Lettres parisiennes/Année 1839/24

◄  XXIII.
XXV.  ►
1839

LETTRE VINGT-QUATRIÈME.

La matinée d’une jolie femme en 1812 et en 1839.
21 septembre 1839.

Le spirituel Ermite de la Chaussée d’Antin raconte ainsi la Matinée d’une jolie femme de son temps ; c’est la jolie femme qui dépeint elle-même ses plaisirs et ses occupations : « J’avais lu Mademoiselle de la Fayette jusqu’à trois heures du matin ; la tête pleine de Louis XIII, du cardinal de Richelieu, de madame de Brégy, de M. de Roquelaure, je ne me suis endormie qu’au point du jour… Charlotte est entrée chez moi à onze heures… J’ai passé je ne sais combien de temps à tortiller mon madras autour de ma tête, à la chinoise, à la créole, à la provençale, à la savoyarde, sans pouvoir venir à bout de me coiffer ; je me suis fâchée contre Charlotte ; elle avait les larmes aux yeux : je lui ai donné pour dimanche ma loge à Feydeau.

» Il était près de midi quand mon mari est entré dans ma chambre ; il revenait de chez le ministre, et m’annonça que son départ était fixé pour la semaine prochaine. Son intention était que j’allasse passer l’été dans ma terre, en Bourgogne, et j’ai eu beaucoup de peine à lui prouver qu’il était raisonnable que je louasse le château d’Épinay, d’où je pourrais me transporter à Paris deux fois par semaine pour aller à l’Opéra, aux Bouffons, et pour avoir plus promptement de ses nouvelles. Il a fini, comme à l’ordinaire, par convenir que j’avais raison, et par me promettre que son homme d’affaires irait dans la journée traiter avec le propriétaire du château d’Épinay…

» Nous devions déjeuner ensemble Mademoiselle Despeaux m’a envoyé un chapeau de paille d’Italie. C’est un amour. Je me suis bien gardée de dire à M. de Cormeil qu’il coûtait cinq cents francs. Nous en aurions eu pour une heure de morale… Mademoiselle Charlotte est venue m’apporter la liste de mes pensionnaires[1] ; elle augmente tous les jours, et les marchandes de modes y perdent quelque chose.

» Après avoir écrit quelques billets, j’ai demandé mes chevaux, et je me suis jetée dans ma voiture, en camisole, enveloppée dans un cachemire, et j’ai été au bain.

» J’étais de retour à une heure ; mon mari s’était lassé d’attendre : je croyais déjeuner seule, madame d’Hennecourt et sa fille sont venues me tenir compagnie. Il faut attendre que la jeune personne soit mariée pour savoir le nom qu’on doit donner à son silence et à sa gaucherie. Le petit Moreau est venu me présenter un cahier de romances qu’il m’a dédiées.

» Mon mari est rentré. Sa présence a fait fuir ces dames. Je lui ai proposé d’aller avec lui voir la Bataille de Marengo de Vernet. Je ne pouvais pas lui faire plus de plaisir. Le temps était superbe ; nous avions été à pied rue de Lille. M. de Cormeil a été ravi de ce tableau et principalement de la vérité du site ; il se voyait encore à la tête de sa division : nous ne serions jamais sortis de l’aile droite, du centre, de la réserve, et probablement nous aurions couché sur le champ de bataille si j’avais oublié comme lui tout ce qui me restait à faire.

Nous retournions au logis ; le hasard nous fait remarquer au pont tournant le caricle d’Alfred, aide de camp et neveu de mon mari ; nous l’avons rencontré lui-même sur la terrasse du Bord de l’eau. M. de Cormeil, que ses affaires appelaient ailleurs, lui a proposé de me conduire au bois de Boulogne : mon petit neveu a consenti sans trop d’empressement. La promenade du bois était charmante ; tout Paris s’y était donné rendez-vous. Nous avons bien ri de la grosse baronne, avec son coupé vert tendre et ses armes qui tiennent toute la largeur des panneaux. Alfred m’a fait remarquer que la pauvre femme suivait, sans s’en douter, la voiture de madame d’Arcis, où j’ai cru reconnaître le jeune Saint-Alme. Pauvre baronne ! elle est encore plus malheureuse que ridicule. Je crois pourtant que j’exagère.

» Nous étions de retour à Paris avant quatre heures. Nous sommes entrés un moment au manège de Sourdis, où madame Dutillais prenait sa leçon ; à son âge, apprendre à monter à cheval ! après qui veut-elle courir ?

» Madame d’Angeville, que j’ai trouvée au manège, m’a prise dans sa calèche et nous avons été courir les boutiques. Nous nous sommes d’abord arrêtées chez Nourtier pour y choisir des fichus de croisé de soie à la bayadère ; c’est joli, mais cela devient bien commun ; dans huit jours on n’en portera plus. Il y avait un monde fou chez Lenormand, où il est du bon ton de se montrer… Courtois avait reçu des châles de cachemire ; préjugé à part, ceux de Ternaux sont bien supérieurs. — Après avoir été essayer des chapeaux chez Leroi, commander une garniture de camélias chez Nattier, prendre chez Tessier quelques essences et des pastilles d’aloès, je suis rentrée chez moi à cinq heures et me suis mise aussitôt à ma toilette. Parce qu’il avait plu à quelques provinciaux d’arriver deux heures avant le dîner, M. de Cormeil, qui s’ennuyait avec eux, avait bonne envie de me faire des reproches lorsque j’ai paru dans le salon ; mais j’avais mis une robe qu’il aime tant et qui me va si bien, Hippolyte m’avait coiffée avec tant de goût, que mon mari n’a pas eu le courage de me gronder.

» C’était mon jour de loge aux Français, nous y sommes allés un moment : on donnait la Gageure. À la sortie du spectacle, j’ai rencontré la comtesse de C… ; elle avait chez elle une petite fête d’enfants, elle n’avait pas osé m’inviter par écrit, ce qui veut dire qu’elle m’avait oubliée : il n’y a pas eu moyen de s’en défendre. J’ai trouvé là cent cinquante personnes. C’était C… qui dirigeait la fête. On a joué une parade très-gaie, un peu trop gaie peut-être, Cassandre Grand Turc. Le conseiller aulique faisait Cassandre ; Anatole, le beau Léandre ; et le gros-major, Colombine. J’ai ri à me rouler sur mon fauteuil.

» Après souper, on a joué au creps ; j’étais de moitié avec le colonel. C’est incroyable ce que nous avons perdu… Je serai forcée, pour acquitter cette dette, de revendre à Sensier ma parure d’émeraudes. Je suis rentrée à quatre heures. »

Voilà donc quels étaient les plaisirs d’une femme à la mode en l’an de grâce et de gloire 1812 ! Voyons maintenant quelle différence il y a entre les plaisirs de ce temps et ceux du nôtre, entre les élégantes de l’Empire et les élégantes de… Juillet…, du juste-milieu…, du règne de Louis-Philippe…, de la seconde révolution…, de… Comment donc appellera-t-on ce temps-ci ? Nous n’avons aucune idée du nom que l’histoire lui donnera. On dit le Consulat, l’Empire, la Restauration, que dira-t-on de nous ? Qu’importe ? cela ne nous regarde pas ; disons tout simplement : les élégantes d’aujourd’hui.

En 1812, une jolie femme lisait jusqu’à trois heures du matin Mademoiselle de la Fayette, par madame la comtesse de Genlis, et, rêvant de Louis XIII, de madame de Brégy, de M. de Roquelaure, elle s’endormait, doucement bercée par les tendres souvenirs d’un roman gracieux où les sentiments les plus purs même se voilent, où l’amour se perd dans un labyrinthe de délicatesses infinies. — Aujourd’hui, quels livres avons-nous pour endormir une jolie femme ? Mauprat, par George Sand ; les Mémoires du Diable, par M. Frédéric Soulié ; l’Auberge rouge, par M. de Balzac, et les romans maritimes de M. Eugène Süe, c’est-à-dire des brigands, des démons infernaux, des assassins de grandes routes et des corsaires. Bonsoir, madame ; nous vous souhaitons les plus doux rêves.

En 1812, une femme de chambre s’appelait Charlotte ; aujourd’hui, c’est la maîtresse qui se nomme ainsi : la soubrette se nomme Célestine, Amélie, Laure ou Adrienne.

Elle n’entre plus chez sa maîtresse à onze heures ou midi, mais bien à huit heures du matin, ce qui est très-différent ; et la jeune femme, au lieu de rester je ne sais combien de temps à tortiller son madras autour de sa tête, met à la hâte, et cependant avec coquetterie, un joli bonnet de dentelle que lui a envoyé mademoiselle de la Touche, et va rejoindre dans le salon d’étude sa petite fille dont elle surveille elle-même les leçons. Car la maternité est la passion du jour, et c’est une justice que l’on doit aux mœurs de notre époque : si l’on voit dans le monde des femmes légères, on n’y voit point de mères indifférentes.

En 1812, une jolie femme, au risque de déplaire à son mari, refusait gracieusement d’aller passer l’été dans ses terres ; aujourd’hui c’est tout différent, les femmes vont s’enterrer très-volontiers dans leur vieux château, devenu très-confortable ; elles ont soin de se créer dans le voisinage un vague intérêt romanesque qui suffit pour leur faire aimer le chant du rossignol, la fraîcheur des ruisseaux et la solitude des bois. Celles qui n’ont point cette ressource supportent courageusement les langueurs de la campagne en songeant au bien-être de leurs enfants ; l’air de Paris est si mauvais pour eux qu’elles se consolent d’avoir quitté la ville, et, nous l’avons déjà dit, l’amour maternel est la passion des Parisiennes : pour ses enfants, une Parisienne est capable de tout, même de s’ennuyer avec plaisir.

En 1812, les femmes riches étaient grondées par leurs maris parce qu’elles portaient beaucoup de chapeaux de paille de cinq cents francs, et faisaient de folles dépenses pour leur parure. — Aujourd’hui, les femmes très-riches courent les magasins au rabais, et rentrent toutes glorieuses quand elles ont trouvé des capotes à vingt-deux francs et des bonnets de tulle à sept livres dix sous. Là nous trouvons encore cette même inconséquence d’un luxe mal placé. Les femmes qui n’ont point de fortune sont les seules qui se parent chèrement ; les autres, en général, sont plus qu’économes. Elles font de larges aumônes, il est vrai, et donner vaut mieux que dépenser, en morale et en charité, sans doute, mais non pas en économie politique. Les douze mille francs que madame va distribuer aux pauvres auront été par le fait moins profitables à la fin de l’année, que les douze mille francs que mademoiselle va dépenser pour sa toilette. — Comment cela ? — Rien de plus simple : on donne en secret, et l’on dépense en public ; on agit alors par l’exemple ; cela est triste à dire, mais cela est vrai : une robe neuve que l’on montre fait plus de bien en réalité qu’une bonne action que l’on cache. Donner, ce n’est que donner ; dépenser, c’est faire dépenser ; d’ailleurs, dépenser, c’est être généreux aussi, et généreux à coup sûr, car c’est donner à qui travaille.

En 1812, une jolie femme se jetait dans sa voiture en camisole, enveloppée dans un cachemire, et s’en allait au bain ; ce n’est pourtant pas ainsi que faisaient madame la princesse de Chimay, madame la comtesse Regnaud de Saint-Jean d’Angely et bien d’autres grandes dames de l’Empire, qui avaient chez elles des salles de bain élégantes, ornées de marbres antiques, de peintures gracieuses, de lampes d’albâtre, de corbeilles de fleurs ; mais ne taquinons point le bon Ermite, et bornons-nous à dire qu’aujourd’hui, grâce aux bains à domicile, on n’a pas besoin de faire mettre ses chevaux pour s’en aller en camisole prendre un bain. Ceci est un progrès.

En 1812, on allait le matin admirer la Bataille de Marengo de Vernet ; aujourd’hui on va de même admirer la Prise de Constantine de Vernet.

En 1812, une jolie femme rencontrait par hasard le caricle d’Alfred ; aujourd’hui elle rencontre le tilbury d’Édouard.

En 1812, la jolie femme montait dans le caricle d’Alfred, et son mari leur disait de s’aller promener ensemble ; aujourd’hui cela ne se ferait point. Mais Édouard descend de son tilbury, il monte dans la calèche de la jolie femme, et c’est le mari lui-même qui les promène.

En 1812, une jolie femme appelait une voiture à deux places un coupé ; aujourd’hui ce sont les cochers et les selliers qui parlent ainsi.

En 1812, une femme disait : Saint-Alme ; aujourd’hui elle dit : M. de Saint-Alme.

En 1812, une jolie femme, après le dîner, brûlait des pastilles du sérail ; aujourd’hui elle fume un petit cigare de la Havane.

En 1812, on allait au manège Sourdis ; aujourd’hui on va au manège d’Aure.

En 1812, on allait acheter des étoffes chez Nourtier ; aujourd’hui on va aussi acheter des étoffes chez Nourtier.

En 1812, on achetait des fleurs chez Nattier ; aujourd’hui on va encore acheter des fleurs chez Nattier. Chose étrange ! tout a changé, excepté ces deux magasins. Il est vrai qu’il s’agit de modes et de fleurs, emblème de l’éternité.

En 1812, les convives provinciaux arrivaient deux heures avant le dîner ; aujourd’hui ils ont si peur d’avoir l’air d’habitants de province, qu’ils vous font attendre.

En 1812, une jolie femme jouait au creps jusqu’à cinq heures du matin, et elle perdait au jeu des sommes considérables ; aujourd’hui quelques jeunes femmes jouent au whist, mais fort sagement, et elles n’y perdent rien, pas même le plaisir d’une bonne conversation, car la conversation n’est pas un des plaisirs de notre époque ; c’est l’impossibilité de la soutenir qui donne maintenant aux jeunes femmes le désir de jouer. Le jeu n’est pas pour elles un amusement, c’est un refuge. Aussi ne voit-on parmi elles de véritables joueuses que celles qui n’ont jamais eu rien à dire, ou celles qui ont déjà tout dit.

Soyez de bonne foi : quel temps préférez-vous, celui de l’Empire ou le nôtre ? — Moi, j’aime mieux ce temps-ci. — Et moi je regrette l’Empire. — Quoi ! le régime militaire ? — Oui, parce que sous le régime militaire on ne fumait point, et j’aime mieux la vaine fumée de la gloire que la trop réelle fumée du tabac.


  1. Pauvres secourus à domicile. Beaucoup de femmes de Paris exercent ce genre de bienfaisance avec autant de générosité que de discrétion ; et ces femmes-là ne prenaient pas alors le titre de dames de charité.
    (Note de l’Ermite.)