Lettres parisiennes/Année 1839/25

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1839

LETTRE VINGT-CINQUIÈME.

Les romans inconnus de la vie bourgeoise. — Voulez-vous être reine ?
Je vous aime et suis roi.
27 septembre 1839.

Oui, notre époque est le siècle des inconséquences, et chaque jour nous découvrons dans nos usages de nouvelles anomalies, de nouveaux contrastes. Nous l’avons déjà dit, on rêve aujourd’hui le luxe en demandant l’égalité ; mais ce qui est plus étrange encore, c’est qu’on trouve moyen de mener l’existence la plus romanesque avec les mœurs les plus platement bourgeoises. Il y a quelques années, un jeune homme de nos amis, homme d’esprit, de cœur et de croyance, absolu dans ses jugements comme tous les auteurs de vingt ans, a publié un livre rempli de talent, intitulé les Romans et les Mariages. Le but de cet ouvrage éminemment moral était de tourner en ridicule les femmes incomprises, les âmes méconnues et toutes ces belles victimes de l’oisiveté qui versent des larmes amères dans un salon doré et parfumé, maudissent le destin en attachant sur leurs cheveux un magnifique bandeau de diamants, déplorent leur jeunesse perdue en cueillant un bouquet de fleurs exotiques dans la serre la plus élégante, promènent leur mélancolie dans une excellente voiture au bois de Boulogne, et vont étaler leur désenchantement dans une bonne loge à l’Opéra, avec une boule d’eau chaude, sous les pieds. — Quel est donc leur chagrin ? — L’ennui !… Leur malheur, c’est d’être trop heureuses. Leur imagination exaltée, faussée par la lecture des romans du jour, ne rêve qu’agitation, qu’événements dramatiques ; la vie mondaine les fatigue, le repos de leur existence leur paraît une offense ; elles méritaient mieux que cela, un sort si calme ne convenait point à leur âme ardente. Être belle, intelligente, et languir ainsi oubliée du destin ! À vingt-cinq ans n’avoir causé encore aucun malheur, n’avoir fait naître aucune passion délirante, n’avoir troublé aucun ménage, n’avoir inspiré aucun quatrain, n’avoir jamais été la première pensée de personne, n’avoir pour toute affection qu’une mère qui vous chérit, un père qui vous gâte et un mari qui vous honore : qu’est-ce que cela ? Pendant deux grandes années ne compter qu’un seul événement fâcheux : le renvoi d’une femme de chambre qui faisait les robes en perfection. Vivre ainsi, ce n’est pas vivre ; c’est végéter ! Le jeune auteur avait raison : ces chagrins-là ne sont point touchants, et ils ressemblent fort à des ridicules. Ces observations étaient spirituelles, amusantes, elles ont fait le succès de l’ouvrage ; mais, par malheur, elles étaient ingénieuses, c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas justes, et nous l’avons dit à l’auteur lui-même très-franchement ; sa surprise était grande lorsque, pour justifier notre critique, nous lui prouvions que les aventures de la vie privée n’avaient été dans aucun temps aussi romanesques qu’aujourd’bui. Il voulait douter encore et cherchait à nous confondre par des exemples, et il appelait les noms propres à son secours. Cette discussion avait lieu au Théâtre-Français, dans un des entr’actes d’un drame d’Alexandre Dumas : il y avait ce soir-là beaucoup de monde dans la salle, et surtout beaucoup de personnes de notre connaissance ; nous avions beau jeu : à chaque citation de notre antagoniste, nous trouvions une réponse triomphante : « Je voudrais bien savoir, par exemple, nous disait-il en riant, ce que vous trouvez de romanesque dans l’existence de madame N…, que j’aperçois là-haut aux troisièmes loges, en face ; croyez-vous que cette petite femme toute ronde, qui passe sa vie à gronder sa cuisinière et à raccommoder les bas de son mari, ait dans ses souvenirs des aventures bien poétiques ? — Oui, sans doute ; cette petite femme-là, je la connais à peine, mais je sais d’elle le trait le plus touchant qu’on puisse imaginer. Cette femme est un ange. — Quoi ! cette femme qui a un bonnet noir avec des rubans feu est un ange ! qu’a-t-elle donc fait de si touchant ? — D’abord vous saurez que c’est la femme de mon notaire, et que mon notaire, qui est, du reste, un très-honnête homme, a eu le malheur, dans sa jeunesse, d’être un bel homme, adoré des femmes. Retenez bien ceci. En 1821, il se maria, et sa femme fit comme toutes les autres femmes, elle l’adora. Son époux et deux beaux enfants, gage d’une union chérie, se partageaient son cœur. Elle était heureuse, parfaitement heureuse. Une voisine, une cousine bien intentionnée, souffrait de ce bonheur comme toute voisine et cousine bien intentionnée ; cette joie si pure lui faisait mal, elle sentait le besoin de la troubler ; elle court donc un jour chez son amie, et, la voyant toute joyeuse, elle vient lui serrer la main affectueusement, lève aux cieux des regards pleins d’une pitié cruelle et laisse tomber ces simples mots : « Pauvre femme !… » Être heureuse et s’entendre traiter de pauvre femme, c’est apprendre un malheur. « Qu’est-il arrivé ? s’écria l’épouse inquiète. — Rien… » dit la voisine en feignant de dissimuler ; puis elle ajouta d’un air faussement indifférent : « Ton mari est sorti ? — Oui, il est allé voir le fils de M. B…, dont il est le subrogé tuteur. — Il te dit cela, mais ce n’est pas le fils de son client qu’il est allé voir. Qui donc ? — C’est son fils, malheureuse ! un enfant qu’il a eu avant son mariage ; la mère est morte, c’est madame Dutillois, une femme superbe qu’il aimait comme il n’a jamais aimé aucune femme. — Quoi ! mon mari a eu un fils avant son mariage ? — Le petit a déjà huit ans, il est dans une pension à Vaugirard. Il est ravissant, on ne peut pas voir un plus bel enfant. — Ah ! mon mari, dit la jeune femme avec émotion, c’est bien mal… — Oui ; c’est bien mal ! s’écrie à son tour la voisine, se méprenant sur le sens de cette exclamation. Que veux-tu, ma chère ! les hommes sont des monstres, ils n’en font pas d’autres. Je suis fâchée de t’avoir appris ce secret ; mais j’ai pensé qu’il valait mieux que tu en fusses instruite ; une femme aime toujours à savoir ces choses-là… » Et disant ces mots, elle s’éloigne, satisfaite du chagrin qu’elle croit avoir causé, pour laisser à son amie le loisir d’en souffrir amèrement. Mais à peine est-elle partie, que la jeune épouse met son châle et son chapeau, envoie chercher un fiacre et court à la pension de Vaugirard. Là, elle se nomme et fait demander le fils de son mari, et elle ordonne qu’on transporte chez elle la couchette, le linge et tous les effets de l’enfant ; puis elle le ramène chez elle, l’embrasse tendrement, et l’envoie jouer dans le jardin avec son frère et sa sœur. Le soir, vers six heures, M. N… rentre pour dîner, et voit qu’on a mis cinq couverts : « Eh bien, ma femme, s’écrie-t-il, nous avons donc du monde à dîner aujourd’hui ? Je vois un couvert de plus ! Quel est le convive ? — Un convive charmant, répond madame N…, que j’ai invité moi-même, et que tu aurais dû depuis longtemps m’amener. » M. N… vit alors dans le jardin son fils aîné, qui jouait avec ses autres enfants ; mais ce qu’il y a de plus beau, c’est que cet enfant, qui est maintenant un grand jeune homme, ne sait que depuis le jour où il a été appelé par la loi du recrutement à tirer au sort que madame N… n’est pas sa mère. N’ai-je pas raison de dire que cette femme est un ange ? le roman de sa vie vaut bien tous ceux que l’on invente pour nous amuser. »

Cette histoire, que nous vous contons longuement aujourd’hui, mais que ce soir-là nous avions dite en quelques mots, n’avait pu convaincre notre adversaire. « Ce roman, disait-il, a déjà quinze ans de date ; il ne prouve rien. Ce sont les mœurs actuelles que je trouve vulgaires, et je vous défie de me citer une aventure romanesque arrivée hier, et dans votre société. » En cet instant, une belle jeune femme entra dans sa loge. « Voici précisément madame de R… qui vient m’inspirer. — Madame de R…, une héroïne de roman ? cette jeune folle qui rit toujours et qui se croit coquette parce qu’elle se moque de nous ! — Madame de R…, je vous le dis, est l’héroïne du plus beau roman que vous puissiez rêver, l’objet de la plus vive passion que jeune et belle femme ait jamais inspirée. — Et qui donc l’aime si tendrement ? — Alfred de G… — Ah ! c’est très-joli ! Alfred de G… qui est en Amérique depuis deux ans ! Il aime donc par correspondance ? — Alfred, — mais n’en dites rien, — Alfred est en Amérique pour tout le monde, pour sa famille, pour ses créanciers, pour ses amis, et surtout pour le mari de madame de R… ; mais pour elle, il est ici, et il n’a pas quitté la France un seul jour. — Comment savez-vous cela ? — Par un hasard suivi d’une indiscrétion. — Je n’aurais jamais cru Alfred capable d’un tel dévouement ; lui si élégant, si merveilleux, se résigner à vivre incognito à Paris ! — À Paris ? dites donc aux Batignolles. Mais il commence à se lasser de son exil. J’ai vu ce matin une lettre de lui datée de Philadelphie, par laquelle il fait pressentir son prochain retour en Europe. — C’est probablement pour cela que madame de R… paraît si joyeuse ce soir. J’en conviens, le roman est plein d’intérêt. — Je vous en raconterais de plus admirables encore, si l’on pouvait tout dire ; mais regardez cette charmante personne qui lorgne de notre côté : c’est une jeune femme de province, encore une héroïne de roman. Elle était un soir paisiblement rêveuse à sa fenêtre, lorsqu’on lui remit un billet conçu en ces termes : « Madame, voulez-vous être reine ?… Je vous aime et suis roi. » Ce billet était signé : « Adolphe Ier. » Après l’avoir lu, la subite reine par la grâce de l’amour leva les yeux, et aperçut à la fenêtre d’une maison située en face de la sienne un jeune homme d’une figure pâle et maladive, qui la regardait tendrement en posant la main sur son cœur. Une femme d’un âge mûr était assise près de lui, et faisait à notre héroïne des signes d’intelligence qui voulaient dire : Ne vous fâchez pas. Le lendemain, cette bonne dame vint voir la fausse reine pour lui demander pardon des extravagances de son fils. « Ayez pitié de lui, madame, disait en pleurant cette pauvre mère ; il est fou, et sa folie est de se croire roi et de vous aimer ; il passe des journées entières à regarder vos fenêtres, à vous envoyer les plus tendres paroles ; s’il voit entrer chez vous quelque habitant de la ville, il tombe dans des accès furieux de jalousie ; il vous écrit de longues lettres de reproches, je les brûle ; mais alors il se désole parce que vous ne lui répondez pas. De grâce, souriez-lui doucement quand il vous reverra ; un sourire lui fera tant de bien ! » Cette situation singulière, cet homme devenu fou par amour pour elle, ce roi imaginaire qui lui donnait son nom dans sa pensée, ont inspiré à notre belle provinciale des vers très-gracieux, que nous voudrions pouvoir citer entièrement ; ils commencent ainsi :

Depuis longtemps une pâle figure
Restait toujours pensive auprès de moi.
Si je fuyais, j’entendais un murmure ;
Sa voix plaintive augmentait mon effroi.
À son salut s’il me voyait sourire,
Si je semblais comprendre sa douleur,
Il paraissait heureux jusqu’au délire
Et demandait grâce pour son bonheur.
..............

Après ce récit, que nous avions, comme l’autre, fort abrégé ce soir-là, nous pensions avoir persuadé notre incrédule auteur, lorsqu’il nous dit avec malice en désignant un grand monsieur à cheveux gris, qui paraissait très-respectable : « Voilà enfin un personnage antiromanesque ; il n’a jamais eu d’aventures, ce brave homme-là. — N’en jurez rien : ce brave homme est un avoué de province, et il a eu, dans sa vie honorable, un petit roman qui aurait bien pu l’envoyer aux galères, si ses ennemis, moins généreux, s’étaient donné la satisfaction de le publier. — Ah ! mon Dieu, qu’a-t-il donc fait ? — Il a séduit une pauvre jeune fille dont il était le tuteur, et, après l’avoir déshonorée, il a refusé de l’épouser. — Un tuteur séduire sa pupille ! mais c’est une infamie pour laquelle on va au bagne… — Ou l’on se fait professeur de moralité. Vous le voyez, tout est roman aujourd’hui ; on se dédommage de la vulgarité des moyens par l’extraordinaire des circonstances ; on fait en action ce que M. de Sainte-Beuve a fait en poésie. Les poètes allaient jadis chercher les Muses sur le Pinde ; lui les a attirées rue Saint-Jacques et dans nos modestes faubourgs. On faisait des vers avec les plus beaux mots, les voiles, les étoiles, les fleurs, les pleurs, l’onde et le monde ; on chantait la fureur des flots, la hauteur des palmiers, les roses, les abeilles, les papillons ; lui a célébré les humbles capucines d’un cinquième étage, la tristesse des rues, les mœurs bourgeoises de la Cité, et il a mis dans ces naïves peintures une charmante couleur de poésie, et il a créé un genre nouveau plein de grâce et d’originalité. Ainsi l’on fait aujourd’hui ; on appelle le roman à soi ; on le fait marcher de front avec ses travaux ; on l’attire dans sa retraite au lieu de l’aller chercher par le monde, comme don Quichotte, la lance au poing ; maintenant il porte une blouse et une calotte grecque au lieu d’un casque de cavalier ; il ne s’effraye d’aucune vulgarité ; il se promène en cabriolet de place et en milord découvert ; il va au concert Musard, il dîne à trente-deux sous ; rien ne le désenchante, rien ne le rebute. Bien mieux encore ! il poétise les choses les plus froidement commerciales : les annonces de journal, par exemple. — En vérité ? et que peut dire, en amour, une annonce de journal ? Je vous aime pour la vie ? — Non, mais : Je vous attendrai rue de…, no tant, depuis telle heure jusqu’à telle heure. — Et comment dit-on cela ? — On fait une annonce quelconque, qui se termine par ces mots : « S’adresser, pour les renseignements, à M. Lefebvre, ou Bernard, rue de… » — Ah ? puisque les annonces de journaux sont des lettres d’amour, j’en conviens, tout le monde aujourd’hui est romanesque… si ce n’est pourtant les femmes sentimentales ; laissez-moi du moins cette exception. — De grand cœur ; car je hais comme vous ces héroïnes obstinées d’un roman rebelle, qui passent leur vie à étudier des poses de mélancolie et à débiter tous les lieux communs imprimés sur l’amour depuis des années ; qui font de l’érudition polyglotte à propos de toutes les peines du cœur ; qui citent en italien un passage de Manzoni à propos d’amants séparés, une pensée de la Cassandre de Schiller à propos d’un présage dédaigné, et des vers de Byron à propos de tout ; femmes sans cœur qui profanent la religion du cœur, femmes sans imagination que dévore l’imagination des autres, amantes sans amour, folles sans folie, navires sans voiles ; chimères sans ailes, roses manquées qui ne doivent jamais fleurir ; je vous les abandonne très-volontiers. Je m’intéresse peu aux égoïstes que tourmente le besoin d’aimer. »

Trois ans à peine se sont passés depuis cette conversation, et déjà bien des événements sont venus nous donner raison : le jeune auteur incrédule a été lui-même le héros de plus d’une aventure, et dernièrement encore, un jaloux poursuivant un rival, et trompé par une ressemblance, a failli le tuer. Conclusion : bizarrerie de notre temps, évènements romanesques et mœurs bourgeoises ; ceci vous explique l’origine du roman intime.