Lettres parisiennes/Année 1844/08


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1844

LETTRE HUITIÈME.

Courses au Champ de Mars. — Les carreaux. — Le palais de l’Industrie. — L’Académie. — Une lecture de drame. — Tout le monde dort, excepté un sourd. — Les gentlemen pompiers. — Personne ne veut quitter Paris.
4 mai 1844.

Courses fashionables au Champ de Mars, fête populaire aux Champs-Élysées, fête royale aux Tuileries, solennité industrielle, solennité académique, invasion provinciale, émulation parisienne, désastre dans la capitale et désastre dans la banlieue, rien n’a manqué à cette semaine pour la rendre mémorable, pour en faire le sujet des commérages empressés. Malheureusement, depuis huit jours, nous sommes garde-malade et nous n’avons rien vu par nous-même ; nous en sommes donc réduit à questionner nos amis pour obtenir d’eux quelques détails sur tous ces grands événements.

Premier ami, c’est un original ; première question : Les courses ont-elles été belles ?

— Affreuses.

— Qu’avez-vous vu là ?

— Rien.

— Qu’y avait-il ?

— De la poussière.

— Et puis ?

— De la fumée.

— Mais il y avait de jolies femmes ?

— Il n’y avait pas de femmes.

— Comment, pas de femmes !… et dans les pavillons ?

— Ce n’étaient pas des femmes.

— Qu’était-ce donc ?

— Des caricatures de Grandville.

— Mais ces femmes, quoique laides, étaient élégantes ?

— Elles étaient vêtues de matelas.

— Quelle folie ! de matelas ?

— L’une avait une robe de soie à grands carreaux rouges et blancs.

— Ah ! oui, c’est la mode.

— L’autre avait une robe de mousseline à grands carreaux blancs et bleus, pur matelas.

— Et les écharpes ? Je suis chargé d’envoyer en province deux écharpes nouvelles : comment sont celles de nos merveilleuses ?

— À carreaux rouges et blancs.

— Et les ceintures ? Voilà qu’on annonce un bal du matin pour la semaine prochaine, et les bals du matin exigent les plus jolis rubans.

— Les rubans sont à carreaux blancs et bleus.

— Et les cravates ?

— Les cravates d’homme, elles sont à carreaux rouges et blancs.

— Et les gilets ?

— Les gilets ?… Ils sont à carreaux blancs et bleus.

— Ah ! mais toujours des carreaux ! c’est monotone.

— Je ne plaisante pas. Toutes les étoffes, cette année, ont pour unique dessin des carreaux ; elles imitent la toile à matelas à s’y méprendre ; l’illusion est complète, mais on pourrait désirer une autre illusion. Cette conspiration des fabricants est ingénieuse ; elle leur sera profitable. L’abus excessif amène le changement prématuré ; une robe de bon goût et d’un dessin distingué peut se porter toute une saison ; tandis qu’une mode exagérée se tolère à peine quelques jours. Dans un mois on ne pourra plus voir les robes à carreaux ; il faudra bien en acheter d’autres. Le calcul est bon. Hier déjà, la charmante madame R… a juré qu’elle ne remettrait plus jamais sa robe de soie blanche à carreaux rouges ; mais aussi comme on l’a persécutée à cause de cette robe ! « Riez donc un peu, Clotilde, lui disait sa mère ; on n’a pas le droit d’être mélancolique avec une robe comme celle-là. — Mais vous savez bien que je ne suis pas rieuse, reprenait la jeune femme en levant sur sa mère ses beaux yeux noirs empreints d’une si tendre langueur, d’une si ardente tristesse. — Sans doute, mais aujourd’hui vous devez être folâtre ; il faut toujours avoir la figure de son costume ; avec votre air sérieux et votre robe à carreaux rouges, vous avez l’air d’un paillasse qui a éprouvé des malheurs… » Le mot est bien sévère.

Deuxième ami ; deuxième question : La fête populaire aux Champs-Élysées.

— Qu’avez-vous remarqué de nouveau cette année dans la littérature de plein vent ?

— Les transformations innombrables des Mystères de Paris. On vous les offre partout, en pantomime et en pain d’épice. Je me suis arrêté devant une baraque dont l’affiche pompeuse représentait tous les personnages de ce roman célèbre : on y lisait ces mots : Mystères de Paris, par Eugène Sue, scène mimique par M. Julien. Et ce même M. Julien figurait tour à tour la Goualeuse, Jacques Ferrand, Rigolette, Pipelet, madame d’Harville, le Maître d’école, lady Sarah et Tortillard. Le public exercé reconnaissait à l’instant tous ces personnages ; moi, je l’avoue, dans chacun d’eux je n’ai jamais très-bien reconnu que M. Julien. Cela se passait au son d’une musique agréable : c’était la seule nouveauté.

Troisième ami ; troisième question : Concert aux Tuileries en l’honneur de madame la duchesse de Kent.

— Qui donc chantait à ce concert ?

— Duprez, Barroilhet, Levasseur, Massol, M. et madame Balfe, et madame Dorus, qui a eu beaucoup de succès.

— Avez-vous remarqué là de bien belles femmes ?

— Oui, plusieurs qui étaient très-jolies, et une qui était trop belle.

— Comment est-on trop belle ?

— Quand on a une taille d’un mètre quatre-vingt-quinze centimètres, et que l’on dépasse de toute la hauteur de sa guirlande les plus grands officiers de carabiniers.

— Les parures étaient-elles brillantes ?

— Un peu trop simples ; le côté des femmes manquait de panaches.

— Mais il y avait beaucoup de diamants ?

— Ce n’est pas la saison.

— Comment était madame la duchesse de Kent ?

— Elle était en noir.

— Et madame la duchesse de Nemours ?

— Elle était tout en rose, coiffée avec des marabouts roses ; tout le monde l’admirait, jamais elle n’avait paru plus belle.

— Vous n’aviez pas vu le roi depuis quelque temps, comment l’avez-vous trouvé ?

— Je l’ai trouvé rajeuni ; il est resté une heure debout par plaisir, ce que j’ai eu bien de la peine à faire, moi, par devoir.

— Avait-on prié beaucoup de monde ?

— Six cents personnes. Tous les hommes étaient en grand uniforme : le coup d’œil était fort beau, il n’y avait pas un seul député.

— Mais il y en avait soixante d’invités ?

— Alors on avait choisi ceux qui ont des habits de conseillers d’État, d’académiciens, enfin ceux que protège un feuillage quelconque.

— Mais j’ai vu, moi, M. X… qui revenait des Tuileries et qui était en frac.

— Ah !… c’est excellent : je l’ai pris pour un chanteur. Je me disais aussi : Voilà un chanteur qui ressemble bien à M. X… ; car vous savez qu’il n’y avait que les musiciens qui ne fussent pas en uniforme. Toutes ces broderies faisaient un superbe effet ; il y avait là force diplomates et voyageurs de tous les pays ; les indigènes étaient peut-être trop en minorité : cela avait bien l’air d’une cour, c’est ce qu’on voulait ; mais d’une cour étrangère, c’est, il faut l’espérer, ce qu’on ne voudrait pas.

Quatrième ami ; quatrième question : Inauguration du palais de l’Industrie.

— Vous étiez à l’ouverture des galeries ; qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?

— C’est que les galeries n’étaient pas ouvertes.

— Mais enfin vous avez vu quelque chose ?

— J’ai vu beaucoup d’ouvriers qui montaient sur des échelles pour atteindre à des objets élevés ; je connaissais déjà cette industrie.

— On dit que les cristaux sont admirables ?

— De toute beauté ; il y a, entre autres, deux vases de cristal doré d’une grandeur improbable. Il y a un billard rond.

— Ce n’est pas nouveau ! il y a toujours un billard rond. Allons, allons, vous n’avez rien vu.

— Eh ! c’est tout ce qu’on pouvait voir.

Admettre scrupuleusement le public à constater par lui-même que rien n’est prêt pour le jour indiqué, cela s’appelle de l’exactitude.

Cinquième ami ; cinquième question : Séance de l’Académie.

— Ah ! que vous avez bien fait de n’y pas venir ; c’était assommant !

Survient un sixième ami ; il ajoute :

— Ma foi, vous avez eu tort de ne pas venir à cette séance ; c’était très-intéressant.

Nous croyons remarquer une légère nuance entre ces deux opinions de nos deux amis. Peut-être que leur manière d’écouter n’est pas la même, peut-être que l’un est un adversaire du 1er mars, peut-être que l’autre est un parent de M. de Rémusat ? Il faut si peu de chose pour tromper l’oreille qui juge, et la politique a des effets d’acoustique si étranges ! Cette diversité dans les opinions sur le même discours prononcé nous rappelle une lecture qui a été faite dernièrement chez un bas bleu non célèbre. On lisait un drame en cinq actes très-ennuyeux ; dans l’auditoire tout le monde dormait, tout le monde… excepté une seule personne : c’était un sourd que ses efforts pour avoir l’air d’entendre, ses airs fins, ses sourires forcés, ses regards volontairement étincelants, avaient tenu éveillé. Le lendemain chacun s’écriait : « C’était assommant ! » lui seul s’écriait : « C’était fort intéressant ! » et lorsqu’en parlant de ce sourd on disait à un des dormeurs : « Mais monsieur un tel n’a pas dormi, lui, à la lecture de ce drame, » le malin dormeur répondait : « Je crois bien, il ne l’entendait pas ! »

— Et l’incendie de la rue Neuve-Coquenard ?

— C’était un spectacle douloureusement admirable, comme le sont tous les incendies ; ce qui distinguait celui-ci des autres, c’est la qualité des aides-pompiers. Le feu a pris à l’heure où les élégants se promènent sur le boulevard des Italiens. Une lueur superbe et cependant sinistre les a conduits jusqu’au lieu du danger, et bien vite ils se sont mis à faire la chaîne et à porter des seaux d’eau avec leurs gants blancs, et la plupart en costume de bal. Ils ont travaillé ainsi jusqu’à trois heures du matin. Tous ces beaux messieurs s’empressant avec tant de zèle pour sauver du feu les baraques de quelques pauvres ouvriers, cela faisait plaisir à voir ; il n’y avait pourtant là rien que de très-naturel : mais dans un temps de parfaite civilisation comme le nôtre, les sentiments de bonne et simple nature sont si rares, qu’on ne peut s’empêcher de les admirer ; ce qui n’est point flatteur.

Cet incendie ressemblait à celui du bazar Boufflers par la brillante compagnie qu’il avait attirée ; mais il n’y avait pas là les blanches statues qui ornaient le bazar et qui minaudaient si plaisamment au milieu du feu. C’était un effet magique, nous ne l’oublierons jamais. Terpsichore, joyeuse, couronnée d’étincelles, dansait sur la fournaise et déployait toutes ses grâces, comme pour séduire les pompiers, tandis qu’au contraire la modeste Vénus de Médicis s’enveloppait de chastes flammes pour se dérober aux regards de ses sauveurs, et, nouvelle Virginie de l’incendie, semblait imiter dans son héroïque pudeur la Virginie du naufrage.

Mais quel mystérieux élément que le feu ! il suffit d’une étincelle pour allumer un incendie, et il faut quelquefois des heures entières pour allumer un foyer. Le feu prend facilement partout, excepté dans les appareils combinés exprès pour le faire prendre plus vite ; tout brûle, excepté le bois à brûler.

Voici les détails que nous ont donnés nos amis ; par nous-même nous ne savons que des nouvelles négatives. Le théâtre espagnol, si superbement annoncé, ne donnera point de représentations, faute de prima donna. — On ne jouera pas le Barbier de Séville chez madame de C… — Il n’y aura point de grande fête chez madame l’ambassadrice d’Angleterre pour madame la duchesse de Kent : il n’y aura qu’un petit bal mercredi prochain, si toutefois il peut y avoir de petits bals à l’ambassade d’Angleterre. — L’émigration parisienne n’a pas lieu ce printemps ; on ne part point et l’on ne parle point de partir ; les gens qui ordinairement quittaient Paris aux premières fleurs s’y établissent en vrais Parisiens : ils font faire un ameublement d’été ; personne ne prononce les mots de maisons de campagne, de terres, de Vichy, de Bade ; chacun semble avoir oublié qu’il a des châteaux, des fermes, des rhumatismes… Et la capitale, heureuse, est reconnaissante de ces tendres soins, et, comme une femme aimée, elle s’embellit du fidèle hommage qu’on lui rend. Ses promenades brillantes étalent, dans toutes leurs variétés, ses douze populations bien distinctes : ses magnifiques chevaux, ses riches voitures se croisent et s’entre-croisent de toutes parts avec un opulent désordre ; ses mille boutiques pavoisées font flotter leurs mille drapeaux ; ses fontaines jaillissent ; ses lampes étincellent. Oh ! oui, la capitale est bien belle depuis huit jours : elle se drape de riches étoffes, elle se couronne de fleurs, elle s’enveloppe de clartés. On se pare avec tant de bonheur quand on est sûre de plaire ! on a tant de force et de courage pour retenir ceux qui ne veulent pas vous quitter !