Lettres parisiennes/Année 1837/06

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1837

LETTRE SIXIÈME.

Le monde parisien qui s’ennuie toujours, le monde parisien qui s’amuse toujours. — Chasse à Chantilly. — Modes.
15 mars 1837.

Il y a à Paris deux mondes bien distincts, deux sociétés aussi différentes que deux sectes, aussi séparées que deux troupes d’ennemis : elles ne se tiennent que par un seul et même sentiment, le dédain ; oh ! mais un mépris mutuel plein de sympathie, une pitié réciproque et d’une égalité visible, et vraiment nouvelle à observer, en ce qu’elle part des deux côtés d’un point opposé, pour arriver au même centre, et que, pour exprimer les idées les plus contraires, elle se sert des mêmes mots. Le premier de ces mondes est le monde grave, aristocratique pur, le monde dépositaire des anciennes vertus, des anciennes croyances ; le monde chez qui la dignité est plus qu’une nature, est devenue un système, qui cherche par devoir ce qu’on devrait choisir par conviction ; mais enfin qui le cherche, qui veut le bien, qui le fait, qui respecte tous les mots sacrés, toutes les choses saintes, qui révère l’Église, la famille, la royauté ; qui croit et qui veut croire, ce qui est déjà beaucoup. Ce monde est composé d’âmes sincères et d’hypocrites, comme tous les mondes connus ; mais toutefois la majorité est noble, généreuse, et si ces cœurs privilégiés, que de rares combats viennent éprouver, pouvaient se défendre de leur juste orgueil et de leur involontaire dédain pour ce qui ne leur ressemble pas, il faudrait les donner pour modèles, il faudrait les admirer.

Le second de ces deux mondes est un chaos d’idées les plus étranges, une macédoine de toutes choses, qui ne ressemble à rien ; un mélange d’incrédulité et de préjugés, de petites indépendances et de grandes préventions, de vieilles manies et de besoins nouveaux, de fantaisies et de routines… impossible à comprendre. Là, rien de fixe, point de lois, des principes pour rien ; tout y est vague, les usages, les vertus, les devoirs, les ridicules même. Ce qui choque les uns peut plaire aux autres ; mais certainement nul n’aura le suffrage universel. Vous arrivez avec assurance, vous pensez devoir être à l’aise avec des gens qui s’y sont mis ; point du tout, il y a dans cet océan d’idées jeunes et vieilles, bonnes et fausses, il y a tout à coup des écueils de préjugés invisibles et inattendus, contre lesquels vous venez vous briser ; et cela sans défiance, parce qu’il est de certaines indignations que l’on ne saurait prévoir. Là, par exemple, un homme qui a donné sa foi à tous les gouvernements depuis vingt années, se formalisera si vous soutenez que le serment politique est chose folle et inutile ; une femme qui se compromet pour toutes les religions, qui admet tous les cultes à l’honneur de lui rendre hommage, se révoltera tout à coup contre un jeune étourdi qui avouera franchement que pendant le carême il fuit les repas de famille, parce qu’un dîner maigre l’attriste ; une coquette se scandalisera aujourd’hui d’un mot léger qu’hier elle aura dit ; c’est un abandon inégal, une pruderie capricieuse, sur lesquels on ne peut compter : quels que soient les discours que vous teniez, il y aura toujours là quelqu’un que vos paroles révolteront. Les uns vous nommeront cafard ou jeune homme très-chrétien, si vous parlez avec respect d’une chose respectable ; les autres vous traiteront de furieux, d’homme de mauvaise société, si vous faites une mauvaise plaisanterie sur une aventure de danseuse ou sur le bal de Musard. Après tout, ce monde n’est ni plus méchant ni meilleur que le premier ; et nous dirons de lui ce que nous disons de l’autre : il est composé d’âmes sincères et d’hypocrites comme tous les mondes connus ; car il est de faux mauvais sujets, comme il est de faux dévots, et l’on ne saurait dire vraiment laquelle de ces deux hypocrisies est la plus pénible et la plus coupable. Ce qu’il y a de certain, c’est que le premier de ces mondes que nous avons si longuement dépeints vit de considération, de respect — et s’ennuie, tandis que le second ne vit que de plaisir — et s’amuse ; que le second méprise sincèrement le premier de s’ennuyer ainsi ; pendant que le premier méprise le second de s’amuser toujours. Les uns disent : « Ils ne sortent jamais, ils ont de vieux chevaux qui tirent péniblement de vieilles calèches fermées ; les femmes portent de petites douillettes marron, pauvres, étroites, et ils ont deux cent mille livres de rente ! cela fait pitié ! » Les autres disent : « Ils sont toujours en fête, ce sont des bals, des spectacles, des soupers qui n’en finissent pas ; ils rentrent au jour, leurs femmes dépensent des sommes folles pour leur toilette, et ils n’ont jamais le sou ! cela fait pitié ! »

Or, depuis le mercredi des Cendres, le premier monde vit en retraite, et il n’a pas pris part aux fêtes que nous avons racontées. Le second monde se calme un peu depuis huit jours. C’est le contraire de la fable de la Cigale et la Fourmi :

« Que faisiez-vous au temps de jeûne ? — Je dansais, ne vous déplaise. — Eh bien, chantez maintenant. »

Et maintenant il chante. Le monde joyeux va aux concerts parce qu’il n’y a plus de bals. Sans doute ces deux camps ennemis se partagent la capitale bien également, car les églises sont aussi pleines que les salles de spectacle. La foule encombre Notre-Dame autant que l’Opéra, et c’est plaisir de voir cette jeunesse française venir d’elle-même, indépendante et généreuse, chercher des enseignements, apporter des croyances au pied de ces mêmes autels où jadis on ne voyait que des fonctionnaires publics en extase, tremblant devant une inquisition invisible ; que des pénitents de cour, des pharisiens de ministères ; humbles ambitieux, dont la piété flatteuse ne s’adressait pas au ciel, et qui ne demandaient, dans leur ferveur intéressée, qu’une préfecture ou une ambassade. Oh ! c’est maintenant que nous avons la véritable liberté des cultes ; la religion est affranchie, la foi est pure, et le temple est rendu à Dieu. Dites, n’aimez-vous pas mieux cette jeune France instruite et religieuse, que cette jeunesse Touquet que nous avions autrefois et qui a fourni tous nos grands hommes d’aujourd’hui ? Et ne faut-il pas être bien maladroit pour gouverner si misérablement un pays où la jeunesse, qui est la force de la nation, prie et espère ?

Nous disions tout à l’heure qu’il y avait autant de monde à Notre-Dame qu’à l’Opéra ; maintenant disons que dimanche, à l’Opéra, il y avait autant de monde le soir qu’il y en avait le matin à Notre-Dame. Esméralda, dont on a joué un acte, a été très-applaudie. L’air de Quasimodo a obtenu un succès non contesté ; ce qui nous confirme dans notre opinion qu’un opéra, quelle que soit la beauté de la musique, ne peut se soutenir pendant quatre actes sans ballets et sans décorations. On ne peut vivre toute une soirée pour ses oreilles, surtout à l’Opéra, où l’on vient surtout regarder, admirer ; le public de l’Opéra demande à être ébloui, et les plus beaux chants du monde ne pourraient jamais lui suffire. C’est déjà bien assez pour lui d’avoir perdu le spectacle de la salle qui le rendait si heureux : il est passé, le temps où les femmes arrivaient richement parées, où les diamants servaient d’auxiliaires aux lustres, où les entr’actes étaient ce qu’il y avait de plus intéressant dans toute la pièce. Aujourd’hui les femmes se cachent sous leurs manteaux ; elles ont froid, elles sont pâles et tristes ; et puis des chapeaux fanés pendent sur les balcons, et l’on voit des bonnets ronds aux premières loges. Ô décadence !…

Une assez jolie femme disait l’autre soir qu’elle allait ouvrir sa maison, mais qu’elle n’admettrait chez elle aucune femme qui aurait passé trente ans. « Ce sera charmant, lui dit sa cousine ; mais dépêche-toi, car dans un an tu ne pourras plus t’inviter. » Une cousine est une ennemie donnée par la nature.

De mémoire de chasseurs (depuis 1830) on n’a rien vu de plus beau que la chasse qui a eu lieu vendredi à Chantilly. Vous savez le temps qu’il faisait ; combinaison admirable pour une chasse, terre d’hiver, ciel de printemps ; le rendez-vous était à Chantilly, à la Table de marbre. À dix heures et demie on s’est mis en campagne : le cerf s’est conduit noblement ; en véritable connaisseur, en cicerone de bon goût, il a parcouru les vallons les plus pittoresques, les pays les plus célèbres ; il a traversé tout le parc d’Ermenonville, il a salué en passant, rapidement il est vrai, la tombe de Jean-Jacques, ce mortel qui, comme lui, se croyait toujours poursuivi ; il a traversé le désert, le classique désert d’Ermenonville ; et là c’était un merveilleux spectacle que toute cette chasse perdue dans cette vaste plaine de sable, et le cerf courant, fuyant, toujours fuyant vers l’horizon, toujours visible et cependant si loin de vous. Après six heures de course, la victime ingénieuse est allée tomber dans le bel étang de Mortefontaine ; elle a choisi le site le plus poétique pour y mourir ! Si nous croyions à la métempsycose, nous dirions que l’âme de quelque peintre de paysage, malheureux en amour, avait passé dans le corps de ce noble cerf, tant il s’est montré artiste dans toutes ses promenades et jusque dans sa chute. Le tableau qu’il a composé, et dont il était le héros, est digne des plus grands maîtres ; au milieu de l’étang dont tous les chasseurs garnissaient les bords, le pauvre animal se défendait avec furie ; déjà deux ou trois chiens venaient d’être éventrés par lui, lorsque M. le duc d’Orléans, pour sauver les vainqueurs, demanda une carabine, et le cerf fut bientôt mis hors de combat. Cette justesse de coup d’œil prouve que M. le duc d’Orléans n’a la vue basse que dans un salon ; cette chasse fort belle, mais si longue et si pénible, prouve aussi que le jeune prince s’ennuie de son repos, et qu’il cherche à se consoler des lenteurs de l’expédition de Constantine, que nous lui reprochons de trop désirer, par les exercices les plus fatigants. Plusieurs chasseurs se sont égarés exprès, ne pouvant le suivre. La curée n’a pu avoir lieu que le soir aux flambeaux. Cette chasse est la dernière de l’année. Probablement le cerf savait cela, c’est pourquoi il s’est si bien conduit.

Le soleil a déjà fait sortir de fraîches étoffes d’été. Nous sommes allé regarder aux Chinois, sur le boulevard des Italiens, ces mousselines roses et lilas, qui sentent le printemps, comme on va respirer le doux parfum des violettes dans les bois. Salut, mousselines légères, fleurs des magasins, aimables prémices de la belle saison, vous nous avez rendu l’espérance, nous croyions les beaux jours perdus. Vivent les parures de printemps ! Mais nous n’y sommes pas encore. Toujours le satin, le velours, et les mantelets doublés d’hermine, et les manchons d’hermine, et puis aussi toutes sortes de fourrures inconnues : entre autres une hermine domestique dont il faut se défier. Cette année, on a inventé beaucoup d’animaux sauvages dont les naturalistes n’ont aucune idée, des animaux de fantaisie qui n’ont connu la vie que sous la forme d’un manchon.

Rien de nouveau dans les modes ; elles se forgent, elles se trament dans le silence. Aujourd’hui on porte franchement ce que l’on a, on use tout ce qui reste. C’est la saison où les chapeaux à plumes voient le grand jour et la poussière des boulevards : tel chapeau de velours épinglé blanc languit enfermé depuis trois mois dans un carton, et n’est sorti qu’en voiture dans les grandes occasions aux heures importantes de l’hiver, pour des visites officielles, pour des concerts du matin ; aujourd’hui rendu à la liberté par son inutilité prochaine, délivré par le printemps qui va le remplacer, il se livre sans réserve à un exercice inaccoutumé : il va, il vient, il est quitté, remis, le matin, le soir ; on le porte à l’église, où il remplace la capote ouatée qui n’est déjà plus ; il sort à pied et sans façon, sans embarras, car il n’est plus seul ; il rencontre sur les boulevards et dans les rues mille chapeaux à plumes de sa connaissance ; il n’est plus honteux de son luxe, son panache est admis et n’attire pas les yeux ; on le fatigue plus en dix jours qu’on ne l’a fait pendant tout l’hiver ; enfin on le traite sans ménagement, comme un ami dont on n’a plus besoin.