Lettres parisiennes/Année 1844/06


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1844

LETTRE SIXIÈME.

Le dandy parisien. — Fumer, jouer, manger, voilà toute sa vie. — Joueurs machiavéliques. — Martingales sur le cœur humain. — Les excellents buveurs. — Où sont donc les jolies femmes ? — Bal de l’ambassade de Belgique. — Un mot charmant de M. Thiers.
20 avril 1844.

Après les jours de jeûne, d’humilité et de pénitence, Paris s’est relevé plus fier et plus brillant que jamais. Le printemps l’enivre, il se pavane au soleil, il fait de la boue avec la poussière, il est content ; car, pour cette ville d’élégance perfectionnée et de luxe merveilleux, il n’y a que deux saisons : celle où la boue est involontaire, c’est la mauvaise saison ; celle où la boue est volontaire, c’est la belle saison.

Et le jeune Paris se promène sur ses boulevards consciencieusement arrosés ; et quand il a joyeusement passé toute sa journée à se promener sans but comme un rentier, il s’en va dans quelque beau café doré passer toute sa soirée et toute sa nuit à manger comme un ogre ou comme une garde-malade, à boire comme un templier ou comme une gouvernante anglaise, à jouer comme un vieux diplomate et à fumer comme un poêle.

Telle est l’existence d’un jeune Parisien qui se respecte. Le grand poëte a dit :

Aimer, prier, chanter, voilà toute ma vie.

Le brillant Parisien traduit à sa façon ce vers ravissant :

Fumer, jouer, manger, voilà toute ma vie.


Et ce n’est pas avec insouciance et par étourderie qu’il mène cette vie-là : chez un peuple atteint de constitutionnalité, tout est sérieux, et particulièrement le plaisir ; on n’y traite rien avec légèreté. Pour le jeune Parisien, fumer n’est pas un délassement, c’est un travail ; jouer n’est pas une passion, c’est une affaire ; manger n’est pas un plaisir, c’est une science. Il mange par principes et avec méthode ; il médite le matin le dîner qu’il doit manger et juger le soir. À vingt ans, il est déjà un grand connaisseur en l’art culinaire ; il méprise déjà le vol-au-vent paternel et la charlotte de famille ; présomptueux enfant, il ne sait rien encore des choses de la vie… ; profond gastronome, les sauces de la civilisation n’ont déjà plus rien à lui apprendre.

Le Parisien est précoce en tout ; si à vingt ans il est un savant gastronome, à vingt-cinq ans il sera aussi un joueur consommé. Le jeu n’est plus comme autrefois une audacieuse gageure, une violente émotion demandée au hasard, ou plutôt une interrogation courageuse adressée à l’oracle, dont on attend la réponse avec une anxiété pleine de terreur et de charme… Ivresse poétique, angoisse délicieuse que George Sand a dépeinte avec tant de génie dans une des plus éloquentes pages de Lélia… Le jeu, aujourd’hui, est une spéculation froide et malveillante contre des caractères connus ; c’est l’exploitation déloyale de défauts traîtreusement observés dans des intimités hostiles, de qualités perfidement excitées dans le commerce d’une prétendue amitié, et dont on se sert au jour de la lutte pour vaincre son adversaire par ce qu’on a découvert en lui de faible ou de généreux.

Dans les jeux publics et de hasard, on luttait contre une banque, c’est-à-dire contre un être abstrait et collectif, mystérieux comme le sphinx, impassible comme le destin. Le combat était sincère. Vous étiez heureux ou malheureux, toute la question était là. Maintenant on lutte contre des camarades de plaisirs, et quelquefois contre des amis ; et les jeux que l’on joue sont des jeux de combinaison. Il s’agit moins alors d’être heureux que d’être habile, et moins encore d’être habile que d’être effronté. Dans cette lutte, ce ne sont pas les cartes qui sont en présence, ce sont les caractères, et les plus délicats sont toujours les plus malheureux. Si vous êtes physionomiste, ne pariez jamais toute une soirée pour de certains profils. Voilà un noble front qui sera longtemps soucieux ; avec ce sourire plein de franchise, on ne gagne jamais de grosses sommes. Voici, au contraire, près de vous, un regard faux et malin avec lequel vous pouvez vous engager. Pariez pour lui hardiment : il saura bien, toujours et malgré tout, forcer le sort à lui devenir favorable. Son moyen est bien simple : quand il perd… il aime la nuit, il ne sait vivre que la nuit… « Ce sont, dit-il, les niais qui vivent le jour ; il n’y a que les bourgeois et les sauvages qui adorent le soleil ! » Ce qui lui plaît à lui, c’est la clarté des lustres ; il n’est buveur, amant, poëte que la nuit ; et, tout en chantant : La belle nuit ! il vous force à boire et à jouer jusqu’au jour, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il ait regagné tout l’argent qu’il avait perdu… Quand il gagne… c’est autre chose : il est sombre et silencieux ; il ne sait pourquoi… mais depuis quelque temps, il est souvent et tout à coup saisi d’étourdissements qui l’inquiètent ; il ouvre la fenêtre, il se promène dans le jardin… ou sur la terrasse. On lui propose de revenir jouer… « Tout à l’heure, » répond-il d’une voix intelligemment affaiblie… Un autre prend sa place ; il se laisse oublier pendant un moment ; et puis, si une discussion violente s’élève parmi les joueurs, il profite du tumulte pour prendre son chapeau et s’en aller. Sa santé continuera à être chancelante encore pendant une semaine ou deux, à moins qu’une mauvaise veine ne le guérisse soudain ; et, le plus naïvement du monde, il recommencera à vous dire qu’il aime la nuit, rien que la nuit, que ce régime sévère ne lui vaut rien, et que le seul remède à ses souffrances est une bonne nuit passée à boire et à jouer. Nous ferions un volume si nous voulions raconter toutes les ruses de nos joueurs modernes ; ce serait tout un traité de psychologie, de diplomatie et de politique, que Machiavel lui-même ne désavouerait point. Voilà pourquoi un joueur de vingt-cinq ans est déjà un vieil observateur désenchanté. Rien ne vieillit plus vite l’esprit que cette laide science des passions, que cette étude intéressée des caractères. Hélas ! c’est se ruiner à jamais en illusions que de s’enrichir de la sorte par ces honteuses martingales sur le cœur humain !

Les jeux particuliers font regretter les jeux publics. Le hasard contrôlé, c’est ce qu’il y avait de moins dangereux. Mais l’hypocrisie constitutionnelle est le contraire de la saine morale ; nos sages puritains, en supprimant les jeux, ne se sont pas demandé s’ils supprimaient le jeu ; l’important pour eux n’était pas de réprimer une passion funeste, mais de s’ôter bien vite les moyens de la surveiller ; car, dans leur naïveté législative, ils ont confondu la surveillance avec la complicité. Ce qui nous étonne, c’est qu’avec des scrupules si ingénieux et des délicatesses si intelligentes, on n’ait pas encore supprimé les égouts. En effet, n’est-il pas indigne d’un gouvernement moral de conserver la direction de ces fleuves immondes ? et, d’ailleurs, dans ce beau siècle de libertés, n’est-il pas temps enfin de proclamer la plus belle de toutes : la liberté de la fange ?

Si nous parlons ainsi du jeu, c’est que jamais, à aucune époque, on n’a joué avec plus de fureur qu’aujourd’hui. La mode aussi est de boire follement, nouveau moyen de succès pour des joueurs habiles ; ils boivent de l’eau, et choisissent de préférence des adversaires favorisés de Bacchus. Par malheur, et grâce au progrès de la civilisation et de la chimie, on a trouvé des combinaisons savantes qui permettent de boire beaucoup sans trop se griser. Rien n’est plus perfide et plus fatal que cette étrange situation d’esprit où se trouvent plongés les vaillants buveurs de profession. C’est un juste milieu entre la veille et le sommeil, la raison et la folie, le jour et la nuit ; et pendant ce crépuscule de l’intelligence, on fait cent maladresses irréparables. On a juste ce qu’il faut de sang-froid pour accomplir des actions qu’on n’a plus assez de bon sens pour diriger. On peut marcher droit, mais on ne sait pas précisément où l’on va ; on peut jouer hardiment, mais on ne comprend plus bien le jeu ; on peut aller convenablement dans le monde, mais on n’y sait dire que des balourdises ; et comme on n’a pas l’air d’être gris, on a l’air bête, ce qui est bien plus fâcheux. Nous n’aimons pas du tout ces excellents buveurs.

— Vous aimez peut-être mieux les mauvais ?

— Oui, nous préférons de beaucoup ceux qui ne peuvent boire trois verres de vin sans tomber sous la table.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’ils y restent. Un homme ivre n’est jamais plus à son avantage que sous la table du festin, que sur le pavé de la rue. C’est là sa place, c’est là qu’il saura se faire respecter ; car l’on n’a jamais le droit de blâmer ceux qui savent rester à leur place. Que vient-il faire dans nos salons ? Pourquoi troubler nos fêtes de ses préoccupations inquiètes ? Dans le monde, il est permis d’être dangereux ; mais périlleux, jamais.

Le jeu, le vin et les belles, la transition est naturellement trouvée. Nous voudrions vous parler des belles, mais il n’y en a pas. Chacun vous dira que dans le monde, cette année, il y a peu de très-jolies femmes, mais il y en a beaucoup de très-laides : c’est une compensation. L’aspect des théâtres est affreux ! Pendant l’hiver entier, le Théâtre-Italien, autrefois le rendez-vous des beautés à la mode, a été livré aux difformités de tous les pays. À la sortie du spectacle, dans le vestibule, on découvrait encore çà et là quelques charmants visages sous les capuchons de velours noir, sous les burnous de cachemire blanc ; mais dans la salle, ces rares beautés disparaissaient dans l’ombre que répandaient sur elles ces laideurs en majorité. Figurez-vous des rangées entières de vieilles femmes coiffées de turbans, et quels turbans ! Cela n’avait pas l’air d’une assemblée de dilettanti savourant une douce harmonie ; cela ressemblait à un tribunal de vieux cadis rendant la justice : c’était imposant, mais ce n’était pas beau. Du reste, dans la salle du Théâtre-Italien, on ne voit plus un jeune homme ; à peine quelque fils respectueux vient-il accompagner sa mère ; le balcon appartient à des hommes graves, l’orchestre à des hommes mûrs. Les jeunes gens n’aiment donc pas la musique ? Ils doivent l’aimer ; peut-être n’aiment-ils pas les vieux cadis !

À l’Opéra-Comique, les femmes ne sont pas plus jolies, mais elles sont moins parées : c’est toujours cela. Les turbans sont remplacés par ces bonnets trop longtemps à la mode, dits bonnets à la paysanne. La salle ressemble à un marché de fermières. Les jours où l’on donne l’amusant opéra de Cagliostro, ou bien la ravissante Sirène, le coup d’œil est assez agréable : toutes ces paysannes sont animées et souriantes : c’est joli. Mais quand on joue le Déserteur, toutes ces fermières qui sanglotent, ces trois cents Perrettes qui viennent de renverser leur pot au lait en même temps, c’est fort triste ; ce désespoir universel dans un village paraît exagéré.

Au Théâtre-Français, il n’y a que des étrangers et des gens de province ; chaque spectateur tient à la main la pièce qu’on joue. La reprise du Voyage à Dieppe fait fureur. Provost et Régnier sont admirables de naïveté et de verve ; ils excitent à chaque geste, à chaque mot, de formidables éclats de rire. L’École des femmes et la Critique de l’École des femmes, jouées avec la plus rare perfection, composent aussi un spectacle ravissant que les amateurs de la bonne comédie vont écouter avec délices. Et pourtant les petites-maîtresses du grand monde n’ont jamais eu l’idée d’aller voir ces comédies-là ; le langage de Molière leur semble trop grossier ; elles préfèrent le style du Palais-Royal, c’est plus délicat. C’est là que chaque soir elles courent avec empressement, c’est là qu’elles minaudent, un flacon anglais à la main, coiffées d’un fond de bonnet orné d’une rose sans feuilles et sans tige plaquée de chaque côté de la tête et figurant deux oreilles. Elles ont mille raisons d’aller à ce théâtre, où les acteurs sont excellents et les pièces fort amusantes ; mais elles pourraient bien aussi aller entendre Molière et ne pas tant dire qu’elles le savent par cœur, quand elles prouvent par leur ignorance et surtout par leurs ridicules qu’elles ne l’ont pas encore lu : car si elles pouvaient répéter de mémoire les sottes critiques de la sotte Climène, elles les répéteraient moins souvent de nature.

L’Opéra est l’asile des souvenirs ; là des hommes qui ont été beaux passent leur soirée à lorgner des femmes qui ont été belles. L’aspect de cette salle un peu grave n’est pas cependant sans charme et sans dignité. C’est la grandeur de Rome, d’Athènes, de Palmyre, de Balbek, de Thèbes… C’est la majesté du passé.

Mais où sont donc les jolies femmes, les femmes bien mises, d’une élégance irréprochable ? À quel théâtre les voit-on ? — On les voit aux Variétés. Là sont réunies les femmes vraiment jolies, aux manières distinguées, à la taille svelte et gracieuse. Sous de charmantes capotes de crêpe blanc, sous de légers chapeaux de paille se cachent les regards les plus doux, les traits les plus fins ; ce sont de ravissantes beautés de keepsake, des physionomies de roman, des chevelures ossianiques, des pâleurs byroniennes, un mélange délicieux de fragilité et de fraîcheur, de mélancolie et de jeunesse, à troubler la plus robuste raison. — Quel est le nom de ces femmes ? On voit bien tout de suite à leur tournure que ce sont des femmes comme il faut. — N’en jurez pas. — Mais enfin leur nom ? — Je ne le sais pas toujours ; elles le choisissent elles-mêmes, et elles en changent souvent. — Quoi ! ce sont des personnages fantastiques ? Mais elles ont aussi bonne façon que nos élégantes les plus distinguées ! — Que voulez-vous, elles portent les mêmes chapeaux, elles lisent les mêmes journaux, elles aiment les mêmes héros !… or, quand on a les mêmes parures, les mêmes lectures, les mêmes aventures, on est bien près d’avoir les mêmes allures.

Cependant il faut dire, pour être juste, qu’il y avait beaucoup de femmes charmantes l’autre jour au concert de Liszt. Mais aussi tous les mondes et tous les pays s’étaient donné là rendez-vous ; chaque société s’y faisait représenter par sa beauté célèbre. Cette soirée a été admirable. La mode n’est pas inconstante, comme on le prétend ; depuis son enfance, Liszt est son favori ; elle l’a admiré naguère en l’appelant le petit Liszt, elle l’admire maintenant en le proclamant le grand Liszt : on ne peut pas appeler cela un changement. Tous les rivaux qu’on a voulu lui opposer n’ont fait que constater sa gloire. De même, c’est en vain que l’on veut détrôner Batta : la mode lui reste fidèle. On vante avec raison plusieurs artistes ses émules ; il est impossible de jouer du violoncelle avec plus de talent que Piatti et de geindre avec un plus beau style et une plus belle méthode ; mais Batta ne geint pas, il chante, et le monde aime mieux les chants réellement trouvés que les difficultés prétendument vaincues.

Ce qui était admirable, c’est le bal donné lundi par madame l’ambassadrice de Belgique. La salle de danse, bâtie exprès pour la fête, offrait un aspect tout nouveau : les murs étaient tendus d’étoffes blanches et bleues, et dans cette immense salle, il n’y avait que deux choses, des fleurs et des lumières, mais dans une quantité prodigieuse à troubler le regard ; cela ressemblait à une hallucination, à un mirage ; nous ne saurions vous expliquer cet effet : les lustres que l’on apercevait dans le lointain avaient l’air de la réflexion de ceux que l’on avait devant soi ; les fleurs ne servaient pas non plus à vous guider, il y en avait partout et elles étaient toutes pareilles ; vous disiez : « Je vais rejoindre madame une telle, je l’ai laissée assise près d’une jardinière de camélias et de lilas » Vous la cherchiez cette jardinière, mais il y en avait cent et elles étaient toutes remplies de camélias et de lilas. Vous étiez complètement dérouté ; cela faisait l’effet d’un rêve, mais du rêve le plus charmant. À cette fête, on a dansé la polka, la mazurka, et chaque danseuse tâchait d’imiter la maîtresse de la maison. C’était une excellente occasion à saisir pour prendre une leçon : où trouver un plus parfait modèle, une combinaison plus heureuse d’élégance et de distinction ? Une Lubomirska princesse de Ligne !… car les Lubomirska ont le double privilège d’être en Pologne ce que les Mortemart et les la Trémoille sont en France pour l’esprit et pour la beauté.

Voici un mot bien joli de M. Thiers. Il rencontre l’autre jour un académicien jeune encore, mais déjà dans l’âge sérieux : « Comme vous rajeunissez ! lui dit M. Thiers ; qu’avez-vous ? — Mais… rien. Allons donc… on ne rajeunit jamais sans motif. »

Gare au motif ! (Réflexion du rapporteur.)