Lettres parisiennes/Année 1841/12

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1841

LETTRE DOUZIÈME.

Une fête à Boulogne. — Le trait d’un homme d’esprit.
30 mai 1841.

C’était le 26 mai 1841. Ayant achevé tous nos préparatifs de voyage, nous partîmes à huit heures trente-cinq minutes du soir. Nous traversâmes la capitale, que le gaz éclairait déjà de tous côtés, et nous n’aperçûmes rien sur notre passage qui dût nous faire présager les événements extraordinaires auxquels il nous était donné d’assister. Dans les rues, les fiacres de toutes formes et de tous âges circulaient librement. Dans les magasins, les commis étaient occupés à replier leurs étoffes que les mille caprices de la journée avaient impitoyablement chiffonnées. Sur les boulevards, les jeunes gens se promenaient le cigare à la bouche, la canne à la main. Dans les Champs-Élysées, les marchands de coco vendaient de la limonade, les limonadiers vendaient de la bière. Les aveugles chantaient accompagnés de leur chien. Tout était dans l’ordre, et la vulgaire insignifiance de ces tableaux était loin de nous préparer à la singularité, à la fantasticité du spectacle qui nous attendait.

Nous nous dirigeâmes vers le bois de Boulogne, que nous traversâmes dans toute sa longueur, dont nous déplorâmes les ravages et où nous respirâmes la poussière embaumée du soir. Pendant tout ce trajet, nous n’aperçûmes aucun voyageur sur la route, nous en fûmes surpris. Nous ne pûmes nous expliquer ce phénomène, et nous nous crûmes transporté dans un désert ; mais bientôt nous comprîmes que nous entrions dans le pays des chimères, nous pressentîmes que des choses étranges allaient se passer, et nous nous promîmes d’apporter toute notre attention à les observer.

Une si grande solitude devait en effet nous surprendre. Nous allions à une fête à laquelle tout le monde élégant de Paris était convié, et sur le chemin qui menait à cette fête, pas une voiture, pas la moindre calèche, pas le plus léger cabriolet ! Quels étaient donc ces invités qu’on ne pouvait ni voir ni suivre, et par quelle route ténébreuse, par quels souterrains inconnus devaient-ils arriver au rendez-vous du plaisir ? Ce mystère commençait à nous alarmer ; nos coursiers, effrayés comme nous, semblaient se conformer à nos tristes pensées ; ils hésitaient à nous traîner, ils étaient oppressés, ils respiraient avec peine, ils sentaient que le sable qu’ils foulaient était une terre de prodiges, ils refusaient de marcher : c’étaient des chevaux de remise, et, on le sait, les chevaux de cette espèce sont doués de prudence. S’ils n’ont pas de jambes, ils ont beaucoup d’instinct ; ils seraient incapables de fuir le danger, mais ils savent adroitement l’éviter en n’y courant pas.

Cependant, la curiosité dans notre esprit l’emporte sur la crainte.

Nous continuons notre route avec courage, nous livrant à nos rêveries. Tout à coup des sons harmonieux et lointains viennent nous bercer délicieusement. La brise plus fraîche, et plus coquette nous apporte des parfums choisis. Nous entrons dans une sombre avenue, et à mesure que nous y pénétrons, les sons et les parfums deviennent plus distincts ; nous pouvons déjà les reconnaître et les nommer : voici une valse de Strauss, la Belle Gabrielle ; voici une douce odeur d’oranger…. C’est un air d’Auber qu’on joue maintenant… Ah ! nous venons de passer devant un massif de roses… Dans ce riant séjour, tout n’est plus qu’harmonie et parfum. On écoute, on respire, et l’on est si ravi d’écouter, de respirer, qu’on ne songe pas à regarder. On oublie ses yeux ; la vue, la sublime vue semble un don inutile ; on comprend la gaieté de ceux qui en sont privés, on ne les plaint plus ; cette nuit mélodieuse et embaumée vaut bien le jour. Mais une clarté subite vous réveille ; un météore inexplicable vous éblouit ; et, saisi d’étonnement, immobile d’admiration, vous vous arrêtez devant une merveille dont la beauté ne saurait se dépeindre, devant un monument idéal, un château enchanté qu’on osé à peine définir par cette simple image :

Un palais de lumière habité par des fleurs.


Oui, les fleurs de toutes les sortes, de toutes les familles, de tous les pays, fleurs sauvages, fleurs perfectionnées, fleurs champêtres et fleurs parisiennes, venues en foule, avaient envahi cette belle demeure et s’y étaient installées partout indiscrètement ; il n’y avait plus ni meubles, ni tables, ni cheminées ; ces choses utiles n’étaient plus que des occasions de fleurs. Dans l’angle de la salle de bal, ces envahissantes fleurs s’élevaient en pyramides, sous prétexte de cacher les immenses pieds des candélabres qui étaient fort beaux et qui n’avaient nullement besoin d’être cachés. Dans l’embrasure des fenêtres, ces mêmes fleurs insolentes s’étalaient dans de riches corbeilles, sous prétexte de faire point de vue, comme si l’aspect du jardin tout illuminé ne suffisait pas pour charmer les yeux. Derrière les canapés, toujours ces mêmes fleurs se dressaient sur leurs hautes tiges, avec la prétendue intention d’ombrager les causeurs, mais dans le fait pour écouter ce qu’on disait. Elles se pressaient dans l’âtre et s’étendaient tout le long du marbre des cheminées ; elles en avaient chassé les vases de Chine et de Sèvres pour être plus libres, plus nombreuses, et pour se mirer dans les glaces de plus près. De tous les guéridons elles avaient fait des jardinières, de tous les lambris elles avaient fait des espaliers ; elles grimpaient sur les murs du salon, elles descendaient sur les marches des perrons ; on ne pouvait faire un pas, on ne pouvait faire un geste sans rencontrer l’une d’elles. Enfin, sur la table du souper même, elles avaient trouvé moyen de se faire servir dans des plats énormes, pour nuire aux mets et aux fruits par leur éclat présomptueux et pour attirer seules l’attention des convives et les éloges de tous.

Enchanté, mais inquiet, nous osons pénétrer dans le premier salon. Là, de gracieux enfants étaient occupés à distribuer des bouquets. Toujours ces inévitables fleurs ! Elles avaient envahi jusqu’aux jeux de l’enfance ! Nous entrons dans la salle du bal… Ô surprise, l’orchestre est muet, la salle est vide, personne !… Point de quadrilles animés, point de légères danseuses, point de sérieux danseurs. Seulement quelques femmes assises à l’écart, et ne paraissant nullement étonnées de leur solitude. L’une d’elles s’avance vers nous, c’est l’aimable fée qui préside à la fête. Ses manières sont à la fois pleines d’élégance et de dignité ; son charmant regard, son bienveillant sourire, d’abord nous rassurent ; mais bientôt mille souvenirs historiques, mythologiques et poétiques, viennent nous épouvanter. L’amabilité des enchanteresses ne prouve rien, l’accueil le plus séduisant peut cacher des projets sinistres ; Cléopâtre, Lucrèce Borgia, Alcine, Armide, Circé, Mélusine, étaient aussi des maîtresses de maison bien prévenantes… on sait dans quelles affreuses intentions ! D’ailleurs, nous marchons de prodige en prodige, et tout ce qui est mystérieux est effrayant. Pour cacher notre trouble, nous allons nous asseoir au pied d’une des pyramides de fleurs. À peine sommes-nous là que deux personnages fantastiques se dirigent de notre côté. L’un a pris les traits d’un ambassadeur célèbre que nous croyons reconnaître ; l’autre a pris la forme d’un député de nos amis, sans doute afin de nous inspirer plus de confiance. Pendant que nous causons avec eux, un coup d’archet se fait entendre, nous tournons vivement la tête et nous voyons la salle remplie de monde. Les jeunes gens empressés entraînent leurs danseuses, et les quadrilles se dessinent au même instant. D’où venaient-ils, ces jeunes danseurs ? par où étaient-elles entrées, ces belles danseuses ? Nous l’ignorions, et nous restions confondu ; le prodige devenait de plus en plus inquiétant, nous ne comprenions rien à cette évocation soudaine, nous devinions seulement que c’était une apparition merveilleuse et qu’il fallait se hâter de la contempler. Alors, ouvrant de grands yeux, nous nous sommes mis à admirer ces charmantes sylphides dont la beauté nous rappelait d’autres gracieuses beautés que nous avions déjà vues autrefois dans les fêtes terrestres de la grande ville. Une déesse au front majestueux passa devant nous. Elle jetait autour d’elle des regards doux et tristes qui semblaient dire : « Vous m’enviez, mais croyez-moi, ce n’est pas très-amusant d’être si belle… » Elle s’arrêta un moment près de la porte, puis elle disparut. Une autre blonde déesse couronnée de bluets, à la démarche légère, au teint de lis, semblait à son tour lui répondre : « Je ne suis pas comme vous, ça m’amuse beaucoup d’être jolie. » Et joyeuse elle dansait, puis à son tour elle disparut. Deux jeunes sœurs à la taille svelte, au fin sourire, aux regards expressifs et charmants, traversèrent la fête en se donnant le bras ; elles étaient vêtues de longues robes blanches et coiffées de grappes de perles noires ; elles tenaient à la main un bouquet de deuil, une touffe de roses blanches entourées de pensées… encore ces mêmes fleurs qui voulaient aussi servir de langage !

De belles jeunes filles, couronnées de roses, erraient dans la fête, escortées de jeunes femmes qu’elles appelaient leurs mères. Cela seul aurait suffi pour nous prouver que nous étions transporté dans un monde surnaturel. Une élégante nymphe aux cheveux noirs comme de l’ébène, aux regards brillants comme du jais, attirait l’attention de chacun ; sa parure était éclatante : sur la tête, elle portait une guirlande de géranium ponceau ; sa robe, à double tunique, était garnie d’une guirlande de géranium pareille à celle de sa coiffure, et ces fleurs, cueillies le matin, le soir n’étaient point fanées ; autre phénomène qui devait encore nous épouvanter. Cette nymphe si jolie affectait de ressembler à madame la duchesse de D…, et c’était une idée heureuse.

L’orchestre a cessé de jouer, la contredanse est finie, et soudain le même effet qui nous avait déjà tant effrayé se reproduit, toutes les danseuses s’évanouissent ; n’allez pas croire qu’elles tombent évanouies, comme cela se faisait si galamment autrefois ; nous voulons dire qu’elles disparaissent ; la salle reste encore presque vide. Cette fois, nous nous décidons à pénétrer cet inconcevable mystère et nous quittons le bal à notre tour… et le spectacle le plus admirable enchante nos yeux… De magnifiques jardins habilement éclairés s’étendent devant nous. Des lampes de toutes couleurs rayonnent entre les arbres ; chaque buisson jette une étincelle, chaque tige porte un flambeau. Des lueurs furtives, avertissant vos pas, se cachent comme des vers luisants dans les herbes, ou se suspendent comme des lucioles dans les rameaux, et ces lueurs font valoir la teinte sombre du feuillage, la verdure argentée des gazons. Dans les longues allées, à la fois brillantes et mystérieuses, on voit errer toutes les jeunes danseuses de la fête, et nous comprenons alors pourquoi elles quittent si vite la salle de bal quand le quadrille et la valse sont terminés. Elles glissent entre les branches comme des ombres, mais des ombres joyeuses et richement parées ; elles marchent sans bruit, un sable précieux protège le satin de leur chaussure ; la rosée respecte leurs pas ; la brise discrète n’ose effleurer leurs bras nus, leurs blanches épaules, leurs cheveux flottants. Pas un souffle dans l’air brûlant et parfumé ; pas une larme de la nuit sur les boutons entr’ouverts. L’atmosphère est si douce, que l’on se croit protégé par d’invisibles abris. Enfin l’on prendrait ces verts jardins pour d’immenses salons, pompeusement meublés, également chauffés, ou pour les gigantesques serres d’un colossal palais, si l’on n’apercevait pas dans l’azur du ciel la lune et les étoiles véritables, qui elles-mêmes semblent n’être là que pour donner à cette fête prestigieuse ce qui lui manque : l’idée de la réalité.

Mais où vont-elles, toutes ces jeunes nymphes ?

Ah ! voilà le secret, voilà donc le but de ces promenades intermittentes !… Au détour d’une allée, un chalet lumineux s’offre aux regards ; il s’élève sur une colline boisée de rhododendrons : cette montagne lilas est d’un effet charmant. Un balcon sculpté règne autour des fenêtres du premier étage, un double escalier extérieur y conduit ; au rez-de-chaussée se trouve un riche salon, c’est l’étable : de belles vaches noires et blanches y sont réunies ; elles se lèvent poliment pour nous recevoir. Nous devinons tout de suite que ce sont des princesses enchantées et punies par cette cruelle métamorphose ; on n’aurait pas ces égards, on ne déploierait pas ce luxe pour un bétail ordinaire. Près du salon est une élégante salle à manger où s’étale sur de grands buffets la vaisselle du Japon : c’est la laiterie. Là, on vient boire du lait, à minuit, en robe de bal, en souliers blancs, ce qui est tout à fait champêtre, et puis on monte vite au premier étage, pour manger des fraises qu’on vient de cueillir et qui sont encore dans leurs paniers ; et l’on s’assied sur le balcon… et l’on regarde autour de soi l’immense pelouse, les grands arbres, les buissons illuminés, les allées de feu qui se perdent dans le lointain, et les ombres charmantes qui passent, qui se croisent en échangeant de frais éclats de rire ; et l’on saisit au passage quelques mots malins d’une conversation qui se promène ; car ces êtres fantastiques empruntent souvent l’esprit des mortels célèbres ; et l’on prête l’oreille à leurs discours ; le bruit de leurs paroles harmonieuses se mêle au son du cor que l’orchestre champêtre, caché dans le bosquet, vous envoie, et au son de la flûte que l’orchestre mondain du salon vous jette en expirant ; et, pénétré de la plus douce admiration, l’on se demande qui peut produire ces enchantements. Un envieux vous crie : « C’est l’argent ! » mais vous lui répondez : « Non, car tu es riche aussi et tu n’imagines rien de semblable… » Qu’est-ce donc ? Le hasard peut-être ; oui, le hasard, qui fait qu’une même personne appartient à la fois à différents pays ; aux pays les plus perfectionnés de ce monde, à l’Allemagne par la naissance, à l’Angleterre par l’éducation, à la France par l’habitude, et qu’elle se trouve avoir appris, par un rare bonheur d’élégance, la poésie des fêtes à Vienne, la passion intelligente des fleurs à Londres et la science du bon goût à Paris.

Nous axions vu, ou du moins nous avons cru voir, mercredi dernier, toutes ces merveilles. Sans doute vous nous direz : C’était un rêve. Nous le pensons comme vous, mais il est bien permis de raconter ses rêves quand ils sont si beaux.

Nous avions bien raison de dire que Victor Hugo était assailli par les quémandeurs de billets. L’autre jour, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, pendant un entr’acte, il a failli être étouffé ; une vingtaine de solliciteurs se pressaient autour de lui. Que leur répondre ? Une promesse à chacun, c’était impossible. Un homme d’esprit vint fort à propos le tirer d’embarras. « J’ai peu l’honneur d’être connu de vous, monsieur, lui dit-il, mais j’espère que vous voudrez bien me permettre de vous faire un cadeau. — À moi, monsieur ? — Une chose qui vous fera grand plaisir… — Laquelle, je vous prie ? — Je veux vous offrir un billet pour le jour de votre réception à l’Académie. On m’en a promis un, et c’est à vous que je l’enverrai ; car je vois bien que vous n’en aurez jamais assez !… » M. Hugo s’empressa d’accepter cette proposition si aimable, et les importuns, comprenant leur indiscrétion, s’éloignèrent.

Le trait est charmant. Quel est l’homme d’esprit qui a fait cela ? — C’est M. Nestor Roqueplan.