Lettres parisiennes/Année 1844/09


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1844

LETTRE NEUVIÈME.

Les habitants de la province en proie aux émotions parisiennes. — Inventions nouvelles. — Coloration appliquée aux animaux. — Chien vert. — Agneaux rouges rêvés par Virgile. — Bat champêtre. — Un bosquet d’ambassadeurs.
18 mai 1844.

« Pardon, monsieur. — Pardon, madame. — Faites excuse, ma petite demoiselle. — Allons ! une ombrelle dans l’œil ! — Bon ! une canne sur le pied ! — Mais qu’est-ce que c’est donc que tous ces promeneurs immobiles qui ouvrent de si grands yeux et qui font de si petits pas ? Voilà un monsieur qui est là depuis un quart d’heure à regarder le théâtre du Gymnase, joli monument en effet !… Tiens !… je ne le connais pas, il me parle !… — Pourriez-vous m’indiquer où est la Maison dorée ? — Au coin de la rue Laffitte. — Pourriez-vous m’indiquer où est la rue Laffitte ? — Boulevard des Italiens. — Mais… le boulevard des Italiens… où est-il ? — Après le boulevard Montmartre. — Ah ! oui… près de la butte Montmartre. — Qu’est-ce que vous dites donc ? le voici ! — Monsieur, c’est que c’est la première fois que je viens à Paris. — On le voit bien ! »

« Eh mais ! où sont-elles, les petites ?… Célestine ! Jenny !… Elles n’entendent pas, elles nous cherchent. Par ici, Célestine ! — Fais-leur signe, mon ami, qu’elles puissent nous reconnaître. Bien ! voilà une voiture de déménagement qui nous cache »

La mère agite son mouchoir ; le père traverse la rue et rejoint sur le boulevard deux jeunes filles en contemplation devant la boutique d’un bijoutier.

« Mais venez donc, petites folles, et marchez toujours devant nous ; vous nous perdrez. Que deviendrez-vous alors, seules dans Paris ? Va, pour plus de sûreté, prends le bras de ton père, Célestine. Toi, Jenny, viens avec moi… Mais que regardiez-vous là-bas avec tant d’attention ?

— Ah ! maman, des bijoux superbes ! un beau bracelet qui avait pour cadenas une grosse tortue, et puis une broche qui représentait un grand lézard tout en émeraudes, puis deux charmantes épingles, deux petits singes d’or qui jouent avec une petite boule en perle ; c’est délicieux. Mais ce que j’aime le mieux, c’est plus loin, chez un horloger, cette pendule magnifique ; toute la pendule est une corbeille de fleurs, et le balancier… tu ne devinerais jamais, maman… le balancier, c’est un papillon qui voltige de fleur en fleur. Quelle jolie idée ! Il n’y a qu’à Paris qu’on a de ces idées-là.

— Voyons donc, dit la mère, ça doit être très-original, viens vite.

Et toutes les deux d’un pas leste, elles remontent le boulevard et elles restent immobiles d’admiration à considérer ce papillon merveilleux. Le père s’arrête :

« Eh bien, Célestine, voilà maintenant que nous avons perdu ta mère et ta sœur ! Cherche-les donc de loin, toi qui as de bons yeux.

— Je les aperçois ; mais que font-elles ?… Elles retournent sur leurs pas. C’est que Jenny aura perdu sa montre ; il faut les rejoindre. »

On rattrape les fugitives en murmurant ; mais à l’aspect du papillon-balancier tout s’explique.

« Ah ! elles sont devant cette pendule dont je te parlais, papa ; tu étais si fâché de ne l’avoir pas vue… la voilà ! »

Toute la famille reste absorbée par les mille pensées que lui inspire la délicatesse de cette image : les caprices du papillon marquant le vol des heures. Il est certain que cette pendule fait rêver. On finit par plaindre ce papillon condamné à une inconstance méthodique et éternelle : il voltige régulièrement de la tulipe à la rose, de la rose à la tulipe, de la tulipe à la rose, sans jamais dévier. En vain une pensée lui sourit ; en vain une anémone l’agace, il ne peut répondre à leurs avances : s’il était moins régulièrement infidèle, le temps s’arrêterait. C’est bien la peine d’être papillon, pour être si tristement limité dans ses fantaisies ! Faux inconstant, tu t’imagines courir, de belle en belle, et tu ne peux changer d’infidélité ! Séducteur monotone, tu te crois volage… tu n’es que bigame ! Et pourtant que de volages te ressemblent, qui se croient légers, insouciants, parce qu’ils ont deux soucis ; qui se croient libres, parce qu’ils ont deux chaînes !

Pendant que la famille émerveillée contemple la pendule au papillon, un monsieur d’un air vainqueur s’avance donnant le bras à une femme richement parée, robe verte, écharpe rouge, chapeau rose à plumes. Le monsieur s’adresse à un portier qui jette de l’eau sur le trottoir et sur les personnes qui y passent :

« Y a-t-il une place de fiacres près d’ici ? — En voilà une devant vous. — Mais il n’y a pas un seul fiacre ! — Il n’y en a jamais. — Alors pourquoi est-ce une place de fiacres ? — Parce qu’il devrait y en avoir. » Le monsieur et la dame se consultent ; résultat de la délibération : Alors il vaut mieux dîner au café de Paris et aller à l’Opéra-Comique. — Ils entrent au café de Paris. Un moment après ils redescendent l’escalier du café en disant d’un air consterné : « Pas de place !… C’est votre faute, je vous avais proposé de dîner à deux heures, vous n’avez pas voulu. Maintenant mon avis, à moi, c’est de ne pas dîner du tout, et d’aller tout droit au théâtre… » Le monsieur semble ne pas goûter cet avis ; on recommence à délibérer… l’opinion de la femme l’emporte ; on ne dînera pas… mais elle a fait une concession… On entre chez un pâtissier Le monsieur a l’air triste… La femme, pour dissiper cette tristesse, ajoute ce mot : « Nous souperons. » Ils courent bien vite à l’Opéra-Comique. « Deux places de premières avec salon ? — Elles sont toutes louées. — Des secondes ? — Il n’y en a plus. — Des troisièmes ? — Je viens de donner les dernières. De l’amphithéâtre, voulez-vous ? — Il le faut bien !… » Ils disparaissent tous deux dans le corridor-labyrinthe qui mène au théâtre ; le monsieur murmure en lui-même : « Avoir sacrifié son dîner pour être niché au quatrième !… » La dame se dit tout bas : « Si j’avais su devoir aller au paradis, je ne me serais pas faite si belle ! »

Deux jeunes gens, coiffés de leurs casquettes de voyage, s’arrêtent devant un hôtel garni : « Deux chambres ? — Nous n’avons plus rien. » Ils font signe au commissionnaire qui porte leurs bagages de se diriger vers un autre hôtel. « Deux chambres ? — Ah ! messieurs, voilà huit jours que toutes nos chambres sont prises. » Les deux jeunes gens consultent le commissionnaire, qui les conduit à un troisième hôtel. « Une chambre et un cabinet ? — Tout est plein. » Le commissionnaire est de nouveau consulté… Il réfléchit un moment, puis il se remet en campagne, suivi des deux infortunés voyageurs, qui commencent à se quereller. « Si nous étions partis samedi, comme je le voulais, nous aurions trouvé de la place. — Bah ! nous allons en trouver ; tiens, dans cet hôtel-là, nous aurons tout ce qu’il nous faut ; demandons d’abord. — Une chambre. — Ah ! ben oui, une chambre ! dit le garçon de l’hôtel, v’là trois jours que j’ai donné la mienne à un monsieur de Strasbourg : je dors là-dessus (il montre une banquette) : c’est mon lit, et je vous l’offre de bon cœur. » Les deux jeunes gens jugent cette plaisanterie mauvaise ; ils jettent sur leur commissionnaire des regards courroucés. Ce courroux l’inspire ; il vient de se rappeler un petit hôtel, si mauvais, si mal famé, qu’il y a quelque espérance. Deux ifs poudreux dans deux vieilles caisses verdâtres ornent l’étroite entrée de cet hôtel ; le commissionnaire adresse lui-même la parole à un pauvre domestique pâle, exténué, immobile, qui semble prêt à expirer. « Une chambre pour ces messieurs ?… » Le domestique secoue la tête avec mélancolie ; cela veut dire : Nous n’avons rien. Le malheureux n’a plus la force de parler, la fatigue le rend muet ; l’aspect d’un provincial le fait tressaillir ; il est seul dans ce méchant hôtel, qui est le pis aller de tout le monde, où l’on ne vient jamais que malgré soi et disposé à gronder toujours ; seul, il supporte la mauvaise humeur de tous, et chaque nouvel arrivant lui apparaît comme un bourreau voyageur qui ne s’arrête un instant dans la capitale que pour le tourmenter. Il ne faudrait pas lui demander son opinion sur les mœurs des habitants de la province, il doit avoir des préventions. Les deux jeunes gens se découragent visiblement. « Quoi ! pas une chambre ? pas même dans cette affreuse auberge ?… » Laissons-les continuer leurs recherches, et ne mettons pas le comble à leur désespoir en leur disant qu’un voyageur connu, dont on cite le nom, a frappé à la porte de cinquante-deux hôtels sans pouvoir trouver à se loger. Une grande dame de la famille Bonaparte n’a pu avoir qu’un appartement fort médiocre au quatrième étage. Mademoiselle Taglioni est perchée aussi au quatrième ; mais peu lui importe : un entrechat… et la voilà rentrée chez elle. Les hôtels sont pleins, les cafés sont pleins, les théâtres sont pleins, les fiacres sont pleins, ils sont même très-élégamment habités : hier, nous avons vu passer cinq chapeaux à plumes dans le même fiacre. Ô province ! tu peux aussi t’écrier avec le héros béarnais : « Vous me reconnaîtrez, en fiacre, à mon panache blanc ! »

Dès le matin, on dîne chez les restaurateurs ; de midi à six heures du soir, les fenêtres des cafés s’empourprent de voyageurs attablés, car tous ces dîneurs sont rouges comme du feu. Les uns ont couru toute la matinée les promenades et les musées, ils étouffent ; les autres ont passé deux nuits dans la diligence, ils brûlent ; celui-là est à son troisième coup de soleil, il rayonne ; celui-ci, à son troisième accès de colère, il flamboie… il a battu le pavé de Paris dans tous les sens pour une affaire manquée, pour un débiteur introuvable, pour un protecteur invisible : il a perdu sa journée, il est furieux. Et puis ils sont entassés par vingtaines dans des salons qu’échauffent avec une émulation fatale les vapeurs capricieuses des potages les plus variés ; et puis enfin tous sont en retard ; les plaisirs du spectacle les appellent ; ils se hâtent, ils mangent vite, mais cet appétit n’a rien de vorace, ils n’ont pas l’air affamés, ils ont l’air affairés ; et tout cela fait qu’ils ont des figures écarlates. À cinq heures, devant l’Opéra il y a déjà foule. Que joue-t-on ? Cela est indifférent, la bonne musique, la mauvaise, les chanteurs à voix, les chanteurs sans voix, les vieux ballets, les ballets nouveaux, attirent également les habitants de la province. Ne faut-il pas qu’ils aient vu le Grand-Opéra une fois au moins ! Ils envahissent la salle, ils encombrent le foyer, dont ils ont chassé les Parisiens, et ils se prennent entre eux pour des Parisiens, et ils se moquent les uns des autres, ou, ce qui est plus amusant, ils se copient les uns les autres. Une dame de Grenoble admire le mantelet d’une dame de Beauvais, qu’elle prend pour une lionne parisienne ; elle étudie la forme gracieuse de ce mantelet. Un élégant de Cahors avise le gilet d’un merveilleux d’Abbeville, qu’il prend pour un dandy renommé ; il étudie la coupe ingénieuse de ce gilet. Ces erreurs sont effrayantes ! Nous engageons les habitants de la province à se défier d’eux-mêmes. Il serait par trop cruel pour eux de rapporter de la capitale des modes alsaciennes ou berrichonnes ! Nous les supplions de renoncer à nous juger cette fois : après ce voyage, ils auront vu Paris, sans doute ; mais qu’ils ne se fassent pas illusion, ils n’auront pas vu les Parisiens.

Oh ! comme ils le regardent avec amour, ce Paris, objet constant de leurs, rêves ; comme ils ont déjà peur d’être obligés de le quitter ; comme ils s’y attachent déjà, malgré tous leurs intérêts lointains ; comme ils le comprennent vite, comme ils le devinent ; comme, à travers les mille séductions qui s’offrent à eux, ils pressentent avec intelligence les mille séductions qui leur échappent, car ils ne connaissent de la grande merveille que ses beautés les plus vulgaires ; ils connaissent ses plaisirs publics, ils ne connaissent pas ses fêtes mondaines ; ils connaissent sa puissante richesse, ils ne connaissent point son luxe élégant ; ils connaissent le corps, ils ne connaissent point l’âme ; ils connaissent l’industrie, ils ne connaissent point la science ; ils connaissent les œuvres, ils ne connaissent point le travail, et le travail est ce qu’il y a de plus grand chez cette reine de la pensée : les œuvres ne sont que le passé, le travail est tout l’avenir. La frivole hypocrite fait semblant, le jour, de rire et de s’amuser, mais toute la nuit, elle veille avec des compas et des livres, avec des alambics et des creusets ; elle quitte son boudoir parfumé pour son laboratoire enfumé ; et jamais elle ne se repose : et les inventions et les découvertes qu’elle vous fait admirer aujourd’hui ne sont pour elle que les préludes des nouvelles inventions et des nouvelles découvertes qu’elle vous offrira demain. À ses yeux, le moyen trouvé n’est que la promesse d’un autre secret cherché, et le secret découvert lui-même n’est que le pressentiment d’une autre vérité poursuivie… Et chaque jour on vient nous raconter quelque histoire fabuleuse très-réellement et tout simplement arrivée dans le jardin d’un mécanicien ou dans la modeste retraite d’un savant : il y a, par exemple, rue d’Enfer, un inventeur dont le nom sera bientôt célèbre, qui s’amuse à voir planer sur le gazon de son jardin un charmant oiseau qu’il a fabriqué lui-même ; le mouvement des ailes, la direction du vol, tout est parfait ; il ne manque à ce charmant oiseau que la vie et l’instinct ; mais qu’est-ce que cela, s’il peut grandir assez pour porter bientôt sur ses ailes celui qui a la volonté et le génie !

On parle maintenant d’un autre savant accusé d’une invention plus divertissante : il a appliqué aux animaux vivants le procédé de coloration employé pour le bois des arbres. Il injecte de la couleur demandée les veines d’un quadrupède quelconque, et il vous procure sans le moindre effort un cochon bleu de ciel, un veau lilas, un chien vert-pomme, un ânon prune de Monsieur, un mouton jaune-safran, un agneau rouge, etc., etc. Voilà donc les rêves de Virgile réalisés :

Ipse sed in pratis aries jam suave rubenti
Murice, jam croceo mutabit vellera luto ;
Sponte suâ sandyx pascentes vestiet agnos.

Les savants ont toujours été les ennemis acharnés des poëtes. Ils n’ont pas de cesse qu’ils n’aient changé leurs chimères les plus folles en raisonnables vulgarités. Certes, Virgile croyait faire de la poésie en imaginant des béliers jaune-safran et des agneaux rouges. Eh bien, pas du tout, il faisait de la chimie ; que dirait-il si nous lui répondions par des vers semblables à ceux-ci ? nous en aurions le droit :

Tityre est au vallon, son chien vert l’accompagne,
Et ses pourceaux d’azur paissent sur la montagne.

Virgile n’avait pas prévu les pourceaux d’azur.

À propos d’expériences et de quadrupèdes, un chimiste fameux vient de faire l’essai de différents poisons sur différents caniches dévoués par leur laideur à être sacrifiés sur les autels de la science. L’un d’eux, plus heureux que les autres, tomba sur le jour des contre-poisons ; on l’empoisonna… bien !… puis on le désempoisonna ; le lendemain on voulut le réempoisonner, mais c’était un chien savant et il avait pénétré les secrets de la science : il ne voulut rien accepter, ni acétate de morphine, ni belladone, ni acide prussique, il ne voulut goûter aucune de ces friandises. On lui offrit des mets moins recherchés, du pain et de la viande… Il refusa : c’était un chien philosophe, il avait pénétré les secrets du cœur humain. Son maître… (cela peut-il s’appeler un maître !) son propriétaire eut l’idée, pour le rassurer, de porter à ses lèvres le morceau de pain qu’il lui présentait et d’en manger quelques miettes. Alors le chien sauta sur lui et mangea ses restes ; on lui donna à boire de l’eau dans une tasse, — il refusa de boire… mais quand, pour remplir les carafes, on eut ouvert le robinet de la fontaine, il s’élança vers la fontaine et se mit à laper l’eau limpide qui tombait du robinet. Depuis ce temps, chaque jour il agit de même, ne mangeant qu’après son maître ce que son maître a goûté, ne buvant que l’eau qui sert de boisson à tout le monde ; du reste, caressant, gai, joyeux, comme le serait un chien favori. On ne se douterait guère en voyant sauter dans la cour ce caniche soupçonneux qu’il a absolument les mêmes préoccupations que le roi Louis XI… et, il faut être juste, Louis XI supportait cette situation-là avec moins de grandeur ; il avait l’esprit plus faible ; il croyait qu’on voulait le tuer, et il était triste ; il n’était pas maître de ses terreurs. Peut-être ses terreurs ne venaient-elles que de ses remords ; peut-être la magnanimité de ce caniche vient-elle de son innocence ! Un sort fatal n’est-il donc réellement redoutable qu’alors qu’on l’a mérité ? Nous livrons ces réflexions au jugement des philosophes ; nous vous dirons seulement que les précautions de ce pauvre chien sont désormais inutiles : on lui laissera la vie pour prix de son intelligence. Les animaux sont plus heureux que les hommes : l’esprit les sauve quelquefois !

Pendant que les savants font des expériences, les élégants boivent, dansent, jouent et babillent ; et c’est une existence incomparable et enivrante que cette existence parisienne, où les travaux sérieux et les plaisirs frivoles se mêlent si naturellement. Dans ce moment, les bals du matin viennent en aide aux bals du soir. Il est impossible de voir rien de plus joli qu’un bal du matin. Le bal de lundi dernier, qui avait été précédé de tant d’angoisses, a parfaitement réussi malgré l’orage de la veille ; le temps était superbe, le coup d’œil était charmant. On dansait sur un frais gazon à l’ombre de ces grands arbres qui deviennent si rares, restes précieux de l’ancienne magnificence aristocratique, vieux témoins des fêtes d’autrefois qui sont le plus bel ornement des fêtes d’aujourd’hui. Et toutes ces femmes si jolies, parées de robes de toutes couleurs, coiffées de légères capotes de crêpe, d’élégants chapeaux de paille, tournant, valsant, passant et repassant à travers ces touffes de fleurs, c’était un effet magique, un ballet d’opéra sans coulisses, sans trappes, sans rouge et sans danses académiques. Le déjeuner était servi sous une tente, et le banquet lui-même formait le tableau le plus gracieux. Dans les sombres allées on rencontrait des ambassadeurs qui causaient politique, tout en admirant la noble démarche de la belle madame B..ing, la ravissante beauté de l’aimable princesse G… Un bosquet d’ambassadeurs, direz-vous, cela n’est pas très-champêtre ; non, mais comme c’est flatteur ! il y avait derrière la tente un bois mystérieux tout peuplé de marmitons ; voilà qui est encore moins champêtre, mais qui, pour les esprits positifs, est peut-être encore plus flatteur. Ce bosquet de marmitons était parfaitement caché : et il faut notre perspicacité pour l’avoir su découvrir. Le service se faisait si merveilleusement, qu’on ne voyait nul serviteur aller ni venir, cela tenait du prodige : nous avons voulu avoir le mot de l’énigme, et à force de recherches nous avons découvert dans une forêt obscure le nid de marmitons. On a dîné là, sous les arbres, dans des corbeilles de fleurs ; on a dansé depuis deux heures jusqu’à huit heures, ensuite on est allé avec ses danseurs au spectacle, et puis on est revenu souper chez soi à minuit avec toute sa société. Jamais journée n’avait été plus agréable, jamais fête n’avait paru mieux ordonnée et plus naturellement splendide. Paris était là dans tout son luxe et dans toute son élégance ; et les provinciaux qui s’imaginent avoir vu Paris… et qui n’ont pas assisté à un bal du matin chez une grande dame étrangère !… C’est là qu’il faut aller étudier Paris et les Parisiens.