Lettres parisiennes/Année 1837/07

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1837

LETTRE SEPTIÈME.

Carême. — Une foule privilégiée. — Salon de 1837. — Portraits bourgeois. — Droits des femmes.
22 mars 1837.

Le printemps a commencé par un jour d’hiver ; la neige, la vieille et véritable neige, vient retarder la belle et fausse neige des amandiers en fleurs ; les hirondelles se consultent, et leur retour est retardé ; Longchamps est morfondu, et si l’on n’y est pas allé en traîneaux, c’est par respect pour les usages. Les robes nouvelles étaient peut-être charmantes sous les manteaux ; les femmes étaient peut-être roses et fraîches sous leurs voiles ; les chevaux étaient peut-être superbes, mais ils allaient au pas, et nous allions si vite pour nous réchauffer, que nous n’avons rien vu. Malheur à qui aurait paru ce matin aux Champs-Élysées en habit de printemps ; ce n’est pas à Longchamps qu’on l’aurait conduit, mais à Charenton.

Cette semaine on jeûne, on prie : les saintes cérémonies de ces derniers jours de carême sont si belles ; ces abstinences, ce deuil austère ont tant de pouvoir sur l’imagination, qu’ils raniment la ferveur des âmes les plus faibles, qu’ils réveillent le courage des indifférents ; car aujourd’hui ce ne sont plus les philosophes qui sont athées, ce sont les cœurs désenchantés ; et ceux-là, avec de la poésie on les ramène. Et quoi de plus consolant, de plus sublime que cette pensée, que chaque privation nous est comptée et nous rachète une faute ? Oh ! qu’elle est généreuse, cette religion, qui d’un sacrifice nous fait une espérance ; qui nous montre toujours après la nuit, et même à cause de la nuit, un beau jour ; qui nous promet le bonheur comme une conséquence des larmes ; qui nous fait d’un revers un gage de triomphe, et nous dit : Souffrir, c’est mériter ! Il nous arrive parfois, quand nous sommes dans une église, de chercher à pénétrer dans toutes ces pensées qui viennent s’élever jusqu’au ciel, à surprendre sur ces lèvres doucement agitées le secret de chaque prière… et tout à coup un désir de roi, ou plutôt de Dieu, nous saisit… et nous payerions de nos jours, de tout l’avenir de notre vie, le pouvoir d’exaucer tous ces vœux ensemble, par miracle et subitement. Vous figurez-vous alors le transport de toute cette foule, ces milliers de cœurs enivrés, ces hymnes de reconnaissance, ce Te Deum spontané sortant de toutes les bouches, ces flammes de joie jaillissant de tous les yeux ? Oh ! la belle émotion ! Heureux ceux qui ont la puissance : c’est ainsi qu’il en faudrait abuser !

Nous n’imiterons pas plusieurs journaux qui vantent les prédications de la chaire, comme on vante les discours de la tribune ; nous ne croyons pas ces appréciations littéraires convenables lorsqu’il s’agit de l’éloquence religieuse ; nous ne nous reconnaissons pas le droit de juger un prêtre qui parle au nom de Dieu, comme nous jugeons un député qui parle au nom de ses commettants. Si la représentation nationale est respectable, la représentation divine est sacrée ; il nous semble même que c’est faire injure à ces austères inspirés que de les louer comme des hommes de talent, que de jeter au milieu de leurs saintes pensées des préoccupations de rhétorique et de grammaire. Nous ne croyons pas, par exemple, que M. de Brézé soit très-flatté qu’on loue la grâce de sa diction, sa parole pleine de suavité et d’élégance ; nous ne croyons pas non plus que M. l’abbé Dupanloup puisse trouver convenable que l’on vante son langage fleuri. Quant à M. l’abbé Combalot, nous savons déjà ce qu’il pense de la publicité donnée dans les journaux aux sermons de l’Église, et nous citerons à l’appui de notre opinion le passage d’une lettre qu’il écrivait à monseigneur l’évêque d’Agen, au sujet des sténographes qui faisaient imprimer les conférences. : « Que deviendrait la prédication catholique en France, si on sténographiait tous les discours des orateurs chrétiens ? Travestir un prédicateur, ce n’est pas rendre service à l’Église ; reproduire ses inspirations par la presse, c’est tuer sa parole : car, si le prédicateur évangélique fait imprimer ses discours (et lui seul a ce droit), il faut qu’il renonce à la chaire. »

Nous dirons donc ce qui est vrai, c’est que la foule se porte à Notre-Dame pour écouter M. l’abbé de Ravignan ; qu’elle envahit Saint-Roch, où prêche M. l’abbé Dupanloup ; Saint-Thomas d’Aquin, où prêche M. Deguerry ; Saint-Sulpice, où l’on entend M. Grivel, et Saint-Eustache, où l’on entend M. l’abbé Combalot. Mais nous dirons cela comme un fait, pour constater un retour à la religion, dont nous sommes heureux, et non pour faire valoir l’éloquence de ces orateurs suprêmes, qui parlent pour notre salut et non pas pour leur gloire, et que nous croyons au-dessus des succès.

Nous sommes allé au Salon ; nous y allions en bourgeois pour y chercher des impressions de peinture, mais bientôt nous nous y sommes vu malgré nous changé en philosophe, entraîné que nous étions par mille observations de mœurs. Ô Français, ô Parisien ! que tu nous es là franchement apparu dans toute la candeur de ta vanité ! Le privilège est pour toi chose si séduisante, que, pourvu qu’on te l’accorde, tu en jouis avec orgueil, sans t’apercevoir qu’il n’existe plus ; ainsi, il y a plus de monde au Salon le samedi, jour réservé, que le vendredi, par exemple, où l’on y peut marcher à l’aise. C’est que dans ce pays où chacun tient tant à ses droits, ce qu’on aime surtout, ce sont les faveurs auxquelles on n’a pas de droit ; c’est que là où la vanité est reine, l’exception déborde la règle ; en un mot, c’est que voilà l’égalité telle qu’on la rêve en France : le privilège pour tous !

Un autre phénomène nous a frappé. Pour arriver au Louvre, une longue file de voitures ; dans la cour, trois, quatre rangées de voitures. Oh ! l’assemblée est brillante, dites-vous ; les femmes les plus séduisantes, les plus parées, vont réjouir nos regards ! Et déjà vous vous repentez de n’avoir pas soigné davantage votre élégance : vos cheveux sont défrisés, vous montez le grand escalier avec moins d’assurance ; vous vous préoccupez de vous-même ; vous qui veniez pour voir, vous vous inquiétez d’être vu. — Vous entrez ; le public le plus vulgaire, les femmes les plus communes, les tournures les plus grotesques viennent aussitôt vous rassurer. Et puis quelle foule ! Comme on se pousse ! À chaque porte quelle cohue ! Où se réfugier ?

Sérieusement, une femme qui n’est pas assez liée avec l’homme qui lui donne le bras pour se cramponner à lui comme une mère s’attache à son fils, une sœur à son frère, une femme à son mari, au milieu d’une émeute, risque de changer deux ou trois fois de compagnon pendant la traversée d’un salon à l’autre. Nous avons vu une jeune fille timide, protégée d’abord par un petit monsieur roux, se trouver tout à coup la compagne involontaire d’un grand jeune homme brun, sans pouvoir comprendre de quelle manière cette métamorphose s’était opérée. On n’est pas en sûreté le samedi au Salon, les jours de faveur il y a trop de monde, et quand on voit ce monde, on s’explique mal cette faveur. Dans toute cette population de favorisés, certes l’autre jour il n’y avait pas quatre jolies femmes. Aussi quelqu’un, qui voulait trouver une raison à l’admission exceptionnelle de toutes ces vilaines figures, prétendait que le samedi était le jour réservé à tous ceux qui avaient leur portrait au Salon. L’épigramme était sanglante (vieux style), mais elle était méritée de part et d’autre.

Toutefois, nous ne sommes pas de ceux qui blâment la manie des tableaux de famille ; nous comprenons fort bien qu’on se plaise à garder un souvenir de ceux qu’on aime, et qu’une image puisse être précieuse, lors même qu’elle n’est pas jolie ; nous avons tous des parents fort laids que nous chérissons, et le portrait d’un bienfaiteur bossu, qui nous aurait aimé, nous ferait plus de plaisir à contempler que celui d’un très-bel oncle égoïste qui nous aurait déshérité. Le tableau de famille est dans la nature, peut-être n’est-il pas dans la peinture ; n’importe, ce n’est qu’une difficulté que le talent peut vaincre ; et tant de chefs-d’œuvre nous donnent raison ! Ce qu’il faut attaquer, ce n’est pas la fureur des portraits, qui donne du travail à tant d’artistes : c’est la prétention des gens qui posent ; c’est la fatuité de leurs attitudes, l’impoésie de leurs costumes ; c’est le ridicule et la niaiserie des accessoires dont il leur plaît de s’entourer. Ce n’est pas le mauvais goût du peintre qu’il faut critiquer ; que de fois il a dû souffrir, le pauvre homme ! c’est l’éducation du modèle qu’il faut entreprendre, lui seul fait le comique du tableau. Qu’il se contente de prêter son image, c’est déjà bien assez quelquefois, mais qu’il laisse à l’artiste le soin de l’assaisonner, ou bien nous serons forcé de lui dire :

Il n’est point de bourgeois, d’épicier odieux,
Qui, par l’art embelli, ne puisse plaire aux yeux.

Ainsi, nous trouvons tout simple que, lorsqu’on a une jolie figure comme ce jeune homme qui s’appuie sur un tombeau, on se fasse peindre, et qu’on veuille offrir son portrait à une mère ou une amie ; mais alors pourquoi mettre si soigneusement sur cette tombe son chapeau et ses gants jaunes ? Pourquoi des gants jaunes sur un tombeau ? Nous aurions préféré des gants noirs : c’était plus convenable. Nous voudrions aussi un crêpe noir au chapeau, sinon le tombeau risque fort d’être pris pour un poêle ; mais alors que fait un poêle dans un jardin ?

Nous préférons cet autre jeune homme, mieux inspiré, qui pose son chapeau et ses gants jaunes sur une chaise de velours d’Utrecht vert. Il a peut-être l’air un peu trop fier de cette idée ; elle est sage sans doute, mais l’orgueil qu’elle lui donne nous semble exagéré.

On voit que les gants jouent un rôle important au Salon ; Privat et Boivin ont inspiré plus d’un grand maître. Les melons sont aussi fort communs. Dans le second salon, nous avons remarqué le portrait d’un melon singulièrement placé, entre un homme triste qui semble dire : Vous savez bien que je n’en mange pas, et un moine indigné qui semble fuir avec horreur cette tentation succulente. Cet effet de melon, dû au hasard, nous a paru digne d’observation. Plus loin, nous avons contemplé un monsieur respectable avec ses deux enfants : son fils aîné est tout le portrait de son portrait ; mais nous lui dirons avec peine que son second fils ne lui ressemble pas. — Une grosse femme s’est fait peindre dans un tout petit cadre, qu’elle remplit jusqu’au bord, et pourtant elle s’y est placée de profil, et toute son attitude semble dire : Je suis bien comme cela ; je me connais, de face je n’y entrerais pas. — On voit aussi une jeune fille effeuillant une marguerite. Ce sujet nous a paru bien hardi ; car, pour nous, qui recherchons les idées neuves, nous trouvons qu’il y a plus de courage à faire ce que tout le monde a déjà fait qu’à inventer les choses les plus risquées. L’originalité est devenue la prétention universelle. Qui est-ce qui oserait être simple aujourd’hui ?

Après avoir étudié le Salon, nous avons étudié le livret ; comme style, nous l’avons trouvé moins ridicule cette année que toutes les autres années : point de pathos, point de grandes phrases ; quelquefois même il pousse la niaiserie jusqu’à l’innocence, comme, par exemple, dans cette explication d’un tableau représentant la Mort de Frédégonde : « Frédégonde, en proie à une maladie cruelle, déchirée par les remords de ses crimes, et tourmentée de la crainte de la mort, a mandé Grégoire de Tours, persuadée que ce ministre des autels pouvait lui rendre la santé, la vie même, etc., etc. » La vie même est plein de grâce, car, sans la vie, qu’est-ce que la santé ? Que vous soyez gros et gras, qu’importe si vous êtes mort : on ne vous en saura aucun gré. Un auteur vulgaire aurait mis : « la vie et même la santé. » C’était une faute, car il faut toujours renchérir sur l’idée, il faut que le plus suive le moins, et la vie est plus que la santé. Il ne faut pas imiter cet orateur qui disait : « Cela est indispensable, et même nécessaire. » Vous voyez donc bien que, selon les lois du langage, le livret a raison de dire : la santé et même la vie.

Plusieurs autres explications de tableaux nous ont aussi frappé. Mademoiselle *** : Un Jeune homme, étude. — Madame Lagache Cow : les Mauvaises Pensées. — Une famille occupée à la pêche. La domestique s’est laissé surprendre par la marée (c’est la cuisinière, sans doute). Plus loin : Une Famille de lions. Touchante union ! Qui ne voudrait pas être introduit dans cette aimable famille ? Enfin : Jeune femme et son enfant effrayés par la rencontre d’un ours. Ainsi, on le voit, ce style est simple et naïf ; tout y est patriarcal, jusqu’aux animaux féroces, jusqu’aux lions, jusqu’aux ours. En parcourant ce livret, nous avons été étonné de la quantité de noms de femmes que nous y avons trouvés. Il y en a une ou deux presque à chaque page ; il y a même une page qui en contient quatre : mademoiselle Herminie Descemet, mademoiselle Demarcy, mademoiselle Lucie Denois et mademoiselle Fanny Demadières.

Les femmes envahissent le Salon, en attendant qu’elles envahissent les tribunaux et les préfectures, où tendent maintenant toutes leurs prétentions. Lisez plutôt le Journal des femmes. C’est là que l’on puise de sages enseignements ; c’est là que les femmes apprendront le secret infaillible de retrouver la dignité et de reconquérir le rang que la tyrannie de l’homme leur ravit depuis tant de siècles. En effet, si les femmes, au lieu de souffrir en silence, se décidaient à suivre les conseils de madame Poutret de Mauchamp ; si, au lieu de pleurer quand leurs maris les grondent, elles cassaient une glace ou une pendule dans la maison ; si, au lieu d’épier avec inquiétude à leur fenêtre le retour du perfide qui les abandonne, elles s’occupaient à couper, à détruire tout le linge de table, par vengeance, les hommes y regarderaient à deux fois : ils seraient moins brutaux et moins infidèles. Moins infidèles est ravissant ; comme s’il y avait des degrés dans l’infidélité ! L’infidélité est comme la mort, elle n’admet pas de nuances. Excepté cela, tout est parfait dans la morale de madame Poutret de Mauchamp.