Lettres parisiennes/Année 1844/02

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1844

LETTRE DEUXIÈME.

Coiffures à la mode. — Chapeaux de chien savant. — Évanouissements politiques, dynastiques, lyriques et sympathiques. — Emballage de magnétisme. — Paris inondé.
9 mars 1844.

Oh ! nous en triompherons ! il ne sera pas dit que nous les laisserons en paix s’établir dans le pays de l’intelligence et du goût. En vain ils sont menaçants et superbes, nous abattrons leur orgueil ; leur arrogance ne parlera pas plus haut que notre indignation : contre eux nous serons terrible, dussions-nous pour les détruire épuiser tout notre arsenal ; nous les combattrons en vers et en prose, sournoisement et publiquement ; nous les dénoncerons à l’opinion publique, et nous aussi nous crierons pour nous encourager : « La France entière nous écoute, l’Europe attentive nous contemple ! » et comme nous aurons pour nous le droit, la pureté de nos intentions, la conscience de notre désintéressement, nous triompherons.

— Et de qui ?… de vos ennemis ?… Vous les avez toujours dédaigneusement respectés ; quelle idée vous prend aujourd’hui de les combattre ?

— Nous, combattre nos ennemis ?… Non vraiment ; nous aurions trop grand’peur de les vaincre, et ce serait dommage ; jamais nous n’en trouverions de meilleurs. Ils possèdent toutes les qualités désirables ; nous les aurions fait faire exprès, nous les aurions commandés pour nous, en donnant nous-même les dessins et les modèles, qu’on ne les aurait pas confectionnés plus à notre goût. Ils sont inconnus, par conséquent impuissants ; ils sont sans esprit, par conséquent sans écho ; ils sont grossiers, ce qui nous dispense de leur répondre ; ils sont de mauvaise foi, ce qui leur ôte tout crédit ; de plus, ils sont acharnés, ce qui les rend fort ennuyeux ; car être acharné sans esprit, c’est rabâcher des bêtises. Or les écrivains ennuyeux ne sont jamais dangereux. Excellents ennemis !… Oh ! non, nous ne voulons pas vous combattre ! Ceux que nous voulons anéantir à tout prix, ce sont ces intrus qui usurpent dans le monde une place honorable, qui se pavanent dans nos salons avec une insolente fatuité ; qui, par leur extravagance, compromettent, aux yeux des étrangers, l’intacte réputation de la France.

— Ah ! tous roulez parler de nos ministres ?

— Eh non ! il ne s’agit pas de nos ministres, nous sommes pour eux à peu près comme la Chambre, qui les déteste et qui cependant les préfère ; leurs avides rivaux les font paraître aimables ; en fait de fidélité patriotique et de dignité nationale, les accusateurs sont tout aussi coupables que les accusés, et l’on est tenté de leur répéter cette belle parole de l’Évangile : « Que celui de vous qui se croit sans péché leur jette la première pierre. »

— Mais alors qui donc voulez-vous combattre et poursuivre ?

— Ces horribles petits chapeaux qui sont à la mode depuis un mois… nous les attaquons hautement avec une indignation légitime. Vous riez… mais ce n’est point une haine insensée, une fureur puérile qui nous enflamme ; c’est une inspiration prophétique, un instinct sacré. Le péril est grave ; il s’agit d’une question d’économie politique des plus importantes : tout l’avenir de notre commerce y est intéressé… Oui, sans doute, malgré l’attitude mélancolique de nos ministres vis-à-vis de l’étranger, malgré la désinvolture de notre administration intérieure, la France a conservé encore une suprématie ; elle règne encore sur le monde par son élégance et par son bon goût, et c’est un avantage qu’il faudrait au moins lui conserver. Eh bien, ces affreux petits chapeaux, ces coiffures grotesques de singe civilisé, ces assiettes à soupe de crêpe blanc ornées de plumes sans nom, ne tendent à rien moins qu’à lui faire perdre le sceptre de la mode, que depuis tant de siècles elle a glorieusement porté.

Que direz-vous, jeunes marquises italiennes aux yeux noirs, aux traits nobles et réguliers, au port majestueux, statues vivantes que les rayons du soleil ont dorées, que direz-vous en voyant ces affreux petits chapeaux sortir de la caisse parisienne si impatiemment attendue ? Vous direz : « C’est une coiffure de poupée ! je n’en veux pas. »

Et vous, rêveuses baronnes allemandes aux blonds cheveux, aux yeux d’azur, au maintien naïf, au triste sourire, ballades vivantes nourries de marguerites et de vergissmeinnicht, que direz-vous en essayant cette coiffure risible ? Vous direz : « Hélas ! il faut avoir le cœur bien joyeux pour choisir une si folle parure ; moi, je ne la porterai jamais. »

Et vous, belles princesses russes aux bras de neige, au port de reine, si coquettement altières, si dédaigneusement gracieuses, fleurs de serre chaude, délicates et cependant toujours fraîches, camélias roses vêtus d’hermine, que direz-vous lorsqü’on vous présentera ces vilains toquets de chien savant ? Vous direz : « Qu’est-ce que cela ? on ne peut mettre ni un diadème de perles, ni une couronne de diamants, ni une tiare de rubis sur cet affreux joujou ; on ne fait plus rien de bon à Paris ! » Et toutes alors, Russes, Allemandes, Italiennes, feront venir leurs chapeaux… de Londres ! Il ne nous manquait plus que cela !

Ces prétentieux petits chapeaux ont un goût singulier qui attesterait seul leurs coupables intentions. Vous croyez qu’ils choisissent de préférence les minois, les figures chiffonnées, dont la physionomie piquante et moqueuse serait au moins en harmonie avec leur attitude agaçante ? point du tout ! les insolents vont se percher de préférence sur les fronts soucieux, sur les têtes pensives ; ils affectionnent les traits augustes, les regards imposants ; un nez magistral les attire, une bouche rébarbative leur sourit ; la vieillesse a pour eux des charmes. Minerve elle-même ne les effarouche point ; et c’est alors un spectacle étrange que de voir dans nos salons, dans nos brillants concerts, assises sur des fauteuils posés symétriquement, toutes ces femmes graves, sérieuses, fières, écoutant un air de Lablache ou de Mario, silencieusement, avec des regards pleins de langueur, des poses pleines de dignité, et oubliant tout à fait qu’elles ont sur la tête une coiffure de chien savant. D’abord en les regardant on rit, et puis on s’alarme ; rien ne ressemble plus à de la démence que ce bizarre contraste : une grande figure triste sous une coiffure folichonne, c’est effrayant !

Autre mode du jour, plus amusante et moins dangereuse : les évanouissements. On s’évanouit beaucoup cette année ! Du temps de l’Empire, on s’évanouissait volontiers pour un mot, pour un regard, pour un rien ; puis, sous la Restauration, tout à coup on a cessé de s’évanouir ; voilà maintenant qu’on se révanouit. C’est une mode charmante et que nous ne combattrons pas ; elle donne du mouvement et de l’intérêt à une fête ; et puis, d’ailleurs, ces évanouissements sont variés ; il y en a de plusieurs espèces. Nous avons d’abord eu l’évanouissement politique. À Londres, à Belgrave-Square, deux jeunes femmes se sont évanouies au moment où on les a présentées à M. le duc de Bordeaux ; c’était un hommage rendu à la majesté dans l’exil. Rien de plus digne et de plus convenable. L’évanouissement des belles visiteuses s’est terminé par des sanglots et par des larmes, et le jeune prince a eu grand’peine à les consoler du bonheur de le connaître. Ici l’on s’est fort étonné de cet effet produit ; il était pourtant bien naturel : l’une de ces voyageuses est citoyenne d’une république américaine ; l’autre est fille d’un agent de change parisien ; elles devaient être fort troublées. Ce n’est pas une femme de la cour qui s’évanouira jamais à l’aspect d’un prince du sang.

Nous avons eu aussi l’évanouissement dynastique. La branche cadette n’a rien à envier à la branche aînée. L’autre soir, la femme d’un négociant, nouvellement présentée aux Tuileries, a éprouvé à l’approche de la reine une si forte émotion, qu’elle s’est évanouie. Par malheur, l’évanouissement avait pris la forme d’une indigestion, ce qui lui ôtait de son élégance. N’importe, cela n’en est pas moins flatteur. Que l’on nous dise à présent que la royauté n’a plus de prestige ! Allez, allez, on aura beau faire, nous sommes et nous serons toujours un peuple éminemment monarchique.

Nous avons aussi l’évanouissement lyrique. Explication : Un morceau de musique nouvellement exécuté produit un grand effet dans une savante assemblée. S’écrier : « Bravo ! divin ! sublime ! » c’est vulgaire ; tout le monde a fait cela et cela ne signifie rien. On attend le plus beau passage du morceau, et, juste au moment où tout le monde s’extasie, on s’évanouit… Et cela veut dire : « Je suis une excellente musicienne, j’ai une voix superbe, un la de poitrine, je chanterai cet air-là dans huit jours… » Cela se comprend tout de suite, et votre réputation est faite.

Nous avons, enfin, l’évanouissement sympathique ou romanesque ; mais celui-là était facile à retrouver : on avait la tradition.

Cependant tout le monde ne partage pas notre goût pour les évanouissements : les cantatrices, dont ils interrompent les points d’orgue ; les orateurs, dont ils suspendent les discours ; les bavards, dont ils éteignent les bons mots ; les maîtresses de maison, dont ils bouleversent les fêtes et quelquefois le mobilier, se plaignent avec amertume de ces innocentes comédies. Nous croyons leur rendre service en leur indiquant un moyen de faire cesser à l’instant même un évanouissement infiniment trop prolongé.

Madame de X… a dîné jeudi chez madame Z… Elle a fort bien dîné. En sortant de table, elle a jugé à propos de s’évanouir. Bon ! On l’a transportée sur le lit de la maîtresse de la maison, où elle est restée immobile ; on a coupé sa ceinture… on lui a fait respirer des sels… tout a été inutile… Madame de X… restait toujours sans mouvement sur ce lit élégant tout paré de soie et de dentelles. Un méchant prétendait que cet évanouissement n’était qu’un ingénieux moyen de faire la sieste ; il offrait d’aller s’évanouir sur un canapé dans le salon voisin. La maîtresse de la maison commençait à s’ennuyer de s’occuper si longtemps de la même personne ; l’ennui la rendit malicieuse, et pour tendre un piège à la belle évanouie, elle hasarda ces simples mots : « Savez-vous ce qui la rend malade ? Ses cheveux sont trop serrés, il faut les dénouer » Ces paroles furent magiques : oubliant tout, et par un mouvement involontaire, l’évanouie porta vivement ses deux mains sur sa tête pour défendre ses deux fausses nattes contre toute agression révélatrice ; et, feignant de revenir à elle : « Où suis-je ? dit-elle d’une voix éteinte. — Chez moi, lui répondit son amie ; mais votre voiture est arrivée, et dans cinq minutes vous serez chez vous. » — Moralité de cette histoire : l’évanouissement factice exige une chevelure sincère.

Vous serez bien étonnés quand nous vous dirons que ce qui est aussi fort à la mode en ce moment, ce sont les dominicains. Nous sommes fâché d’unir ces deux mots : mode et dominicains, indignés de se trouver ensemble ; mais la vérité nous y force. Depuis quelque temps on se fait beaucoup dominicain ; beaucoup n’est pas exact, car on ne l’est qu’un peu. Il faut plutôt dire : Beaucoup de gens se font un peu dominicains : il y a des demi-dominicains, des tiers de dominicain, des quarts de dominicain ; il y en a même qui ne sont pas du tout dominicains, tant la dose est légère, un dix-millionième tout au plus. Or cette manière de l’être n’empêche pas d’être autre chose : on est dominicain et maître de piano, dominicain et maître de dessin, dominicain et notaire, dominicain et homme du monde ; on joint aux austérités de l’ordre les agréments de la vie parisienne ; on se mortifie et on se divertit ; on se repent et on recommence ; on expie le matin les peccadilles que l’on espère bien commettre le soir. Le dominicain dissipé est une nouveauté de notre époque qui pourrait bien la caractériser. Aujourd’hui on est prude, mais on n’est pas hypocrite ; on déteste le mal, mais c’est quand on ne le fait pas. Bref, les dominicains abondent, on en voit partout ; il y en avait deux l’autre soir au bal de la préfecture ; il y en avait trois hier à l’Ambigu-Comique.

Est-ce que c’est bien respectueux de mêler ainsi les idées religieuses aux pensées mondaines ? Est-ce que c’est aussi de bon goût pour une femme de parler toute la soirée dans un salon du sermon qu’elle a entendu le matin à l’église ? « Je n’ai pas été contente de M. l’abbé de ***. — Moi, j’ai été enchantée de M. l’abbé de R… — Est-ce que vous aimez la manière de prêcher de l’abbé G… ? — Non, je n’aime que les sermons de notre curé. — Est-ce vrai que M. l’abbé P… a tonné contre la valse à deux temps ? — Oui, madame ; il a dit qu’il ne comprenait pas qu’une mère fût assez imprudente pour permettre à sa fille cette indigne valse, qu’un mari fût assez imprudent pour la permettre à sa femme… » Et l’on cause ainsi les épaules nues, l’éventail à la main, devant des jeunes hommes avec qui l’on a valsé il y a trois semaines cette même valse à deux temps, avec qui l’on compte bien valser encore après Pâques. Nous approuvons peu ces conversations de salon sur les sermons de la semaine ; de toute manière, ce qu’on en dit est déplacé. Si le sermon était médiocre, la satire qu’on en fait est inconvenante ; la critique littéraire doit s’arrêter devant les prédications religieuses et les respecter. Si le sermon était admirable, s’il a troublé votre cœur, s’il vous a montré le néant de la vie, s’il vous a fait comprendre la grandeur de Dieu, s’il vous a fait éprouver une émotion puissante, alors vous auriez dû rester chez vous pour y rêver en silence : les émotions religieuses ne se racontent pas. Voilà pourquoi nous aimons tant les vrais dévots, c’est qu’ils ne causent jamais de leurs prières.

Le magnétisme est encore et toujours de mode ; lui aussi se plaît à s’unir aux occupations de la vie bourgeoise. Mesmer n’est point exclusif ; il permet à ses disciples de mêler aux devoirs de son culte d’autres devoirs : on peut être, par exemple, magnétiseur et commissionnaire de roulage. C’est la position de M. Marcillet, que l’on se dispute en ce moment dans les intimes réunions du carême. M. Marcillet emballe et endort alternativement. Avant-hier, il a endormi un jeune sujet vraiment merveilleux, et qui a fait à toutes sortes de questions les réponses les plus surprenantes ; puis M. Marcillet l’a envoyé en Amérique, ou en Chine, ou en Auvergne, nous ne savons plus où, et le jeune homme s’y est transporté de lui-même ; il a dépeint fidèlement les lieux, et a raconté, avec les détails les plus circonstanciés, tout ce qui se passait dans ces divers pays. Eh mais… une idée !… Si M. Marcillet appliquait à son premier métier les phénomènes de son second ? S’il magnétisait ses paquets après l’emballage, il pourrait envoyer ses colis somnambules en Amérique, en Chine, en Auvergne ; il supprimerait ainsi les frais de port et de roulage, et sa fortune serait faite… Qu’il y pense !

Ce qui est à la mode plus que jamais, ce sont les Mystères de Paris. Chaque soir ils attirent la foule à la Porte-Saint-Martin, et chaque soir l’inimitable jeu de Frédérick, à la fois si violent et si profond, soulève dans l’auditoire frémissant des tempêtes d’admiration. Raucourt est excellent dans le rôle du Maître d’école ; son succès doit le consoler de ses regrets. Quand on lui a remis le manuscrit de ce rôle, un grand découragement s’est emparé de lui ; il avait découvert une chose affreuse… Devinez quoi ? C’est qu’on ne lui crèverait pas les yeux… « Je sais bien, disait-il, tout ce qu’on doit au talent de M. Frédérick, je comprends que les auteurs fassent beaucoup pour lui ; mais enfin, dans le roman, ce n’est pas au Notaire, c’est au Maître d’école que le prince fait crever les yeux, et, je l’avoue, mes amis et moi nous avions compté là-dessus… » Ô vanité des désirs humains ! on ne peut pas même compter sur le supplice de ses rêves !

Du reste, Paris est admirable ; l’inondation en fait une merveille. Figurez-vous la capitale de la France se mirant dans le lac de Genève. Quel dommage qu’une si belle chose soit un désastre ! Toutes les caves sont submergées dans le faubourg Saint-Germain ; à Bercy, les ouvriers vont en bateau boire chez les marchands de vin, qui les servent montés sur des échelles. Les rats, que l’eau a chassés des caves, se promènent par bataillons dans les rues, comme ces écoliers mécontents qui, dans Paris, à de certaines époques, se promènent contre le gouvernement. Ces rats protestent, on n’en saurait douter ; tout porte à croire que c’est contre l’inondation. Cependant ils n’ont pas encore de petit drapeau qui exprime leur pensée et sur lequel on écrit : À bas ceci ! à bas celui-là ! À vrai dire, ces promenades malveillantes n’ont commencé que depuis hier, et l’on n’a pas encore eu le temps de s’entendre pour rédiger la protestation ; et puis enfin les eaux diminuent : ils sont capables d’appeler cela une concession de la peur.

Nous recevons, à propos de notre dernier feuilleton, une réclamation de M. le baron Mergez, ancien aide de camp du général Bernadotte : « Les mots sanguinaires : Liberté, égalité ou la mort ! n’ont été employés, dit-il, qu’à l’époque de la Terreur. Bernadotte était alors général ; or je demande à tout militaire de l’ancienne et nouvelle armée s’il est jamais arrivé que les colonels et les généraux se fissent tatouer ?… » Cette observation nous paraît fort juste, et nous nous hâtons de la publier. Un aide de camp de Bernadotte est un témoin digne de foi ; mais la personne qui nous a raconté ce fait qu’on vient de nier est aussi digne de foi et toujours parfaitement bien informée. Que faire ?… soumettre à nos lecteurs ces deux vérités en priant chacun de vouloir bien choisir celle des deux qu’il préfère. Nous ne chercherons pas à les influencer.