Lettres parisiennes/Année 1844/05

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1844

LETTRE CINQUIÈME.

Semaine sainte. — Fête favorite. — Le dimanche des Rameaux. — Le jour des Rois. — Le jour de Noël. — Vers d’une jeune femme. — La puissance des images. — La branche de buis bénit. — Le cheval de bois. — Le portrait de famille.
6 avril 1844.

Chacun de nous a, parmi les fêtes de la religion qu’il professe, une fête de prédilection, un souvenir favori. Les uns préfèrent le jour de la Fête-Dieu, et regrettent ces belles processions qui jadis parcouraient la ville dans tous les sens, avec les bannières flottantes, les essaims de jeunes filles aux regards baissés, parées d’une couronne blanche, couvertes d’un long voile blanc, et les bataillons d’enfants de chœur étalant avec orgueil au soleil leurs robes écarlate ; et puis les tentures des balcons, les magnifiques reposoirs ornés de candélabres superbes, de vases précieux, de fleurs et de dentelles, opulentes hôtelleries préparées par les seigneurs de la terre pour recevoir dans sa course bienfaisante le voyageur divin, roi des cieux ! Cérémonie poétique entre toutes les cérémonies, où l’on prie avec des parfums, où la vapeur de l’encens s’unit à la senteur des roses dans un hommage si doux, que le fidèle lui-même en est enivré.

D’autres esprits, disons mieux, d’autres cœurs affectionnent le jour de l’Assomption. Pour eux, la céleste Marie est l’idéal suprême ; elle brille de tous les rayonnements, beauté, pureté, amour ; elle commande par tous les prestiges, elle joint l’imposante chasteté de la jeune fille à l’auguste dignité de la mère ; elle est puissante par sa grâce, impérieuse par sa douceur ; elle n’a d’effrayant que son innocence, et cependant c’est à elle encore que l’on vient demander le pardon de fautes qu’elle ignore et que l’on n’oserait confesser à sa candeur.

Pour les jeunes femmes, la fête de Noël est une fête chérie : ce bel enfant qui vient de naître séduit leurs yeux ; elles éprouvent pour lui un sentiment qui ressemble à de l’amour maternel ; la pensée de la divinité ajoute peu de chose à cette tendre adoration ; qu’importe que ce soit un Dieu ? c’est un enfant, cela suffit ; aux cœurs des femmes le Sauveur du monde parle moins que l’enfant Jésus. Cette fête de Noël est si touchante, qu’elle a rendu poëte une de nos amies, fort ignorante jusqu’à ce jour dans l’art des vers. Voici quelques strophes d’une prière improvisée par elle il y a plusieurs années, un matin, en revenant de l’office de Noël :


LA FÊTE DE NOËL.

C’est le jour où Marie
Enfanta le Sauveur !
C’est le jour où je prie
Avec plus de ferveur.
D’un lourd chagrin mon âme
Ce jour-là se défend.
Ô Vierge ! je suis femme,
Et je n’ai point d’enfant !

Ô mère chaste et belle
Du Dieu terrible et grand,
Dans ta sainte chapelle
Je m’incline en pleurant ;
De regrets poursuivie,
Près du divin berceau
J’attache un œil d’envie
Sur ton enfant si beau.

Bénis ces larmes pures,
Et je t’apporte en vœux
Tout l’or de mes parures,
Tout l’or de mes cheveux ;
Mes plus belles couronnes,
Vierge, seront pour toi,
Si jamais tu me donnes
Un fils, un ange à moi !

Alors dans ma demeure
Le plaisir renaîtrait,
Et la femme qui pleure,
Pour l’enfant, chanterait.
De ma gaieté ravie
Célébrant le retour,
Je vivrais… et ma vie
Serait toute d’amour.


Illusion perdue,
Beau rêve défloré,
Tu me serais rendue
Par l’enfant adoré.
Noble orgueil, sainte gloire
De l’amour innocent,
À vous je pourrais croire
Encore, en l’embrassant.

Loin des pièges du monde
Je fuirais avec lui ;
Et cette tête blonde
Deviendrait mon appui.
Sans amour sur la terre,
Le cœur est désarmé ;
Oh ! c’est un guide austère
Qu’un enfant bien-aimé.

Je verrais sans tristesse,
Implacable en son cours,
Le temps avec vitesse
Emporter mes beaux jours.
De mes grâces fanées
Je ne défendrais rien…
Que seraient mes années ?
Son âge, et non le mien.

Enfin je pourrai même
Voir s’éloigner de moi
L’ingrat époux que j’aime,
Et lui garder ma foi.
Pas une plainte amère !
Ma douleur se taira…
Je dirai : Je suis mère,
Courage, il reviendra !


Le jour des Rois est aussi une fête d’une admirable poésie. Ces rois superbes, prosternés devant l’humble crèche, la puissance humaine s’humiliant devant la gloire divine, la couronne s’effaçant devant l’auréole ; toutes ces images à la fois imposantes et gracieuses frappent l’esprit par leur signification profonde, et charment les yeux par leur naïve grandeur.

L’Épiphanie est de plus une fête des foyers. Réunion joyeuse, bruyante de cris moqueurs, de rires enfantins. On la célèbre avec bonheur, tant que la famille est complète ; mais, hélas ! quand au banquet de l’aïeule on compte des places vides, ce jour de fête n’est plus qu’un jour de deuil.

Notre fête de prédilection, à nous, c’est le dimanche des Rameaux, que l’on appelait autrefois Pâques demandé, et que l’on appelle encore Pâques fleuries. Nous ne saurions dire quel attendrissement presque puéril nous fait éprouver la vue d’une branche de buis bénit. À Rome, les rameaux sont des palmes, de véritables palmes que l’on fait venir par charretées des environs de Gênes. Dieu sait si nous aimons les palmiers, et quel profond respect nous inspire cet arbre biblique, ce panache sacré qui représente à lui seul toute la poésie de l’Orient ; et pourtant les souvenirs de l’enfance sont si puissants, que ces belles palmes romaines que le saint-père lui-même avait bénites nous ont produit peu d’effet, et que nous leur préférons mille fois la plus petite branche de l’humble buis parisien.

Dimanche dernier, les habitants de la grande ville semblaient tous penser comme nous. Les cochers des voitures publiques avaient orné les colliers de leurs chevaux d’un rameau bénit, les enfants avaient paré leurs chapeaux d’une légère branche de buis bénit, et les femmes en revenant de l’église rapportaient par ramées une provision de buis bénit, quelquefois trop forte pour leur petite main ; et chacun attachait une idée, une croyance, un souvenir, à cette palme bourgeoise qu’il allait suspendre près d’un objet révéré : celui-ci au-dessus du portrait de sa mère, celui-là (il faut bien le dire) au-dessus du portrait de Napoléon, celle-là au-dessus de son bénitier, celle-ci au-dessus de l’image de sa patronne. Quelle folie ! disent les philosophes. Pourquoi rendre un culte à ce vilain arbuste qui ne demande même pas de culture et qui n’est bon qu’à faire des peignes et des tabatières ! Car ils sont bien heureux, les philosophes ! ils ne doutent jamais d’eux-mêmes ; leurs superbes résolutions, leurs grandes pensées, sont toujours présentes à leur esprit ; ils n’ont pas besoin que les objets extérieurs viennent obligeamment les leur rappeler. À quoi bon l’image à ceux que n’abandonne jamais l’idée ? à quoi bon le souvenir sauveur à ceux que n’égare jamais l’oubli ? Nous l’avouons, nous n’avons pas cette force d’âme. Dans nos jours de vague et de découragement, il faut souvent qu’une image sainte, un souvenir sacré, viennent nous assister ; quand notre pensée se trouble, c’est par les yeux que la raison nous revient, et nous confessons d’autant plus facilement cette faiblesse, que nous l’avons observée chez plusieurs esprits d’une grande supériorité. Une femme célèbre par son courage nous racontait qu’un jour elle avait été sauvée d’une mort terrible et coupable par un hasard plaisant. Elle venait d’apprendre une affreuse nouvelle, elle éprouvait un de ces désespoirs sans bornes qui vous montrent un avenir sans refuge ; dans le vertige de la douleur, elle résolut de mourir : car la mort, pour elle, c’était la fuite ; fermer éternellement les yeux, c’était ne plus voir l’horizon menaçant. « J’étais folle, nous disait-elle ; j’avais tout oublié, je n’étais plus capable que d’un seul calcul, je pensais avec joie que je demeurais au second étage, au-dessus d’un appartement très-élevé, et qu’en me jetant par la fenêtre, ma chute serait mortelle ; et je courus vers la fenêtre…. Mais, pour l’ouvrir, il fallait détourner un cheval de bois, un cheval à bascule : c’était le joujou de mon fils. En le voyant, je m’arrêtai subitement ; un poignant remords me serra le cœur. Que vous dirai-je ? je n’eus pas le courage de détourner ce cheval et d’ouvrir la fenêtre ; je tombai à genoux et je m’évanouis ; on me releva au pied du cheval, dont la crinière était toute baignée de mes larmes… »

Sauvée de la mort par un joujou, c’est absurde ! Riez donc, philosophes !

Un jeune homme d’une grande famille nous racontait aussi comment un soir il avait été sauvé d’une mauvaise action par un hasard. C’était à la campagne, dans le vieux château de son père. Entraîné par le plus perfide des conseillers, la jalousie, il venait d’écrire une de ces lettres chargées à mitraille qui doivent infailliblement causer d’horribles catastrophes, une de ces lettres anonymes d’autant plus dangereuses qu’elles sont signées. Pour envoyer cette lettre, il fallait faire partir un homme à cheval : le jeune furieux sonne avec violence, la sonnette se casse ; il appelle, on ne l’entend pas ; alors il prend la lumière qui lui avait servi à cacheter son odieux écrit, et il se dispose à descendre dans la cour pour donner l’ordre fatal ; mais en quittant son appartement, il lui faut traverser une longue galerie ornée des portraits de ses ancêtres : c’était en automne, à cinq heures ; il faisait déjà nuit ; la bougie qu’il portait ne jetait qu’une lueur tremblante dans l’ombre de la galerie ; il la franchit entièrement sans apercevoir aucun des portraits qui en recouvraient les murs de chaque côté et que la lumière ne pouvait éclairer directement ; mais, parvenu à l’extrémité, tout à coup il s’arrêta ; un de ses aïeux était en face de lui, il le regardait, il semblait lui dire : « Où vas-tu ? » Et cet aïeul était précisément un de ces nobles cœurs à jamais célèbres dans l’histoire des amours, par le plus pur désintéressement, par l’abnégation la plus sublime… Épouvanté à cet aspect, le jeune homme fut, pour ainsi dire, réveillé en sursaut de son cauchemar de méchanceté ; il comprit la laideur de ses projets ; il saisit bravement la lettre maudite, il la brûla sous le portrait de son aïeul en le regardant avec fierté. Figurez-vous un petit-fils de M. de Jaucourt reconnaissant le portrait de son grand-père au moment d’envoyer à la poste une lettre anonyme. Ce n’est pas cette histoire-là, mais c’est une histoire presque aussi belle.

Sauvé d’un crime par un vieux portrait mal peint ! Riez encore, philosophes !

Eh quoi ! si des jouets d’enfants, si des portraits d’ancêtres peuvent préserver du mal de faibles cœurs, comment les images de Dieu, les souvenirs de la religion n’auraient-ils pas aussi leur toute-puissance ? Comment ne nous serait-il pas permis de nous attendrir à la vue d’un rameau bénit, quand ce feuillage consacré nous rappelle un des jours les plus amèrement glorieux de la passion de notre Seigneur Jésus-Christ ? Triomphe sans illusions précurseur de l’agonie, hommage mortel dont la victime seule a le secret, acclamations d’amour dont le Sauveur comprend déjà le sens funèbre ! Avant six jours, ce peuple reconnaissant qui crie avec bonheur : Hosanna au fils de David, ce peuple demandera sa mort ; avant six jours, ces disciples défenseurs de leur maître s’enfuiront tout tremblants de peur ; avant six jours, ces apôtres, qui lui devront la gloire, rougiront de lui ; amis, flatteurs, disciples, l’auront abandonné… À l’heure du supplice, il ne lui restera que ces deux éternels courages que rien ne peut effrayer : l’amour maternel et l’amour pur.

N’est-ce pas là l’histoire de toutes les généreuses victimes, de tous les grands sacrifices ?

Ô philosophes ! avez-vous jamais imaginé rien de plus beau que ce poëme divin ? Un homme de haute intelligence nous disait dernièrement : « Dans mes jours de doute, pour m’affermir contre les taquineries des philosophes, les faux raisonnements des novateurs, je relis l’Évangile, et comme il m’est démontré que jamais l’esprit humain ne s’est élevé si haut, comme il m’est prouvé que c’est le livre le plus sublime qu’on ait jamais écrit, que cette œuvre est supérieure à tous les chefs-d’œuvre des plus célèbres génies, que ce poëme est plus beau que le Dante, que Virgile, qu’Homère…, je me dis que Dieu seul peut l’avoir dicté, que Dieu seul peut avoir empreint un langage d’une si primitive grandeur, d’une si formidable simplicité… et je me sens de nouveau convaincu, et je reviens à la croyance par l’admiration… Je fais le travail contraire sur les écrits des philosophes, et je les trouve si pauvres d’esprit, si maigres d’idées, si secs de cœur, que je les prends en dédain et me dis : C’est une trop mauvaise littérature pour être une bonne religion. Moquez-vous de moi, ajoutait-il ; ce n’est pas la foi qui me sauve, c’est le goût ! »

Et Longchamp que nous allions oublier ! Il y avait beaucoup de monde, mais plus d’étrangères que de Françaises. Depuis quelques années, le véritable jour de Longchamp est le dimanche de Quasimodo, dont nous vous parlerons. Pendant la semaine sainte, les femmes se montrent rarement en public ; elles sont à l’église pour entendre des sermons. Ce n’est qu’après Pâques, après les jours de jeûne, que l’on reprend le cours des vanités, mais des vanités charitables, de celles que permet, dans son indulgence éclairée, M. l’abbé de Ravignan. Il comprend que l’on peut vivre dans le monde en restant indépendant de lui ; il comprend que le luxe est une sorte d’aumône, que les parures que portent les femmes riches font travailler les femmes pauvres ; il comprend qu’on peut prier avec ferveur dans un oratoire fleuri, et prosterner avec humilité devant Dieu un front chargé de diamants.