette exceptionnelle beauté qu’on n’admire que chez les femmes de sa malheureuse patrie… regard mystérieux que nous avons appelé le regard irlandais : c’est un mélange de tristesse et de sérénité, de tendresse profonde et de dignité farouche que vous ne trouverez jamais dans les orgueilleux et brillants regards qu’on admire chez les femmes des autres nations. Que cette jeune fille est belle, que sa tournure est élégante, que son maintien est modeste !… et pourtant c’est là le spectre épouvantable… c’est la rivale menaçante. Frappez bravement votre piano, mademoiselle, si vous voulez qu’on n’entende pas l’harmonie du sien ; vous tenez le sceptre par intérim, — madame Pleyel est à Bruxelles ; — tenez-le donc d’une main ferme, car cette petite main, tremblante encore, pourrait bien vous l’arracher.

Cette charmante rivale se nomme mademoiselle Camille Méara. Nous l’avons entendue il y a quelques jours ; elle a joué avec une réelle supériorité le beau concerto de Chopin en mi bémol ; elle a été applaudie avec enthousiasme. Tout ce que nous pouvons dire pour vous donner une idée du jeu de mademoiselle Méara, c’est qu’il y a dans son talent tout ce qu’il y a dans son regard ; de plus, une admirable méthode et un doigté excellent. Son succès a été complet ; en l’écoutant, des hommes d’État étaient émus… et les jeunes femmes, celles qui sont bonnes musiciennes, lui pardonnaient d’être jolie !

Mademoiselle Méara est élève de Chopin. Il était là, il assistait au triomphe de son élève, et l’auditoire inquiet se demandait : L’entendrons-nous ?

Le fait est que, pour des admirateurs passionnés, voir Chopin dans un salon se promener toute la soirée autour d’un piano et ne pas l’entendre jouer, c’était le supplice de Tantale. La maîtresse de la maison eut pitié de nous ; elle fut indiscrète, et Chopin a joué, a chanté ses chants les plus délicieux ; nous mettions sur ces airs, joyeux ou tristes, les paroles qui nous venaient à l’esprit ; nous suivions avec nos pensées ses caprices mélodieux. Nous étions là une vingtaine d’amateurs sincères, de vrais croyants, et pas une note n’était perdue, pas une intention n’était méconnue : ce n’était pas un concert, c’était de la musique intime, sérieuse, comme nous l’aimons ; ce n’était pas un virtuose qui vient jouer l’air convenu et qui disparaît ; c’était un beau talent, accaparé, harcelé, tourmenté sans égard et sans scrupule, à qui l’on osait redemander les airs chéris, et qui, plein de grâce et de charité, vous redisait la phrase favorite, pour que vous pussiez l’emporter correcte et pure dans votre mémoire, et vous laisser longtemps bercer encore par elle en souvenir. Madame une telle disait : « De grâce, jouez ce joli nocturne dédié à mademoiselle Sterling. Celui que nous avons nommé le dangereux… » Il souriait et jouait le fatal nocturne. « Moi, ajoutait une autre femme, je voudrais entendre une seule fois, jouée par vous, cette mazurka si triste et si charmante. » Il souriait encore et il jouait la délicieuse mazurka. Les plus profondément rusées cherchaient des biais pour arriver au but : « J’étudie la grande sonate qui commence par cette belle marche funèbre, et je voudrais savoir dans quel mouvement doit se jouer le finale. » Il souriait un peu de la malice et il jouait le finale de la grande sonate, un des plus magnifiques morceaux qu’il ait composés. Le piano que fait résonner Chopin se métamorphose : ce sont des accords inconnus, des sons qu’on a rêvés peut-être ; mais qu’on n’a jamais entendus nulle part. Il n’y a qu’une voix dans la nature qui rappelle ces sons divins : c’est, dans le silence des nuits, cette note triste du rossignol, cette plainte mélodieuse répétée plusieurs fois qui précède l’éclatant ramage. N’importe, cela ne vaut rien d’écouter Chopin toute une soirée. L’existence bourgeoise paraît bien maussade le lendemain de ces belles fêtes poétiques ; l’idéal décourage de la vie réelle. C’est imprudent de respirer les parfums célestes quand on s’efforce de vivre raisonnable et résigné sur la terre.

Mais de tels plaisirs ne doivent point alarmer. Si peu de salons à Paris ressemblent à ce petit salon où nous avons passé cette bonne soirée ! C’est un asile ouvert aux esprits supérieurs de tous les partis ; c’est une fraîche oasis qui vous sourit et vous attire dans ce désert aride que le vent de l’orgueil a desséché, et qu’on appelle le grand monde : là, les médiocrités ne sont point prônées, elles sont jugées ; les grands talents ne sont point calomniés, ils sont respectés. C’est un port environné de rochers protecteurs contre lesquels viennent se briser les flots soulevés par l’envie ; c’est un arsenal où se trouvent réunies sans colère, sans faste, sans bravade, des armes de toute espèce toujours prêtes à défendre ce qui vaut contre ce qui ne vaut rien, l’esprit contre la sottise, la dignité courageuse contre la platitude intrigante ; c’est un sanctuaire que les poêtes, les artistes chérissent ; ils viennent s’y réfugier aux jours d’orage, s’y réjouir aux jours de succès ; les plus sauvages apparaissent là ; on y voit ceux qu’on ne rencontre nulle part ; les divinités mystérieuses daignent encore s’y révéler aux fidèles ; là, Victor Hugo, qui ne dit plus jamais de vers, a confié cette belle ode inconnue qu’on appelle la Source ; là, Chopin, qu’on n’entend plus nulle part, a fait entendre ses chants les plus doux… Quelle est donc cette fée bienfaisante qui inspire tant de confiance à ces talents si rebelles ? Que d’intelligence, de cœur, de bonté véritable ne faut-il pas chez une femme pour que de tels génies fassent de telles exceptions en sa faveur !

Si les concerts intimes sont rares, les routs sont très-nombreux et de plus très-monotones ; les mêmes personnes se rencontrent tous les soirs dans les mêmes salons et s’y disent les mêmes choses ; ceci est exact. Définition d’un rout : Tout le monde arrive à la fois, tout le monde parle à la fois, tout le monde s’en va à la fois.

On commence à arriver à onze heures, et tout le monde est parti à minuit ; à dix heures personne, à minuit personne. Cependant on va dans plusieurs maisons le même soir, et, prodige inexplicable ! on est à onze heures dans plusieurs maisons en même temps !… On a résolu le problème qui inquiétait tant cette brave dame, la dame aux sept petites chaises, une femme charmante que vous ne connaissez plus. « On me peut pas être dans deux endroits à la fois, disait-elle, à moins d’être petit oiseau… » Eh bien, on a trouvé le moyen d’être dans deux routs à la même heure, et l’on n’est pas petit oiseau. Mais la manie de l’époque devait susciter ce prodige. Aujourd’hui, tout le monde veut aller partout ; autrefois, on se bornait à vivre dans le cercle de ses amis, on les choisissait bien et l’on se contentait de leur société ; maintenant, ce n’est pas cela : ce qu’on veut, c’est être répandu ; on est dévoré du désir d’être présenté à des gens qu’on n’a jamais vus par des gens que l’on ne connaît pas ; on court de porte en porte ; on entre, on sort, on ne se lie pas, on ne cause pas, on n’observe pas ; on n’est ni intéressé, ni amusé, ni aimable : on est répandu ! M. X… se moquait l’autre soir de cette manie. « J’ai la prétention contraire, disait-il ; je ne suis plus jeune par conséquent je ne peux plus être ni beau, ni séduisant, ni dangereux, mais je peux encore être rare ; c’est une grâce à ma portée ; chacun ses agréments : vous êtes répandu, moi je suis rare. »