Lettres parisiennes/Année 1837/12

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1837

LETTRE DOUZIÈME.

Promenade. — Tulipes de M. Tripet. — Le faubourg Saint-Germain. — Un étrange pari.
30 mai 1837.

Les boulevards sont en fleur : c’est la saison des jolies femmes, des jolies robes ; chaque parure est un bouquet ; les mousselines roses, les jaconas blancs, les foulards bleus, les taffetas lilas, réjouissent les yeux ; ce ne sont pas seulement des symptômes, aujourd’hui ce sont des preuves de printemps. Les gros souliers noirs sont remplacés par de petits souliers de peau anglaise, par de petits souliers en maroquin de couleur vernis ; on peut être élégante et aller à pied ; les piétons se croient riches ; on ne marche plus pour affaires, on se promène, on s’arrête devant les boutiques, devant les marchands d’estampes ; on regarde le portrait de la princesse Hélène et on lui trouve une ressemblance quelconque : la véritable, on n’en peut encore juger, mais on a toujours dans ses parentes, dans ses amies, une femme toute prête pour une ressemblance ; l’un dit : « Ah ! comme elle rappelle ma cousine Zénobie ; ne trouvez-vous pas ? — Non, cela ne me frappe pas ; je trouverais plutôt qu’elle ressemble à mademoiselle Duballoir. — Oh ! pas du tout, mademoiselle Duballoir a un grand nez, et elle est brune. » — Or, pour nous, qui écoutons, il est certain que le portrait de la princesse ne ressemble ni à la cousine Zénobie, ni à mademoiselle Duballoir ; pourquoi donc s’obstiner à lui trouver une ressemblance ? Mais le Parisien, qui n’éprouve jamais le besoin de réfléchir, éprouve toujours celui de parler ; il faut bien dire quelque chose, est un des préceptes de l’esprit parisien, que nous nous promettons de qualifier et de définir un jour si bien… que nous serons forcé de nous réfugier en province.

En attendant, nous félicitons le Parisien de-ses promenades, et nous lui enseignerons de jolies courses dont il n’a pas l’idée et qui le charmeraient ; nous l’enverrons sur la route d’Asnières étudier les progrès du chemin de fer ; il verra des chariots marcher d’eux-mêmes ; il verra un seul cheval conduire à lui seul huit voitures. Nous l’accompagnerons, avenue de Breteuil, no 30, derrière les Invalides, chez M. Tripet : là, il admirera une collection de tulipes dignes de la Flandre. Le Figaro a raison, il compare ces quatorze belles planches de tulipes, toutes en fleur, se balançant gracieusement sur leurs tiges, ce parterre brillant des plus riches couleurs, à un immense châle de cachemire vivant. Hâtez-vous d’aller visiter ce jardin, les tulipes seront jeunes encore quinze jours ; hâtez-vous, c’est un plaisir que cette promenade ; regarder à la fois plus de six mille fleurs, il y a là de quoi donner de la gaieté aux yeux pour toute l’année.

Les amateurs d’horticulture se sont donné rendez-vous à deux ventes qui ont eu lieu ces jours-ci ; mais cette réunion était triste : des fleurs vendues à la criée, des roses à l’encan, c’est pitié ! Errer dans un bosquet, bercé par l’harmonie de l’adjudication, avoir pour rossignol le chant de l’huissier priseur ; cela est désenchantant. Cependant, comme il y avait beaucoup d’amateurs, l’admiration a été productive ; un seul bananier nain a été vendu mille francs ; une autre petite plante a été payée quatre cents francs. Cette merveille était un cactus senilensis ; la beauté de cette plante consiste à être terminée par une petite perruque de cheveux blancs. Cela ne nous paraît pas très-rare, il y a beaucoup de cactus senilensis dans la société.

Le soir, les amateurs de chevaux et de jolies femmes vont au Cirque des Champs-Élysées, car maintenant, nous le disons, tous les plaisirs commencent et finissent par une promenade. À dix heures, on rentre, et les conversations commencent. Si le piano est ouvert, on chante, on essaye avec tristesse une des nouvelles romances de madame Malibran ; chant gracieux qui survit, hélas ! à la belle voix qui, seule, était digne de le faire comprendre ; et puis l’on s’interrompt pour parler d’elle et du sublime talent qui n’est plus. Puis, on raconte les fêtes[1] de Fontainebleau ; puis on se demande : Avez-vous lu le livre de M. de Viel-Castel, le Faubourg Saint-Germain ? Oui, nous l’avons lu et nous en disons cela :

L’empressement que met le faubourg Saint-Germain à lire un roman fait contre lui, peint mieux sa faiblesse et sa puérilité que ne le fait tout le livre lui-même. Vous chercheriez en vain le faubourg Saint-Germain dans Gérard de Stolberg ; vous y trouverez le monde, le monde tel qu’il est partout, mais rien de caractéristique, rien d’exceptionnel. Ce sont des femmes médisantes et des jeunes gens moqueurs ; il n’est pas besoin de traverser la rivière pour voir cette société-là. Quand on donne un titre absolu à un livre, on se crée des lecteurs exigeants. En ouvrant un roman qui se nomme le Faubourg Saint-Germain, nous nous étions attendu à une peinture exclusive de ce monde d’élite ; nous pensions que le sujet du roman serait puisé au cœur même de ce monde ; que le héros serait un de ses enfants, une victime de ses préjugés, de ses scrupules, de ses colères ; nous nous figurions un jeune homme plein d’esprit, d’imagination, ambitieux, passionné, et condamné à la nullité la plus oisive par les exigences de son nom, par les répugnances de son parti ; là, nous aurions vu une singularité de notre époque, une particularité de la caste qu’on voulait peindre. Jadis, on ne pouvait faire son chemin quand on n’était rien ; aujourd’hui, on ne parvient à rien parce qu’on est trop ; un jeune homme qui par sa naissance pourrait prétendre à tout, par le bouleversement de notre politique, est réduit à ne rien faire ; il se verra dépassé chaque jour, et dans tous les états, par ses inférieurs ; ses inférieurs en naissance, cela peut encore se supporter ; mais par ses inférieurs en capacité, cela est plus cruel. Le fils de son intendant viendra le voir avec des épaulettes de colonel, et, malgré lui, ces épaulettes lui feront envie ; son ancien professeur, l’obligé de sa famille, ne viendra pas le voir du tout, parce qu’il est pair de France et qu’il tient son rang… et lui songera avec tristesse que sa place était à la Chambre des pairs, mais que le devoir l’a forcé à donner sa démission. Voilà donc un homme intelligent, courageux, instruit, actif, déshérité de toute occupation. Que fera-t-il ? Il voyagera pendant trois ans, quatre ans, six ans, puis après il reviendra dans sa patrie, ennuyé, découragé. Plus il aura d’esprit, et plus son inutilité lui pèsera. S’il était libre et maître de sa fortune, il pourrait fonder un grand établissement dans ses terres, se faire le roi, c’est-à-dire le bienfaiteur de la commune, par les sages améliorations qu’il apporterait dans l’agriculture, dans l’industrie du pays ; mais sa fortune ne lui appartient pas, ses parents en disposent, et ses parents ne le comprennent point ; ils ont de petites idées incompatibles avec les siennes, ils ont cette dignité taquine et mesquine dont on n’obtient aucune concession ; bouderie stérile et paresseuse qui n’a rien de commun avec la véritable fierté ; qui d’un noble ressentiment fait une susceptibilité misérable, et qui donne au regret du bon droit méconnu toutes les allures de l’envie. Que fera-t-il ? Il usera, il perdra toutes les puissances de sa pensée, toutes les volontés de son caractère dans une grande et orageuse passion ; il faut bien qu’il aime, cet homme-là, il n’a rien à faire ; il ne peut être un héros de bataille, il se fera héros de roman. Mais, comme l’amour ne sera pour lui qu’un désespoir, son amour sera terrible ; plein de caprices, d’inconséquences, il aimera une femme avec délire, de toute son âme et de toute son imagination inoccupée… et puis son âme orgueilleuse se révoltera, il en voudra à cette faible créature d’absorber ainsi tous ses jours ; alors il lui sera infidèle pour se prouver à lui-même son indépendance ; et ses infidélités le jetteront dans une complication d’intrigues épouvantables, dont il résultera toutes sortes de malheurs, — et le lecteur sera satisfait. Quelqu’un disait, avec raison, que le Lovelace de cette époque serait un légitimiste désœuvré. Ce qu’il y a de certain, c’est que, pour qu’un héros de roman paraisse intéressant, il faut qu’il soit autre chose qu’un grand fainéant qui ne songe qu’à plaire aux femmes ; or, comme il est indispensable, pour qu’il y ait un roman, que le héros aime une femme, c’est un grand bonheur que de tomber sur un malheureux qui n’a pas autre chose à faire que d’aimer, et dont le premier chagrin est de n’avoir eu à choisir que cet état-là dans le monde. Voilà, ce nous semble, un malheur qui peignait bien le faubourg Saint-Germain ; un fils de pair, descendant d’une illustre famille, réduit, par les idées qui régissent son parti, à la triste condition d’homme à bonnes fortunes ! — C’était là un malheur pris à même le faubourg Saint-Germain, — un malheur que la Chaussée d’Antin ignore, — un malheur que le faubourg Saint-Jacques ne connaîtra jamais, — un malheur que le faubourg Saint-Denis ne saurait imaginer, — un malheur que le faubourg Saint-Marceau et le faubourg Saint-Antoine peuvent seuls comprendre, car les bons ouvriers savent que, dans tous les rangs, il est triste de manquer d’ouvrage ; et puis le peuple, à qui l’on fait faire les révolutions, est le seul qui puisse plaindre ceux qui en souffrent, parce qu’il est le seul qui n’en profite pas.

Au lieu de cela, M. de Viel-Castel a pris pour héros un Allemand, un Westphalien ; nous ne voyons pas ce que cet homme a de commun avec le faubourg Saint-Germain. Il arrive à Paris et va au bal chez madame de Blacourt, une des notabilités du faubourg Saint-Germain. Là on pouvait faire une satire bien amère, une bien charmante épigramme : il fallait faire apparaître tout le faubourg Saint-Germain, non pas à l’hôtel de Blacourt, non pas chez la comtesse de Blacourt, mais chez un M. Fluch, ou Black, ou Blick, chez un intrus, un inconnu adopté, cajolé, prôné par le faubourg Saint-Germain, pour les quelques bals qu’il lui donne, pour les quelques bougies que ses fêtes nous offrent de plus que les nôtres ; le faubourg Saint-Germain méritait cette injure. Au reste, M. de Viel-Castel ne la lui épargne pas ; plus loin nous la retrouvons dans toute sa cruauté. La duchesse de Chalux demande au jeune Allemand s’il ira au bal chez M. Stilher. M. Stilher est un de ces étrangers qui, n’osant dépenser dans leur pays l’argent qu’ils y ont volé, viennent se faire adopter par l’aristocratie parisienne. « Non, madame la duchesse, répond Gérard, je ne vais pas chez lui, moi… je le connais ; en Prusse, tout le monde le connaît et personne ne le reçoit. » La leçon est sévère, mais elle est bonne ; elle nous rappelle ces vers d’une satire dont nous ne voulons point nommer l’auteur : Chanterai-je, dit-il,

Ces femmes, autrefois modèles de fierté,
Que l’on voit tout à coup manquer de dignité,
Dont le blason superbe au déluge remonte,

Qu’un salon d’or séduit, et qui s’en vont sans honte
Flatter, pour un plaisir, quelque Anglais parvenu,
Mal vu dans son pays, dans le nôtre inconnu,
Et qu’on entend chez lui dire tout à son aise
Qu’on gagne avec un bal la noblesse française ?

Quand on frappe juste, nous applaudissons ; mais nous ne saurions adopter des reproches qui nous paraissent sans couleur. L’auteur reproche à la haute société d’être médisante, d’inventer cent histoires sur les gens qui se passent d’elle, sur les absents ; de forger toutes sortes de calomnies sur ceux qu’elle réclame, et qui semblent la fuir. Eh bien, n’est-ce pas ainsi dans tous les mondes ? Est-on plus indulgent dans les autres quartiers ? N’invente-t-on rien en province ? Si un jeune homme vit tout seul dans son château, respectera-t-on sa solitude ? ne sera-t-elle pas interprétée de mille façons, les plus étranges, les plus odieuses ? Le faubourg Saint-Germain ressemble à tous les mondes ; il faut seulement s’étonner qu’il leur ressemble, il aurait le droit de valoir mieux. Des gens qui n’ont rien à faire du matin au soir qu’à se perfectionner devraient être plus aimables ; des esprits qui ont depuis des siècles la tradition de l’élégance et du bon goût devraient être plus distingués sans doute ; mais aussi n’est-ce que la partie mondaine que vous peignez, c’est le monde extérieur que vous observez, c’est la société éventée, frelatée, que vous connaissez, et ce n’est pas d’après cette coterie d’exception, toute d’exception, que vous pourrez juger et dépeindre le faubourg Saint-Germain. D’abord, le point de départ du livre est faux, puisque c’est une généralité que l’on veut démontrer : l’héroïne est une victime des manies paternelles ; on la fait sortir du couvent pour la jeter aux bras d’un mari qui serait son père. Les habitants de la province vont s’imaginer que cela est toujours ainsi, que nous avons toujours ces mêmes pères tyrans d’avant la révolution ; toujours des jeunes filles sacrifiées à de vieux barbons. Rien n’est moins exact pourtant : aujourd’hui, si les maris ont un défaut, c’est peut-être celui d’être trop jeunes ; il n’y a pas dix vieux maris dans tout le faubourg Saint-Germain, et encore, ceux-là ont-ils été choisis avec amour et séduits à force de coquetteries. Nous pourrions citer vingt ménages où les deux époux sont du même âge. Les époux assortis se trouvent en foule dans ce monde-là. Le faubourg Saint-Germain est un immense colombier, c’est toute une population de tourterelles. M. de Viel-Castel accuse enfin les femmes de ce quartier d’être d’impitoyables coquettes, de cruelles beautés, n’accordant que des espérances, ne rêvant qu’un demi-bonheur, ne donnant qu’un demi-amour. Un jeune imprudent s’est écrié hier que c’était une calomnie, et nous l’avons arrêté au moment où il allait justifier plusieurs femmes.

Les amours de ce quartier-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre !

Le caractère de madame de Lucheux n’est pas une création nouvelle ; c’est la duchesse de Langeais, fille de M. de Balzac ; c’est l’héroïne de cette belle histoire qui a pour titre : Ne touchez pas à la hache.

À propos, M. de Balzac nous donnera le 25 de ce mois la Femme supérieure. On dit cette femme-là pleine d’esprit.


  1. La cour était alors à Fontainebleau, où avait lieu le mariage du duc d’Orléans avec la princesse Hélène.