Lettres parisiennes/Année 1841/13

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1841

LETTRE TREIZIÈME.

Académie-française. — Réception de Victor Hugo.
6 juin 1841.

Jamais, de mémoire d’académicien, on n’avait vu pareille affluence, jamais la foule n’avait été plus agitée, plus impatiente ; jamais plus de coups de poing ne furent donnés par intérêt de littérature, et jamais coups de poing ne frappèrent de plus charmantes épaules ; jamais, non, jamais, on n’avait compté tant de femmes et tant de jolies femmes dans la docte enceinte ; jamais on n’avait admiré tant de fleurs dans le vieux bocage.

Dès dix heures du matin, la salle était pleine de monde ; à dix heures un quart, les huissiers étaient déjà forcés d’être ingénieux, c’est-à-dire d’utiliser les recoins, d’improviser les tabourets microscopiques. Et depuis onze heures jusqu’à deux heures que la séance commença, les portes furent assiégées. Le bruit affreux se répandait qu’il n’y avait plus de places. Dans une espèce d’antichambre où dix personnes pouvaient à peine tenir à l’aise, la foule était entassée. De temps en temps une étroite porte s’ouvrait, un homme chauve apparaissait sur le seuil : « Quatre ! seulement quatre ! » disait-il ; et quatre personnes choisies étaient admises à pénétrer dans un corridor sombre où elles disparaissaient en poussant de grands cris, car la foule, jalouse d’elles, se précipitait avec fureur sur leurs pas. Pour contenir son impatience, le monsieur chauve eut l’heureuse pensée de recourir à la force armée. Alors ce fut une mêlée épouvantable, alors il fut permis à l’observateur de remarquer toute la différence qui existe entre les coups de poing ganté de l’homme du monde et les coups de poing primitif de l’homme de guerre. Ceux-ci ont une incontestable supériorité. Mais peu curieux, pour notre part, de faire cette comparaison, nous avons pris la fuite bravement, et nous sommes allé nous réfugier dans le vestibule. Nous perdions ainsi tous les droits que nous avait donnés une heure et demie d’attente inutile ; mais comment deviner que dans le sein même de l’Académie on peut être en proie aux fureurs d’une soldatesque effrénée ? — Ignorant ! ne sais-tu pas que Minerve est Pallas ? Regarde sur ton billet cette femme coiffée d’un casque, et résigne-toi à voir des évolutions militaires sous les voûtes de l’Institut. En effet, les soldats se rangèrent en deux lignes et ces mots retentirent dans la foule : « Le prince et les princesses ! » Et M. le duc et madame la duchesse d’Orléans, madame la duchesse de Nemours, madame la princesse Clémentine, passèrent devant nous pour se rendre dans la tribune réservée. Chacun tout bas se disait : « C’est la première fois depuis dix ans qu’un prince du sang vient à l’Académie ! » C’est un présage favorable, et puis c’est une action très-courageuse. Est-ce que par hasard on voudrait sincèrement honorer les lettres au château ? Est-ce que la manie des médiocrités aurait fait son temps ? Est-ce que les hommes supérieurs auraient quelque chance de plaire ? Cette apparition inattendue donnait beaucoup à réfléchir.

Après les princesses, passèrent messieurs les membres de l’Institut, et la foule se pressa autour de la balustrade pour les voir et les reconnaître, et chaque femme inquiète appelait son académicien d’une voix déchirante : « Monsieur Dupaty, je n’ai pas de place ! — Monsieur de Jouy, je suis là ! — Monsieur de Salvandy, ayez pitié de nous !… » Elle est bien belle, cette gracieuse jeune fille qui appelait M. de Salvandy !… Mais ils passaient tous insensibles, ces illustres ingrats, et les âmes plaintives restaient enchaînées sur le bord. Parmi les exclus, on remarquait madame la comtesse M…, madame la baronne de Roth…, madame G…, la belle mademoiselle C… et sa mère, le duc de Val…, le comte V. Ki…, et l’on était bien fier d’être repoussé et dédaigné en si brillante compagnie. Du reste, messieurs les académiciens nous ont paru fort peu à leur avantage ; excepté ceux que nous venons de nommer, M. Molé, M. Lebrun et le récipiendaire, ils étaient tous en frac et très-mal mis ; ils avaient l’air de députés : le mot est dur, mais il est juste. Ce négligé parlementaire a été blâmé généralement.

Enfin, on nous a fait entrer dans la salle. Au premier moment nous nous sommes cru dans une académie de femmes. De la place où nous étions, au pied de la présidence, on ne voyait que des chapeaux de toutes couleurs et dans ces chapeaux les plus jolies figures que l’on puisse imaginer. L’aspect élégant de cette assemblée nous remplit d’inquiétude : Victor Hugo avait bien voulu la veille nous lire son admirable discours ; nous savions comme toutes les pensées en étaient graves et profondes, et nous craignions que de si graves pensées n’eussent quelque peine à pénétrer à travers les dentelles légères dans ces imaginations si jeunes, si fraîches et si joyeuses. À dix-huit ans, toutes les femmes peuvent comprendre les rêves sublimes et passionnés du poëte ; mais pour savourer l’amertume de ses souvenirs, pour apprécier la dédaigneuse patience de sa philosophie, pour partager l’indulgence désespérée de ses jugements, il faut avoir acquis, à force de larmes et de dégoût, cette tristesse savante que le monde nomme expérience et que nous appelons désenchantement.

Ce riant parterre d’abord nous avait épouvanté, mais bientôt son enthousiasme nous rassura complètement ; l’exorde, qui est majestueux et superbe, fut applaudi avec transport. Vous connaissez ce beau discours et vous devinez l’effet qu’il a dû produire : de l’admiration et de l’étonnement. Oh ! oui, un grand étonnement ; on s’attendait à des récriminations mordantes, à des chants de victoire insultants, à une profession de foi audacieuse, à des souvenirs enfin qui voudraient dire : « Vous m’avez repoussé trois fois, et me voilà ! Vous avez proscrit mes doctrines, et elles triomphent ; vous vous êtes joués de moi, et je viens à mon tour vous narguer, car vous êtes de pauvres écrivains sans style et de petits poëtes sans idées ; vous exaltez Corneille, et vous prouvez par vos ouvrages que vous ne le comprenez pas ; vous vantez Molière, et vous ne rappelez son génie que par vos ridicules de Trissotin. Vous défendez la pureté de la langue, et vous ne pouvez me critiquer moi-même sans faire dans vos phrases pâteuses vingt fautes de français contre moi ! etc., etc. » Voilà ce que tout le monde croyait que le nouvel élu viendrait dire, plus éloquemment sans doute, mais avec non moins de cruauté.

Au lieu de cela, il a fait entendre des paroles dignes et calmes, pleines de douceur et de loyauté. De sa position littéraire comme chef d’école et sectateur… il n’a rien voulu dire : c’eût été rappeler l’opposition qu’on lui avait faite, c’eût été faire un reproche. De ses doctrines rénovatrices… il n’a point voulu parler : c’eût été proclamer leur victoire, humilier les vaincus. De toute profession artistique… il s’est abstenu : confesser des croyances nouvelles, c’eût été blesser les préjugés de ses confrères ; c’eût été leur crier : « Je suis jeune, vous êtes vieux. Vous avez fait votre temps ! » Mais, au contraire, ce qu’il a voulu, c’est leur dire : « Rassurez-vous, je n’ai point de colère dans le cœur, parce que je n’ai point de vanité dans l’esprit ; je ne vous entretiendrai pas de nos querelles. Vos persécutions, je les oublie ; vos calomnies, je saurai vous les faire oublier. De telles misères ne troublent point mes rêves. Ce qui m’occupe, ce qui m’a toujours occupé, entendez-le, c’est la dignité de l’art, c’est l’indépendance de la pensée, c’est le triomphe de la vérité, c’est l’avenir de la civilisation, c’est la gloire de la France, c’est la grandeur de Dieu, ce sont toutes les nobles idées qui font vivre les nobles âmes… Ô mes ennemis ! connaissez-moi donc et rassurez-vous : un homme qui songe à de telles choses pendant qu’on l’insulte, d’avance a pardonné ! »

Il se présentait ainsi au milieu de ses ennemis, dépouillé volontairement de ses plus puissantes armes : c’est-à-dire le souvenir de leurs haines mesquines, le récit de leurs calomnies pitoyables, le portrait de leurs ridicules si précieux. Il venait là confiant parce qu’il était généreux, il ne regardait même pas à ses pieds, tant il était éloigné de soupçonner une embûche ; et lui, le conquérant orgueilleux à qui les étudiants d’Allemagne élèvent des arcs de triomphe ; lui dont la réputation est si grande dans la patrie même de Byron, qu’un monsieur indiscret naguère lui a dérobé son nom pour embrasser, grâce à cette ruse, toutes les jeunes et jolies Anglaises éprises de sa gloire ; lui qui a des séides comme Mahomet, lui qui a ses vieux grognards et sa jeune garde comme Napoléon, lui qui est un des rois de la pensée, un des triumvirs du siècle… il s’avançait modestement, presque aussi pâle que sa femme, presque aussi ému que ses enfants, car il prenait au sérieux cette solennité littéraire ; il croyait à l’Académie en songeant qu’il pouvait désormais siéger entre M. de Chateaubriand et M. de Lamartine, car il se sentait dans le pays glorieux des intelligences en voyant à ses côtés M. Soumet, en apercevant en face de lui M. Molé, M. Royer-Collard, M. Villemain, M. Guizot et M. Thiers.

Et comme il s’approchait avec une générosité de si bonne foi, une simplicité de si bon goût, on l’a reçu avec des épigrammes. On a cherché à démolir tout son discours mot à mot. On a répondu à tous les faits qu’il a cités sur M. Lemercier, et qu’il tenait de sa veuve elle-même, par des récits contradictoires qui détruisaient tous ces faits ; et chaque parole venait dire : « Vous croyez que l’auteur d’Agamemnon a eu telle intention à telle époque, il ne l’a jamais eue… Vous affirmez qu’il a fait telle action, il ne l’a jamais faite. Vous prétendez qu’il a dit telle chose, il ne l’a jamais dite à personne. » Et passant à ses titres académiques, on lui disait : « Quand vous étiez au collége, vous avez trouvé en jouant de fort beaux vers, mais depuis vous n’avez rien trouvé de mieux. Vos travaux d’homme fait n’ont point dépassé vos jeux d’enfant. Vous reprochez à Népomucène Lemercier ses témérités ; eh ! monsieur, lui aussi se les reprochait, parce qu’elles avaient provoqué les vôtres. » Et ce fut ainsi tout le temps ; et le public qui d’abord avait applaudi quelques passages éloquents et quelques mots spirituels, s’est révolté de tant de cruauté, et celui qui avait le triste courage de se faire l’exécuteur de ces hautes œuvres fut forcé par le mécontentement général de s’interrompre au milieu de ses injures et d’en ravaler la moitié. Ah ! si nous voulions à notre tour répondre à cette réponse !… Mais silence, celui qui l’a prononcée est un de ceux que nous nous plaisons à louer ; et quand ceux que l’on estime et que l’on aime s’oublient jusqu’à de telles injustices, il est permis de s’en indigner… jamais d’en rire.

Quant aux prétentions politiques des hommes littéraires, nous partageons l’opinion commune, même avec plus de générosité, car si nous défendons au poëte de se prosifier dans le tripotage des affaires, nous permettons à l’homme politique de s’idéaliser dans le culte des arts et de la littérature. Cependant il est des époques extraordinaires où les penseurs perdent leur droit de rêverie et d’oisiveté. Nous aussi nous disons au poëte : « Laisse voguer en paix la barque ; laisse ramer les matelots ; viens t’asseoir sur le pont, c’est ta place ; écoute le murmure des vagues, regarde le ciel étoilé ; admire, respire, pense, aime, chante et prie… voilà ta mission, voilà ton destin ; accepte-le avec joie, il n’en est point de plus beau… » Mais quand la barque est en péril ; quand les matelots enivrés, se querellant sur le choix du port, se battent au lieu de ramer ; quand l’écueil menace, quand l’orage gronde, alors, alors nous crions au poëte : « Réveille-toi ! ton doux repos devient un crime ; ne chante plus, ta voix est faite aussi pour commander : qu’elle résonne dans la tempête ! qu’elle pénètre dans la révolte ! Rejoins les matelots, va te mêler à leurs querelles pour les apaiser, à leurs travaux pour les encourager ; saisis l’aviron, donne l’exemple, sauve la barque bien-aimée qui porte tous les biens de ton cœur, tous les trésors de ta gloire, ta mère et tes amours, ton pavillon et ta lyre ! »

Oui, sans doute, quand les rois luttent entre eux pour des provinces, quand les peuples se brouillent pour des ressentiments passagers, sans doute le poëte doit garder une superbe indifférence et dédaigner les vainqueurs ; mais quand les nations en délire s’entr’égorgent dans les ténèbres pour des idées, quand le combat qui fait couler le sang est tout intellectuel, le poëte n’a plus le droit de s’abstenir ; il faut qu’il apparaisse dans cette nuit fatale, rayonnant de tous ses rayons ; il faut qu’il fasse entendre au-dessus de ces clameurs insensées, comme une symphonie éclatante, tous ses accords ; il faut qu’il verse sur ces blessures envenimées, comme un baume généreux, toute sa charité ; il faut qu’il donne à ces périls tout son courage, à cette cause sacrée toute sa foi. Le pouvoir de dompter la démence est un des secrets de l’harmonie : les chants d’Orphée calmaient la rage des démons ; la harpe de David endormait les fureurs de Saül. Ô peuples égarés, pauvres nations en démence, ne repoussez pas les poëtes, eux seuls peuvent vous guérir, eux seuls peuvent vous délivrer des fléaux qui vous persécutent ! Il n’y a que les enfants de la montagne qui puissent démasquer l’hypocrisie de vos tyrans ; il n’y a que les favoris de la gloire qui puissent déjouer les intrigues de la vanité ; il n’y a que les penseurs immortels qui puissent imposer silence aux éternels parleurs…

Et ce qui prouve que les poëtes sont destinés à calmer toutes les mauvaises passions, et qu’ils savent répondre à des défis injurieux par de superbes et généreuses paroles, ce sont les vers que M. de Lamartine vient d’adresser à un Allemand obscur appelé Becker, qui a osé envoyer et dédier à ce grand orateur et député français un tas de méchants vers, parmi lesquels se trouve cette insolente ballade qu’on appelait la Marseillaise de l’Allemagne dans les cabarets officiels de la Prusse rhénane :

LE RHIN ALLEMAND.

« Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides,

 » Aussi longtemps qu’il roulera paisible, portant sa robe verte, aussi longtemps qu’une rame frappera ses flots.

 » Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps que les cœurs s’abreuveront de son vin de feu.

 » Aussi longtemps que les rocs s’élèveront au milieu de son courant ; aussi longtemps que les hautes cathédrales se refléteront dans son miroir.

 » Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, aussi longtemps que de hardis jeunes gens feront la cour aux jeunes filles élancées.

 » Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, jusqu’à ce que les ossements du dernier homme soient ensevelis dans ses vagues. »

À ces bravades, M. de Lamartine répond avec un dédain sublime par un noble chant qu’il appelle la Marseillaise de la paix, et qui commence ainsi :

Roule, libre et superbe, entre tes larges rives,
Rhin ! Nil de l’Occident ! coupe des nations !
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives
Emporte les défis et les ambitions !

Il ne tachera plus le cristal de ton onde
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain ;
Ils ne crouleront plus sous le caisson qui gronde
Ces ponts qu’un peuple à l’autre étend comme une main !
Les bombes et l’obus, arc-en-ciel des batailles,
Ne viendront plus s’éteindre en sifflant sur tes bords.
L’enfant ne verra plus, du haut de tes murailles,
Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles,
Ni sortir des flots ces bras morts !

Comme ce début est grandiose et digne ! quel beau démenti donné à ce monsieur, à ce meinherr qui nous traite de corbeaux avides ! L’autre soir, nous étions plusieurs ouvriers en poésie réunis chez madame de G…, et nous nous disputions ces vers comme des confrères avides ; soit, mais non pas comme des corbeaux. Et chacun vantait la strophe qu’il préférait. « Voilà ma strophe, disait M. Théophile Gautier. — Voilà la mienne, disait M. de Balzac. — Ces vers-là sont bien beaux, reprenait M. Mennechet ; » et il lisait admirablement, comme vous savez :

Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races
Ces bornes ou ces eaux qu’abhorre l’œil de Dieu ?
Des frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
La voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ?
Nations ! mot pompeux pour dire barbarie !
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas !

Roule libre et royal entre nous tous, ô fleuve !
Et ne t’informe pas, dans ton cours fécondant,
Si ceux que ton flot porte ou que ton urne abreuve
Regardent sur tes bords l’aurore ou l’occident !

Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,
Qui bornent l’héritage entré l’humanité ;


Les bornes des esprits sont leurs seules frontières ;
Le monde, en s’éclairant s’élève à l’unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où sa langue répand ses décrets obéis !
Chacun est du climat de son intelligence.
Je suis concitoyen de toute âme qui pense ;
La vérité, c’est mon pays.

M. Alfred de Musset était assis dans un coin du salon.. « Moi, dit-il, voilà les vers que j’aime le mieux ; » et il récita par cœur cette strophe magnifique :

Amis, voyez là-bas ! la terre est grande et plane !
L’Orient, délaissé, s’y déroule au soleil !
L’espace y lasse en vain la lente caravane,
La solitude y dort son immense sommeil !
Là, des peuples taris ont laissé leurs lits vides ;
Là, d’empires poudreux les sillons sont couverts ;
Là, comme un stylet d’or, l’ombre des Pyramides
Mesure l’heure morte à des sables livides
Sur le cadran nu des déserts !

Chacun s’écria : « C’est superbe ! — J’aime bien aussi les derniers vers, » dit madame de G… ; et prenant la Revue des Deux-Mondes, elle lut cette fin :

Roule libre à ces mers où va mourir l’Euphrate,
Des artères du globe enlace le réseau,
Rends l’herbe et la toison à cette glèbe ingrate,
Que l’homme soit un peuple et les fleuves une eau !


Débordement armé des nations trop pleines
Au souffle de l’aurore envolés les premiers,
Jetons les blonds essaims des familles humaines
Autour des nœuds du cèdre et du tronc des palmiers !
Allons comme Joseph, comme ses onze frères,
Vers les limons du Nil que labourait Apis,
Trouvant de leurs sillons les moissons trop légères,
S’en allèrent jadis aux terres étrangères
Et revinrent courbés d’épis.

Roule libre et descends des Alpes étoilées
L’arbre pyramidal pour nous tailler nos mâts,
Et le chanvre et le lin de tes grasses vallées ;
Tes sapins sont des ponts qui joignent les climats !


Allons-y, mais sans perdre un frère dans la marche,
Sans vendre à l’oppresseur un peuple gémissant,
Sans montrer au retour au dieu du patriarche,
Au lieu d’un fils qu’il aime, une robe de sang !
Rapportons-en le blé, l’or, la laine et la soie,
Avec la liberté, fruit qui germe en tout lieu !
Et tissons de repos, d’alliance et de joie,
L’étendard sympathique où le monde déploie
L’unité, ce blason de Dieu !…

Roule libre et grossis tes ondes printanières
Pour écumer d’ivresse autour de tes roseaux,
Et que les sept couleurs qui teignent nos bannières,
Arc-en-ciel de la paix, serpentent dans tes eaux !

Après avoir lu : « C’est très-beau, dit madame de G…, mais c’est trop généreux. J’aurais voulu qu’on dît des choses désagréables à ce monsieur. Nous autres femmes, nous n’entendons rien à vos beaux sentiments humanitaires ; nous sommes en toutes choses orgueilleuses, vindicatives, passionnées, jalouses ; c’est là notre seul mérite, nous ne saurions y renoncer. Pour ma part, je professe un égoïsme national féroce, j’en conviens ; j’ai le préjugé de la patrie, et j’aurais aimé à répondre à cet Allemand des vers cruels.

— Moi aussi ! s’écria Alfred de Musset.

— Faites-les donc vite, reprirent en chœur tous les assistants. Venez sur la terrasse, nous allons vous enfermer dans le jardin ; nous vous donnons un quart d’heure. »

On ferma la porte du salon derrière lui, et le jeune poëte alla se promener dans le jardin. On lui avait donné tout ce qu’il lui fallait pour travailler, — du papier, des plumes et de l’encre ? — Fi donc ! on lui avait donné deux cigares. Au bout d’un quart d’heure, il frappa à la porte, on lui ouvrit. Les cigares étaient consumés, les vers rimés ; les voici :

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand,
Il a tenu dans notre verre.
Un couplet qu’on s’en va chantant
Efface-t-il la trace altière
Du pied de nos chevaux, marqué dans votre sang ?

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
Son sein porte une plaie ouverte,

Du jour où Condé triomphant
A déchiré sa robe verte.
Où le père a passé, passera bien l’enfant.

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
Que faisaient vos vertus germaines
Quand notre César tout-puissant
De son ombre couvrait vos plaines ?
Où tomba-t-il alors, ce dernier ossement ?

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
Si vous oubliez votre histoire,
Vos jeunes filles sûrement
Ont mieux gardé notre mémoire :
Elles nous ont versé votre petit vin blanc.

S’il est à vous, votre Rhin allemand,
Lavez-y donc votre livrée ;
Mais parlez-en moins fièrement.
Combien, au jour de la curée,
Étiez-vous de corbeaux contre l’aigle expirant ?

Qu’il coule en paix, votre Rhin allemand ;
Que vos cathédrales gothiques
S’y reflètent modestement ;
Mais craignez que vos airs bachiques
Ne réveillent les morts de leur repos sanglant !

Ces vers si brillants et si heureusement improvisés furent applaudis avec enthousiasme. Ah ! messieurs les buveurs de bière, vous nous décochez de mauvaises ballades ! nous vous répondons par de véritables chants. Est-ce une déclaration de guerre ? — Non, c’est une lutte poétique où la victoire nous reste en attendant.