Lettres parisiennes/Année 1841/10

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1841

LETTRE DIXIÈME.

Les plaisirs. — La haine des gens qui s’ennuient contre les gens qui s’amusent.
Le baptême du comte de Paris. — Un député indépendant.
8 mai 1841.

Jamais à aucune époque de l’année, et du monde peut-être, Paris ne s’est amusé avec plus d’ardeur qu’il ne le fait en ce moment. On folâtre toute la journée au bois de Boulogne et aux Champs-Élysées ; on minaude toute la soirée au spectacle, à l’Opéra, dans les concerts publics et particuliers, et puis on sautille toute la nuit dans les bals charmants, plus ou moins intimes, qui durent jusqu’à huit heures du matin : c’est d’étiquette. Ceux qui ne vont que jusqu’à six heures sont des bals manqués ; on n’en parle pas. Quelques maîtres de maison perfides, quand la fête se prolonge par trop, la terminent brusquement par un coup d’État : ils font ouvrir les fenêtres. Alors l’astre du jour, impitoyable et malveillant comme un journaliste, vient plonger dans la salle de bal ses rayons critiques. Il regarde avec un malin sourire tous ces visages démasqués, toutes ces gazes fanées, toutes ces fleurs flétries ; et la troupe joyeuse, effrayée de sa propre image, s’enfuit. Une seule femme, élégante célèbre, reste jolie à cette heure fatale. On s’en étonne, on s’extasie. Le beau mérite ! elle n’a pas encore vingt ans !

Ces petits bals sont en général divisés en deux périodes distinctes, qu’on pourrait appeler la période classique et la période romantique, si ces dénominations n’étaient point trop vieilles. Dans la première période, dans les premières heures du bal, les contredanses, assez confuses, s’animent, mais doucement ; cela veut dire que les jeunes personnes sont en majorité dans la fête, et que les mères prudentes surveillent leurs innocents plaisirs afin qu’ils persistent à être innocents.

Alors les merveilleuses cèdent la place aux jeunes filles ; elles daignent valser, mais elles dansent peu. Plus tard, au contraire, quand les jeunes filles sont enlevées par leurs mères, quand la fête se trouve soulagée du poids énorme de la convenance suprême, c’est-à-dire du respect qu’inspire l’ignorance, la seconde période du bal est proclamée. Les favorites de la mode s’emparent du terrain. Les danses romantiques se dessinent, un aimable abandon succède à une contrainte pénible ; l’orchestre intelligent devient plus sonore ; les conversations, moins bruyantes, deviennent plus intelligibles ; les médisances s’arrêtent, c’est l’heure où chacun parle de soi ; on ne fait plus d’esprit, c’est l’heure où il suffit d’être belle ; et l’on profite de la confiance générale pour paraître avec tous ses avantages bien franchement. Ainsi, par exemple, les femmes qui ont de beaux bras ôtent leurs gants et dansent sans gants, ce qui nous paraît un peu bien intime. On proposait l’autre jour à une jeune femme assez moqueuse d’imiter cette mode nouvelle : « Je le veux bien, dit-elle avec malice, j’ôterai mes gants, mais c’est à une condition. — Laquelle ? — C’est que toutes ces dames ôteront leur peigne. » Le trait était mordant, car presque tout le monde a de véritables mains, tandis que les fausses nattes sont très-communes, surtout sur le front des très-belles femmes, qui ont rarement de beaux cheveux.

Et vous pensez bien que, lorsque l’on danse sans gants, on danse aussi sans façon. On en arrive malgré soi à imiter les danses inimitables. Les prudes crient au scandale. Pour nous, nous regardons ce zèle exagéré comme un symptôme heureux qui annonce une réforme, depuis longtemps désirée, dans le système de la danse parisienne. En France, on procède en toute chose par excès. On ne se corrige d’une exagération que par l’exagération contraire ; puis, après le premier coup de feu, on se calme, et l’on se montre convenable pendant quelque temps. Aux coiffures trop hautes ont succédé les coiffures trop basses ; puis sont venues les coiffures ni trop hautes ni trop basses. Aux robes trop simples ont succédé les robes à huit volants, puis sont venues les robes raisonnablement élégantes. Aussi, nous l’espérons, à la danse morne, disgracieuse et niaise adoptée depuis quinze années, succédera bientôt la danse coquette, séduisante, mais digne et modeste, de nos mères. Cette danse grivoise qu’on essaye aujourd’hui n’est qu’une transition : Nous le répétons, dans ce beau pays des abus, les excès contraires sont les transitions naturelles. Oh ! quel triomphe nous prédisons à la femme intrépide qui aurait le courage d’apprendre à danser ! Puisque vous hasardez des poses étranges, pourquoi craignez-vous de risquer quelques jolis pas ? Vous osez mal danser comme des grisettes, et vous n’osez pas bien danser en femmes comme il faut ! — On se moquerait de nous, dites-vous ; nous serions ridicules. — Mais vous seriez charmantes, tandis que maintenant vous êtes… La phrase est mal construite, il ne faut point l’achever.

Ces fêtes qui se prolongent jusqu’au jour, ces soupers déjeunatoires font le sujet de toutes les conversations. Les femmes qui ont dépassé l’âge convenu des plaisirs ne pardonnent pas à celles qui dépassent l’heure convenable des fêtes ; elles en parlent avec une aigreur incroyable. « Autrefois, disent-elles, on y mettait plus de mesure. — C’est vrai, répondait hier M. de B… à l’une d’elles ; autrefois on dansait jusqu’à sept heures trois quarts, mais jusqu’à huit heures du matin, jamais. » Chose étrange ! à Paris, dans cette ville du plaisir, il est un crime qu’on ne vous pardonne pas : c’est de vous amuser. Les gens qui ont le tort de s’amuser sont des victimes vouées par la sottise à la médisance. On les poursuit de méchants propos, on leur prête toutes sortes d’aventures. S’il leur arrive un malheur, on s’en réjouit avec une affectation cruelle ; on les accuse de tous leurs maux, comme si la ruine, la fièvre et la mort épargnaient les gens qui bâillent toute la journée ! Pauvres esprits joyeux ! on est bien injuste à leur égard. Ils valent pourtant mieux que les autres ; et d’abord comme noblesse d’âme, ils ont un grand avantage pour eux, c’est qu’ils n’envient jamais ceux qui s’ennuient. Cette fureur des êtres languissants contre les gens qui s’amusent nous paraît non-seulement injuste, mais de plus très-impolitique. L’amusement est une des richesses de Paris. Pourquoi les étrangers viennent-ils de tous les pays habiter cette affreuse ville ? Parce qu’on s’y amuse. Pourquoi gémissent-ils lorsqu’on leur ordonne de la quitter ? Parce qu’ils s’y amusaient. Pourquoi la regrettent-ils en tous lieux et toujours ? Parce qu’ailleurs ils ne s’amusent plus. C’est donc une faute, une immense faute que de vouloir étouffer imprudemment la joyeuseté parisienne : c’est ravir au trésor public son revenu le plus certain : c’est tout simplement un crime d’État. Rendre Paris séduisant, enchanteur, irrésistible, tel est, au contraire, le devoir de la société française dans l’intérêt du pays. La bienveillance patriotique devrait être acquise à ceux qui professent la gaieté nationale ; bien loin de les condamner, il faudrait leur voter des récompenses ; on pourrait même compléter l’idée et faire déporter dans une île déserte tous les ennuyeux, comme nuisant à la prospérité du pays.

Amusez-vous donc, ô jeunes femmes ! dansez, valsez, chantez, couronnez-vous de fleurs et soyez belles ! On médit de vous, cela est vrai ; mais on calomnie aussi les autres femmes qui ne dansent pas, qui ne chantent pas, qui ne s’amusent jamais et qui sont laides. Et le mal que l’on dit d’elles est plus fatal que celui que l’on dit de vous, parce qu’elles vivent dans l’ombre et que l’ombre rend tout probable ; tandis que vous vivez dans la lumière, et la lumière justifie. Vous avez enfin pour vous consoler vos succès, et le succès est une arme qui vous venge des attaques de l’envie d’une bien terrible manière : en les expliquant.

L’événement de la semaine est le baptême du comte de Paris. La cérémonie était fort belle et très-bien ordonnée. Les parures des princesses étaient éblouissantes et du meilleur goût. Madame la duchesse d’Orléans portait une robe blanche ; elle était coiffée avec des plumes blanches, et couverte de magnifiques diamants. La reine des Belges, la duchesse de Nemours et la princesse Clémentine portaient des robes bleues ; elles étaient coiffées de plumes bleues et aussi couvertes de diamants ; et le soleil éclairait toutes ces parures : c’était un effet merveilleux !

L’enfant avait une longue robe de crêpe lisse doublée de satin blanc. Il a une charmante figure. Pendant le service, il ne paraissait pas trop effrayé ; mais quand monseigneur l’archevêque s’est approché de lui, il a pâli. Les enfants ont un instinct qui les avertit de ce qui est solennel. Un visage épouvantablement laid ne leur fera pas trop peur ; mais une figure belle, calme, sérieuse, froide, leur inspirera une crainte invincible. La cérémonie a duré démesurément pour les spectateurs arrivés de bonne heure afin d’être bien placés. La chaleur était excessive. Une femme de nos amies, qui assistait à cette solennité, en est revenue malade. En écoutant ses récits, nous nous disions en nous-même : C’est un bien grand bonheur que d’être paresseux, car enfin, si nous n’étions point paresseux, nous irions voir toutes ces choses-là, et ça nous fatiguerait bien.

Avant et après la cérémonie, les amateurs d’antiquité allaient regarder les fonts baptismaux de Notre-Dame, monument historique très-précieux. Nous avons trouvé une ancienne définition de ce monument dans un ouvrage, l’Histoire du palais de Fontainebleau, par M. Vatout, où nous découvrons chaque jour de nouveaux trésors historiques ; cette définition est faite à propos du baptême des trois enfants de Henri IV, qui eut lieu le 14 septembre 1606, à Fontainebleau, où l’on avait été obligé de transporter tous les préparatifs de la cérémonie, à cause de la peste qui était alors à Paris :

« Les fonts qui servent pour le baptême de nos rois avaient été apportés de la chapelle du château du bois de Vincennes, où ils sont curieusement gardés : c’est un grand bassin de cuivre rouge, couvert de plaques d’argent, avec de petites figures artistement travaillées ; le tout fort antique, ayant été fait l’an huit cent nonante-sept (897). » Cette époque se rapporte à la fin du règne d’Eudes, fils de Robert le Fort, comte de Paris.

Le concert monstre n’était peut-être pas assez monstre : c’était un superbe coup d’œil et un beau bruit, mais plus doux qu’on ne l’espérait. On s’attendait à être assourdi, et point du tout, ce n’était que sons agréables. Chacun est revenu désappointé. Le mot monstre a perdu beaucoup de sa valeur.

Le feu d’artifice était mélancolique ; il affectait une trop grande simplicité. On ne voyait rien, et l’on n’entendait que des coups de canon ; et le canon est une chose trop positive pour qu’on en abuse ainsi dans les effets artificiels. Le canon, c’est une langue sacrée ; ne la rendez pas vulgaire. C’est une grande voix qui vous dit : Un prince vient de naître… Un roi vient de mourir Celui-là est banni… Celui-ci est élu… Telle bataille est gagnée !… Respectez cette voix puissante, et ne la faites pas gronder inutilement aux heures folles du plaisir.

L’événement parlementaire de la semaine est le beau mot de M. Taschereau dans la séance de mardi dernier. Nous sommes heureux, convenez-en, d’avoir des ennemis qui disent de ces choses-là ! Avoir pour ennemis les ennemis de Dieu, comme cela grandit ! Au reste, nous connaissions déjà toute la malveillance de l’éloquent député de Loches contre les hommes et les cérémonies de l’Église. Le jour des funérailles de l’empereur, le farouche député s’était déjà déclaré hautement à ce sujet. Il était dans l’église des Invalides, dans la travée des députés, devant une autre travée remplie de femmes ; là, nonchalamment étendu sur deux banquettes et la tête coiffée d’un chapeau indépendant, il assistait à la cérémonie et l’égayait de malins propos. « Quel est ce député qui garde son chapeau dans une église ? demanda une femme placée près de lui. — C’est M. Taschereau… » Le roi arriva, M. le député garda son chapeau ; l’office divin commença, M. le député garda son chapeau ; le corps de l’empereur fut apporté dans l’église ; les vieux soldats s’agenouillaient, les vieux maréchaux s’essuyaient les yeux en se prosternant, les femmes tremblaient d’émotion, M. le député gardait son chapeau… et chacun était indigné, et l’on s’en allait en disant : « Si cet homme garde son chapeau devant des femmes, devant le roi, devant l’empereur, devant Dieu ! devant qui donc l’ôte-t-il ? » — Quelle question !… devant ses électeurs.