Lettres parisiennes/Année 1841/09

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1841

LETTRE NEUVIÈME.

Fureur des Nabuchodonosor. — Complaisance des grands seigneurs. — Les bas bleus libres. — La chasse au lion. — Bals Thorn. — La dame aux sept petites chaises.
26 avril 1841.

Il paraît que depuis huit jours les Nabuchodonosor sont furieux contre nous, les mauvais, comme vous le pensez bien. De nos plaisanteries, les bons Nabuchodonosor n’ont fait que rire ; mais les autres se sont fâchés, et vraiment il y avait de quoi : les accuser d’être follement orgueilleux en leur prouvant qu’ils n’ont même pas le droit de l’être, c’était beaucoup pour une fois. Leur colère est naturelle, mais elle est maladroite aussi, et le monde s’amuse fort de leur dépit, qui est un aveu.

« Pourquoi donc M. de *** se fâche-t-il ? Cette critique ne le regarde pas. — Si vraiment. — N’est-il pas de l’ancienne famille de *** ? — Il n’en est point. Son nom est un nom de terre : il s’appelle tout bonnement M. S… — Vous m’en direz tant ! — Et M. de X… ? — Ah ! lui, c’est autre chose, il n’a pas même le droit de se fâcher. — Pourquoi cela ? — Parce qu’il n’est pas même un mauvais Nabuchodonosor. — Je croyais… — Je vous dis qu’il n’est rien du tout, ni bon, ni mauvais, ni Nabu, ni chodo, ni nosor, et que sa colère est une prétention très-ridicule. »

Oh ! depuis huit jours, nous avons appris à ce sujet bien des choses qui seraient très-plaisantes à raconter, car cela nous, arrive souvent de ne comprendre que le lendemain ce que nous avons dit la veille. Nous avons tellement peur des allusions, que, pour les éviter, nous prenons des détours extrêmes qui nous mènent précisément à d’autres allusions plus dange- reuses. Ce que nous craignons de dire, nous ne le disons pas ; mais nous disons autre chose, et nous faisons de l’esprit sans le savoir. Nous déguisons si bien l’aventure de celui-ci, qu’elle se trouve être l’aventure de celui-là. Les critiques et les romanciers ont du malheur ; ils ne peuvent peindre un ridicule sans faire un portrait, imaginer un roman sans révéler une histoire. Aussi pourquoi se piquent-ils de faire de la vérité ? Les bouquets de Dorat et les bergers de Florian ne fâchaient personne. Faudra-t-il donc en revenir là ? Non, il faut faire son métier en conscience, l’accepter franchement avec ses ennuis et avec ses périls. Notre rôle est de peindre les ridicules du jour, les vôtres aussi bien que les nôtres, dont nous rions souvent de très-bon cœur. Peignons-les donc sans nous préoccuper du danger de les trop bien peindre. Raconter les mœurs du temps, tel est notre devoir. Si nous parlons de vous, monsieur, et de vous, madame, c’est votre faute ; pourquoi êtes-vous un trait de mœurs ?

Eh ! mon Dieu, nous n’y mettons point de malice, nous n’en voulons à personne ; nous regardons et nous rions, voilà tout. Quand nous voyons, par exemple, des gens que l’orgueil seul fait vivre manquer d’orgueil, et s’en aller, pour quelques tristes fêtes, flatter le premier Américain venu ; quand nous voyons de grandes dames et de grands seigneurs, c’est-à-dire des personnages qui font profession de dignité, supporter des impertinences que le plus humble solliciteur ne voudrait pas supporter, nous trouvons cela étrange, et nous le disons, nous en avons le droit. Trait de mœurs.

Quand nous voyons les ennemis de la royauté s’associer à la royauté pour étouffer la liberté ; quand nous voyons des lois de mort votées complaisamment par bonne grâce, nous trouvons que cela est étrange, et nous le disons, nous en avons le droit. Trait de mœurs.

Quand nous voyons des législateurs sévères se préoccuper si vivement du regret que pourraient éprouver quelques bas bleus de génie dans le cas où des maris récalcitrants voudraient les empêcher d’écrire et de mettre au grand jour leurs œuvres, au lieu de s’inquiéter du sort de tant de pauvres mères de famille qui, grâce à nos lois tyranniques, ne peuvent pas même sauver leur dot, le fruit de leur travail, le pain de leurs enfants, des mains d’un mari fripon, joueur ou frauduleusement infidèle, nous nous permettons de dire : Cela est une risible inconséquence. Et, certes, nous en avons bien le droit. Trait de mœurs.

Quand nous voyons des hommes d’esprit poursuivre d’une haine mesquine un grand talent et le combattre par des manœuvres indignes de gentilshommes de lettres, nous disons que cela est misérable, et nous en avons le droit. Trait de mœurs.

Quand nous voyons des anciens maîtres d’école, des épiciers retirés, s’arroger à eux seuls le droit de diriger les destinées du monde, nous trouvons cela fort plaisant, et nous le disons. Trait de mœurs.

Quand nous voyons des poëtes rêveurs comme l’auteur du Chemin de traverse, comme l’auteur de Sous les tilleuls, comme l’auteur de Fortunio, et même comme l’auteur de Madeleine, condamnés à se faire journalistes critiques par la bourgeoiseté des goûts et par l’impoésie des temps, et forcés de s’occuper toute la journée de choses et de gens qui leur sont si parfaitement indifférents, nous trouvons que cela est triste, et que c’est un bien affreux… trait de mœurs.

Quand nous voyons les femmes les plus collet monté de Paris, celles qui, par dévotion, ne vont jamais au spectacle, se réunir dans un petit salon pour voir cette bouffonne parade qui a pour titre : Passé minuit, — parade déjà fort risquée jouée à distance et par Arnal, sur un petit théâtre, mais qui doit sembler bien autrement intime représentée dans, une chambre, et jouée par un M. de B…, de C… ou de L…, qu’il faut complimenter après le spectacle, — nous trouvons cela fort étrange, et vous le trouvez aussi ; peut-être en doutez-vous ? Rien n’est plus vrai, pourtant. Passé minuit a été joué, l’autre soir, dans le petit salon de M. W…, devant le parterre le plus scrupuleux, qui s’en est beaucoup amusé. Demandez plutôt à M. de Castellane ; il sait bien cela, lui qui a eu le bon goût de refuser deux fois qu’on jouât cette pièce-là publiquement sur son théâtre. Trait de mœurs.

Quand nous voyons, dans nos fêtes les plus élégantes, cette tactique nouvelle, qu’on pourrait appeler la chasse au lion ; quand nous voyons nos jeunes femmes traquer l’homme à la mode dans un bal comme un daim dans une forêt, le relancer de salon en salon, guetter son passage dans l’embrasure des portes, l’attirer du regard, le provoquer de la voix en répétant son nom ; et, s’il passe sans les voir, entreprendre, en compagnie d’une amie, d’une confidente victime, un voyage plus que sentimental à sa poursuite, au lieu d’attendre patiemment et dignement qu’il daigne venir jusqu’à elles, nous trouvons cela très-peu modeste, mais très-humble, et nous le disons. Trait de mœurs.

Quand nous voyons enfin….

Quand aura-t-il tout vu ?
Ah ! pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?
Je ne dirai plus rien…

À propos d’allusions et de portraits, on s’obstine à reconnaître tous les personnages du dernier roman publié par la Presse : Mathilde. Toutes les bossues méchantes sont des comtesses de Maran ; tous les parvenus fourbes et insolents sont des Lugarto ; toutes les duchesses sensibles sont des duchesses de Richeville ; toutes les jeunes filles romanesques et cupides sont des Ursule. Chacun de ces tristes portraits a une douzaine d’originaux ; mais, chose singulière ! dans le caractère de Mathilde, qui est charmant, et dans celui de Rochegune, qui est parfait, on n’a encore reconnu personne. Cependant, si tous les personnages de ce livre sont des portraits, comme le prétendent les éditeurs et les méchants, c’est-à-dire les intéressés, ces deux personnages-là sont des portraits aussi ; leur ressemblance existe certainement ; d’où vient donc qu’on ne l’a pas encore trouvée ? Cela vient de ce qu’on ne l’a pas cherchée.

Les bals de printemps sont en grand nombre, mais peu nombreux ; les femmes y affectent une simplicité pastorale. Uniforme : robe d’organdi blanche, guirlande de fleurs naturelles, poses moins naturelles, regards plus que francs, discours plus que naïfs. Les bals du colonel Thorn sont toujours d’une grande élégance et d’une grande fraîcheur, le chiffre des invités ne s’élève pas au-dessus de cent trois. La dernière fête a été encore troublée par les appréhensions du maître de la maison, dont la monomanie, vous le savez, est de se croire toujours poursuivi par des journalistes. Chaque fois qu’il entend annoncer M. d’Escars, malgré lui ses angoisses recommencent ; il croit voir apparaître M. Karr. L’autre jour on a annoncé M. le prince d’Hénin, il a entendu M. Jules Janin ; il a pâli. Un moment après, on a annoncé M. le comte Charles de Mornay ; il a cru entendre : M. le vicomte Charles de Launay ; il s’est évanoui. À peine était-il revenu à lui, qu’on a annoncé M. de la Villegontier ; cette fois il a entendu : M. Théophile Gautier ; c’en était trop, il a eu une attaque de nerfs, il a fallu l’emporter. On espère que cette affection n’aura pas de suites dangereuses : c’est une maladie bien connue sous le nom d’entérite folliculaire.

Le mot de la dame aux sept petites chaises a tant de succès, que de tous côtés on nous apporte quelques naïvetés de sa façon. L’autre jour, elle parlait politique comme elle parle anglais. « Votre M. Thiers, disait-elle, je ne trouve pas du tout que ce soit un nègre en politique. » Elle racontait aussi, dernièrement, que sa voiture s’était cassée ; elle ajoutait : « J’ai été obligée, pour rentrer chez moi, de prendre une citadelle » (comprenez citadine). Elle disait encore à un de ses amis, qui allait et venait dans son salon, en cherchant son chapeau, sans doute : « Qu’est-ce que vous avez donc ce soir ? vous avez l’air d’un âne en plaine ! » Elle doit partir la semaine prochaine. Quel dommage ! mais elle écrira !