Lettres familières écrites d’Italie T.1/Vérone. — Vicence
LETTRE XII
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Peste soit de la politique vénitienne qui nous fit courir
hors de propos par la chaleur ! Ce n’est pas que ces messieurs aient à craindre la peste par les vaisseaux qui
viennent à la foire de Sinigaglia ; mais ces mêmes vaisseaux apportent du Levant des marchandises dont le
commerce se fait à Venise même. Ils ont voulu par cet
édit nuire à la foire autant qu’ils pourroient, en empêchant ces marchardises d’entrer chez eux, et leurs sujets
d’aller s’en fournir ailleurs à bon compte. Nous poursuivîmes notre route sur le chemin de Verona (à 24 milles de
Mantoue), qui s’aperçoit de fort loin, de façon qu’on la
croiroit située au pied des Alpes, bien qu’elle en soit à
une assez forte distance. Quand on en est près et qu’on la
voit à plein avec l’enceinte de ses murs, elle paroît grande
comme un géant ; mais, en la parcourant en dedans, on
y trouve des rues larges comme elles sont longues
ailleurs, et plusieurs places vides, dans chacune desquelles on bâtiroit une fort honnête bourgade. Cela fait
qu’elle n’est pas peuplée à proportion de son étendue.
Le centre de la ville seulement est vivant, commerçant, tout
rempli d’artisans de toute espèce, et sent bien son état
républicain. Les maisons sont les unes sur les autres dans
cet endroit, ayant à toutes leurs fenêtres de grands balcons de fer en saillie, qui étant couverts de treilles et
chargés de planches, qui le sont elles-mêmes de gros
pots de fleurs ou d’orangers, font que l’on se promène
incessamment dans les jardins de Sémiramis, non sans
danger de se voir, au moindre vent, coiffé d’une demi-douzaine de ces pots ; c’est une fort méchante police.
L’on s’aperçoit encore du voisinage de Venise à la vue — 92 —
d'une quantité de belles figures de femmes, grandes,
grosses, grasses et blanches, telles qu'on les voit dans
les tableaux de Paul Veronese, qui n'a pas manqué d'ori-
ginaux à imiter, les Vénitiennes ayant la réputation d'être
les plus belles femmes de l'Europe.
On n'a rien de mieux à faire, quand on arrive, que
d'aller à la comédie pour se délasser ; c'est ce que nous
fîmes à Vérone. Je ne m'accoutume pas à la modicité du
prix des spectacles. Les premières places ne coûtent pas
dix sous, mais la nation italienne a tellement le goût des
spectacles, que la quantité des gens et du menu peuple
qui y vont, produit l'équivalent et tire les comédiens
d'affaire. Grâce à Dieu, on ne doit pas être en peine de
trouver des places à la comédie de Vérone ; elle se repré-
sente tout au beau milieu de l'ancien amphithéâtre des
Romains, et il n'y a point d'autres places pour les specta-
teurs que de s'asseoir tout uniment à découvert sur les
degrés de l'amphithéâtre ou il y a de quoi placer trente
mille personnes. Il fut plein il y a quelques années lors
d'une fête que l'on donna à madame la duchesse de -
Modène ; ce doit être un beau coup d'œil. Je ne sais
comment ces gens-là faisoient leurs constructions ; mais
j'ai éprouvé que du haut des degrés, bien qu'on soit fort
éloigné des acteurs, on les entend presque comme de
près. Je n'ai jamais vu tant de moines à la procession
qu'il y en avoit à la comédie. Je n'y vis point de Jésuites,
et je m'informai s'ils n'y alloient pas. Un prêtre, placé à
côté de moi, me répondit que, bien qu'ils fussent plus
pharisiens que les autres, ils ne laissoient pas d'y venir
quelquefois. Les dames n'y vont pas beaucoup non plus ;
j'y en ai cependant trouvé tous les jours ; elles sont assises
comme les autres, dans l'arène, au milieu des hommes.
Les pièces des Italiens, quoique essentiellement méchantes
de tout point, ne laissent pas de me réjouir par la quan-
tité d'événements dont elles sont chargées, parles mau-
vaises plaisanteries dont j'ai pris le goût en fréquentant
votre excellence, et par le jeu des acteurs. Les troupes
du pays même, sont, à mon gré, meilleures que celles
qui sont transplantées à Paris et dans nos provinces.
Mais ce qui m'a surpris de plus en plus, quoique je l'aie
vu tous les jours, c'est une jeune danseuse qui s'élève
au moins aussi haut et aussi fort que Javilliers, qui fait — 93 —
vingt entrechats de suite, sans se reprendre, battus à
huit, et de même de tous les entre-pas de force qu'on
admire dans nos maîtres ; de sorte qu'à l'égard de la légè-
reté, la Camargo auprès d'elle est une danseuse de
pierre de taille. En général les danseuses de ce pays-ci
sont beaucoup plus fortes et plus élevées que les nôtres,
mais voilà tout ; ne demandez aux danseurs ni grâces,
ni bras, ni bon goût, ni grande précision ; seulement,
ils rendent d'ordinaire fort bien le caractère de l'air qu'ils
dansent.
Que je n'oublie pas de vous dire la surprise singulière
que j'eus à la comédie la première fois que j'y allai. Une
cloche de la ville ayant sonné un coup, j'entendis derrière
moi un mouvement subit tel que je crus que l'amphi-
théâtre venoit en ruine, d'autant mieux qu'en même
temps je vis fuir les actrices, quoiqu'il y en eût une qui,
selon son rôle, fût alors évanouie. Le vrai sujet de mon
étonnement étoit que ce que nous appelons l Angélus ou
le pardon venoit de sonner, que toute l'assemblée s'étoit
mise promptement à genoux, tournée vers l'orient ; que
les acteurs .s'y étoient de même jetés dans la coulisse ;
que l'on chanta fort bien Y Ave Maria ; après quoi l'actrice
évanouie revint, fit fort honnêtement la révérence or-
dinaire après V Angélus, se remit dans son état d'éva-
nouissement, et la pièce continua. Il faudroit avoir vu ce
coup de théâtre pour se figurer à quel point il est ori-
ginal.
Puisque je suis actuellement dans l'amphithéâtre, j'ai
envie de vous en parler tout de suite. Je me confirme tous
les jours dans l'idée qu'il n'y a eu que les Romains qui
aient su faire des ouvrages publics. Je ne me lasse point,
sur ce que j'ai vu, d'admirer leurs plans et leurs exécu-
tion. Cependant j'en ai bien d'autres plus beaux à voir
encore. Le monument en question est fort bien conservé
en dedans, c'est- à-dire [quant à l'arène et aux gradins
qu'on a eu grand soin de réparer ou de refaire à neuf en
plusieurs endroits. Misson a raison dans sa dispute avec
d'autres voyageurs de soutenir que le nombre des degrés
est de quarante-quatre. Je les ai comptés et recomptés,
bien malgré mes jambes, car ils ont un grand pied de
haut, mais il donne trop d'enceinte à la dernière marche.
Je l'ai fait compter plus d'une fois, il ne s'y est toujours — 94 —
trouvé que cinq cents pas de tour. Pour ce qui est des
galeries et de la vaste enveloppe extérieure, elle est telle-
ment détruite que des soixante-douze portes dont elle est
composée, il n'en reste que quatre numérotées, 64, 65,
66, 67. On croit que la statue antique qui est au théâtre
de l'Académie étoit sur une de ces portes et qu'il y avoit
sur chaque porte une pareille statue. L'ordonnance exté-
rieure de l'édifice présente trois hauts étages d'arcades,
d'une espèce de dorique rustique, fort massif, ainsi qu'il
convient à un si gros bâtiment. Sa structure, pour la
distribution des entrées et la commodité de se ranger,
est imaginée à merveille ; mais cela seroit trop long à
décrire.
Cette ville a un amour décidé pour les antiques et en
contient un assez bon nombre, comme quelques arcs de
triomphe, l'un desquels s'appelle l'arc de Vitruve (1),
quoiqu'il y ait travaillé comme moi ; et plusieurs ruines
d'aqueducs et de théâtres que j'ai négligé de voir. Il faut
visiter près de l'Adige les ruines d'une ancienne nauma-
chie ; mais ce qu'il y a de mieux en ce genre est le re-
cueil que vient de faire faire le marquis Scipion Maffei (2)
au-devant du théâtre moderne. Il fait construire un cloître
de sept pieds de haut seulement sous le plafond, lequel
enveloppe toute la cour. Il est ouvert en dedans par un
rang de colonnes corinthiennes, et de l'autre côté la mu-
raille n'est composée, pour ainsi dire, que de bas-reliefs
et inscriptions antiques, grecques et latines, arrangés avec
une industrie fort agréable. À boulevue, on peut avoir
ramassé dans ce lieu près de deux mille pièces antiques,
grandes ou petites, bonnes ou mauvaises, y compris les
cippes, chapiteaux ou autres fragments qui, n'étant pas
faits pour être infixés dans le mur, ont été posés entre les
colonnes. Le théâtre qui fait face à cette cour est un grand
bâtiment qui se présente par un beau péristyle d'ordre
ionique ; il n'y a que cela de bon. Au-dessus, on a élevé
le buste du marquis Maffei, quoique vivant. Je ne l'ai
point trouvé à Vérone dont je suis très-fâché ; mais je
compte le joindre à Rome et faire usage des lettres que
(1) Cet arc n'est pas attribué au grand Vitruve, mais à son élève et
affranchi Vitruve Cerdo.
(2) Littérateur et philologue distingué. — 95 —
j'ai pour lui. L'intérieur du théâtre est composé d'une
quantité de salles peu jolies ou l'on tient tous les jours la
conversation, les académies des beaux esprits, etc. Cette
académie s'assemble fort rarement : on la nomme des
Philharmoniques. Son institution avoitpour but de renou-
veler la musique ancienne. Les académiciens dévoient
savoir jouer du barbitus, de la cithare et du sistre ; mais,
comme beaucoup d'autres académiciens, ils ne font rien
de ce qu'ils devroient faire ; de sorte que je fus frustré de
l'espérance que j'avois conçue de voir exécuter une cantate
dont les paroles seroient de Pindare et la musique de
Thimothée. Les salles sont remplies des statuts de l'aca-
démie, écrits d'une façon fort fastueuse, en style de lois
des Douze-Tables, et de tous les portraits des académi-
ciens. Mais au diable si l'on y voit ceux de Pline le natu-
raliste ni de Catulle, leurs compatriotes ; ce qui cependant
n'auroit point fait de tort à l'académie.
J'ai vu depuis les statues de Pline, de Catulle, de
Vitruve, de Cornélius Nepos et d'^Emilius Macer sur la
façade du palais du conseil ; celle de Jérôme Fracastor
est au-dessus de l'Arc Barbare. On trouve aussi dans le
même palais de l'Académie le théâtre effectif de l'Opéra,
qui ne vaut pas celui de Mantoue, mais plus beau cepen-
dant qu'aucun qui soit en France. Vis-à-vis le théâtre est
le palais de la Grande-Garde, construit d'un grand goût
d'architecture par le Palladio, mais qui est demeuré im-
parfait. Il donne sur la principale place, au milieu de
laquelle la statue de la ville de Venise, en habit de doge,
est assise sur un piédestal en marque de souveraineté.
Vérone est traversée, dans sa plus grande longueur,
par l'Adige, rivière large, rapide et blanchâtre comme
toutes celles qui descendent des Alpes, c'est-à-dire
comme les plus considérables de l'Europe. On voit en
face sur la colline, de l'autre côté de l'eau, le château
Saint-Pierre, des jardins et constructions qui, joints à la
figure des bâtiments sur la rivière, lui donnent, à mon
gré, de la ressemblance avec la ville do Lyon, du côté de
Fourvières. On passe la rivière sur quatre ponts de pierre
qui n'ont rien de remarquable. Les maisons, pour la plu-
part, étaient peintes à fresque de la main de Véronese ou
de ses élèves ; mais tout cela est tellement effacé que l'on
n'y voit presque plus rien. Les endroits qui paraissent — 96 —
font grandement regretter ceux qui ont péri (I). Voici,
à mon ordinaire, le mémoire de ce que j'ai remarqué d&
plus curieux dans les maisons publiques nu particulières.
La cathédrale est assez grande et dégagée. Il y a à
gauche, en entrant, un tombeau orné avec élégance ;
mais qui ne m'a pas tant inspiré de considération que
celui de mon ami le cardinal Noris (2), quoique beaucoup
plus simple. Près du premier est une Assomption du
Titien, qui a été belle, mais qui est maintenant fort en-
fumée, et près du second, dans une chapelle, un Cruci-
fiement à fresque contenant une prodigieuse quantité de
figures ; ce tableau a été fait en 1 436 par Jacques Bellino,
écolier de Gentile Bellini (3). Ce morceau de peinture n'est
pas tant considérable par lui-même que par l'histoire du
progrès de la peinture et du goût du siècle qu'il fait voir
en montrant ce que c'étoient que les choses qu'on estimoit
alors, et avec combien de rapidité cet art s'est tiré de la
grossièreté où il étoit plongé pour produire les choses du
monde les plus belles et les plus touchantes. On peut
voir aussi dans cette même église un tableau de Gennesio
Libérale.
À Sainle-Anastasie, quelques tombeaux, surtout un des
Fregoses (4), et un autre fait d'un marbre noir et blanc
fouetté très-singulièrement ; plus deux statues qui sou-
tiennent les bénitiers, à qui le poids de la charge fait
faire une mine tout-à-fait originale. Je n'ai mis cela sur
mes registres que par complaisance pour Lacurne qui l'a
voulu.
Aux Carmes, Jésus-Crist dans un pressoir ; c'est la
Croix qui fait l'arbre du pressoir. Elle tourne sur deux
vis ; Jésus-Christ la tourne lui-même, et son sang qui
coule est reçu dans des calices par les communiants qui
sont tout autour. Ce morceau devroit servir d'acolyte à
un autre dont j'ai ouï parler, où Jésus-Christ est dans une
(1) Tout aujourd'hui est effacé.
(2) Le cardinal Noris a publié des ouvrages théoiogiques et écrit sur
les antiquités grecques et romaines.
(3) Gentile était au contraire (ils de Jacopo Bellini, lequel était élève
de Gentile da Fabriano.
(4) Ce tombeau a été élevé sur les dessins de Cattaneo Danese,
élève de Sansovino. — 97 —
trémie, la moitié du corps entre deux meules, et il en sort
des hosties.
À Santa-Maria in Organo, une fresque de manière an-
cienne, très-bien fuyante, à droite et à gauche du chœur,
parBrusasorci. Le chœur est peint par Paolo Farinato. Les
stalles sont de jolis tableaux de bois de rapport faits par
le célèbre frère Jean, moine olivetain de Vérone. Remar-
quez encore un Miracle de saint Olivelan. Je n'ai pu voir
l'âne qui porta Notre-Seigneur à Jérusalem, et dont Misson
rapporte l'histoire fort au long. Les moines me dirent que
depuis plusieurs années, pour ménager les esprits faibles,
on ne le montroit ni on ne le portoit plus en procession
comme autrefois, mais qu'on le tenoit sous clef dans une
armoire.
À San-Fermo, dans une petite chambre, un tombeau de
Tuzziani, chargé de six bas-reliefs de bronze, imités de
l'antique, par Campana, dans le xv" siècle. On ne peut
rien de mieux, en vérité. Je m'étonne que la sculpture eût
déjà fait tant de progrès dans un temps oîi la peinture en
avoit encore fait si peu. L'architecture de Saint-Gaétan
m'a semblé assez bonne ; mais Saint-Zénon vaut tout-à-
fait la peine d'être vu. Ce n'est pas que ce qu'il y a à voir
ne soit du dernier détestable ; c'est au contraire par là
qu'il est curieux, pour voir quel étoit le génie du temps de
nos rois de la seconde race, et le mauvais goût des ouvra-
ges de cette époque. Pépin, fils de Charlemagne, a fait
construire cette église. Sa façade est couverte de bas-re-
liefs de marbre, et les portes de bas-reliefs de bronze, re-
présentant la vie de Jésus-Christ, celle de saint Zenon et
autres choses ; mais de quel goût ! cela fait lever les épau-
les. Misson s'est tué inutilement à chercher un sens allé-
gorique aux deux coqs qui ont pris un renard ; tout l'en-
droit oîi cela est représenté est couvert d'espèces de fables
d'animaux qui ne signifient rien. Quant au roi qui s'en va
à cheval à tous les diables, et qu'il dit n'avoir pu deviner,
je ne doute pas qu'on ait voulu dépeindre là quelque pi-
toyable tradition du temps .sur un roi qui, ne trouvant
rien à la chasse, avoit fait un pacte avec le diable pour
avoir du gibier. Misson, en rapportant les vers, en a sauté
une partie, et fait quelques fautes dans le reste. Les voici
au juste : — 98 —
rcgem stultum, petit infernale tribututn
Ni sus, equus, cervus, canis huicdatur. Hos dat Avernus.
Mox que paratur equus, quem misit doemon iniquus ;
Exit aquà nudus, petit infera non rc-diturus
Ce dernier mol est fort bien écrit tout au long, malgré
ce qu'en dit notre auteur. On peut voir encore, dans
l'église souterraine, quelques fragments fort effacés de
ces méchantes peintures des Grecs, faites avant le rétablis-
sement de la peinture en Occident, par Cimabue. Il y a
un baptistère, ou cuve d'une grosseur prodigieuse, avec
une autre cuve dedans ; le tout servoit pour l'immersion
des cathécumènes adultes. L'évêque passoit et tournoit
tout autour, entre les deux cuves. On me voulut faire
croire que le baptistère étoit d'une seule pierre cavée ;
même ces gens-là comptoient si fort sur ma complaisance,
qu]un bénitier de porphyre près de là y avoit été, selon
eux, apporté par le diable, au vu et su de tout le monde.
En ce cas-là le diable est un sot de n'avoir pas gardé pour
lui l'un des plus grands et des plus curieux morceaux de
porphyre qu'il y ait au monde. Ce fut saint Zenon qui lui
donna ordre d'aller chercher ce bénitier en Istrie. Il y
étoit avec un très-beau piédestal aussi de porphyre ; mais
le diable, qui n'est pas comme sa servante, et qui n'en
fait pas plus qu'on ne lui commande, ne l'apporta pas, le
saint ne lui en ayant pas donné l'ordre expressément. Au
surplus, cette église de Saint-Zénon est d'une bonne archi-
tecture, et a une fort belle tour à clocher. Le tombeau du
roi Pépin est dans un préau à côté ; il est fort simple, et
porte une incription courte, écrite en caractères du temps,
mais qui cependant nous parut bien plus moderne et qui
peut avoir été ajoutée depuis.
Les autres bâtiments publics, outre ceux-ci, sont les
grands bâtiments de la foire, construits sur les dessins de
Bibiena ; c'est à peu près la même chose que la foire
Saint-Laurent. Ce qu'il y a de mieux à mon gré à Vé-
rone, dans ce genre, sont les cinq portes, comme on les
appelle. C'est un corps de logis percé à cinq arcades, en
arc de triomphe, d'ordre dorique, bellissimo. Les propor-
tions en sont si justes, cela entre dans les yeux avec tant
de grâce, qu'on ne se lasse point de le regarder. Il sert
aujourd'hui à faire un arsenal pour retirer la grosse ar— 99 —
tillerie ; auparavant c'étoit une des portes do la ville.
L'auteur de cet excellent ouvrage est San Michelli, ami de
Paul Veronese, dans les tableaux duquel il a dessiné ces
belles architectures, qui en font l'un des principaux orne-
ments. D'autres les attribuent à Benedetto Caliari : tous
deux peuvent y avoir travaillé.
Quant aux maisons des particuliers, celles de Pompéi
et de Maffei (autre que Scipion), m'ont paru les plus
belles à l'extérieur ; mais j'estime mieux que cela les jar-
dins du palais Giusti, que la nature a assez bien servi
pour lui donner dans son jardin même, des rochers, au
moyen desquels on a des grottes et des terrasses sans fin,
surmontées par de petites rotondes ouvertes de tous côtés
sur la ville et sur tout le pays, coupé par le cours de
l'Adige. À gauche, la vue ne se termine pas, et à droite les
montagnes du Tyrol l'arrêtent. Outre cela, la quantité de
cyprès prodigieusement hauts et pointus, dont tout ce jar-
din est planté, forment un coup d'œil original et lui don-
nent l'air d'un de ces endroits où les magiciens tiennent
le sabbat. Ily a un labyrinthe, oîi moi, qui nigaude tou-
jours derrière les autres, j'allai m'engager indiscrètement.
J'y fus une heure au grand soleil à tempêter sans pouvoir
me retrouver, jusqu'à ce que les gens de la maison vins-
sent m'en tirer.
Nous ne sommes pas fortunés en cabinets ; celui de
Moscardi, le plus célèbre de toute l'Italie, est presque tout
défait, et nous ne pûmes voir le reste ; le maître étoit à la
campagne, n'ayant pas prévu notre arrivée, J'allai à celui
de Saibanti oïl il y a force manuscrits, quantité de bron-
zes antiques, surtout des monuments égyptiens et de lam-
pes antiques de toutes matières et de toutes figures ; des
cachets de famille en quantité. Une tête grecque (de Thé-
sée si vous voulez), grosse comme la boule des Invalides,
peut-être un peu moins.
Nous partîmes de Verona le 25, pour aller à Vicence ;
le chemin n'est pas aussi agréable qu'auparavant, et quel-
quefois il est pierreux. Nous arrivâmes à Vicence la même
matinée, ayant fait trente milles.
Vicence n'est pas aussi grande que Vérone, et à mon gré
ne la vaut à aucun égard ; cependant toutes les maisons
considérables y sont d'une architecture régulière et admi-
rable, fort au-dessus de celle que l'on vante à Gênes. Le — 100 —
fameux Palladio, le Vitruve de son siècle, étoit natif de
Vicence. On prétend qu'ayant reçu quoique mccontento-
ment de la noblesse de sa ville, il s'en vengea indirecte-
ment en mettant à la mode le goût des façades dont il leur
donnoit des dessins magnifiques, qui les ruinèrent tous
dans l'exécution. En effet, on ne voit à chaque édifice que
façades do toutes sortes de manières, surtout d'ionique
(c'étoit son ordre favori), avec tous les combles chargés de
statues, trophées et autres embellissements. Ce seroit une
ridiculité que de vouloir citer ces maisons, vu la quantité,
sauf cependant le palais Montanari et celui des Chiericati
qui fait la face d'une petite place de Vicence. Avec cela,
non-seulement cette ville n'est pas belle, mais elle m'a
paru laide et désagréable. Ces belles maisons, outre
qu'elles ont l'air triste, ont pour acolytes de méchantes
chaumières qui les défigurent tout-à-fait. Bref, Vicence a
l'air pauvre, sale et mal tenu presque partout. Son plus
bel endroit est la place où est le palais de la Ragione,
c'est-à-dire de la Justice. Le toit est tout de plomb, d'un
dessin ovale assez singulier. Ce vaste et singulier ouvrage
de Palladio fait un grand ornement à cette place, aussi
bien que le palais du Capitaine et le Mont-de-Piété, où l'on
fait l'usure pour le secours des pauvres gens. Bien en-
tendu, cependant, que ces deux derniers palais sont fort
au-dessous du premier, qui, outre sa décoration de mar-
bre, a une tour que je crois plus haute que celle de Cré-
mone et plus svelte. Le dedans du palais me parut fort
médiocre, pour ce que j'en vis, n'ayant pu pénétrer qu'à
la première pièce, parce que le Podestat, recevoit actuel-
lement une visite de cérémonie de l'évêque. En récom-
pense, je vis sa marche qui avoit bien aussi bon air que
tout le sénat de ces mercadans de Gênes. La garde des
Dalmates ou Albanais précédoit, vêtus précieusement à la
grecque, comme des Janissaires. Monseigneur étoit dans
un superbe carrosse d'ébène dorée, suivi de deux autres
pareils ; le tout attelé de chevaux de la dernière beauté.
Les équipages du Podestat étoient verts et galants, conve-
nablement à son âge. C'est un joli jeune homme de vingt-
quatre ans, enseveli dans une perruque hors de toute me-
sure, de toute vraisemblance, et vêtu d'une veste rouge
et d'une longue robe noire, comme celle de Mousson Pan-
talon, — 101 —
Je ne me rappelle pas d'avoir vu à Vicence d'autres ta-
bleaux de marque, qu'à Sainte-Couronne une Adoration
des rois, par Paul Veronese, dont toutes les figures en
particulier sont bonnes, et ne font pas un tout bien or-
donné ; en second lieu, le Baptême de Jésus-Christ, par
Jean Bellini, maître du Titien : tableau moins curieux
par lui-même que pour faire sentir la supériorité du disci-
ple, et jusqu'à quel temps le mauvais goût a régné. Ce-
pendant ce Bellini est encore fameux aujourd'hui, parce
qu'il étoit grand dans son siècle ; l'habitude de le louer,
lui et ses semblables, est devenue une espèce de vérité
convenue. Au réfectoire des Servîtes, Jésus-Christ à la
table du pape Grégoire, sous la figure d'un pèlerin, grande
composition de Paul Veronese. On monte à l'église de ces
moines par une centaine de degrés, au bas desquels est
un arc qui en forme l'entrée ; il est construit par le Palla-
dio, et orné de statues.
En parlant de Vicence, il faut toujours revenir à l'ar-
chitecture et à Palladio. Au bout du Campo Marzo, pro-
menade agréable, il a élevé un arc de triomphe à la
manière de l'antique, de ce goût simple qui fait la véri-
table beauté : c'est, si je ne me trompe, son plus beau
morceau. Près de là est le jardin du comte Valmerana.
Je crois que c'est à cause de l'inscription ridiculement
fastueuse qu'il a mise sur la porte, et que vous trouverez
dans tous les voyages, que les relations, même les plus
fades, se sont donné le mot pour dénigrer ce jardin, qui
cependant, quoique déchu de son ancienne beauté, m'a
paru encore actuellement très-agréable. Revenons à Pal-
ladio. Pour faire voir qu'il connaissoit à fond la structure
des théâtres des anciens Romains, il en bâti un petit,
tout-à-fait pareil aux leurs. Ce morceau, qui n'est pas
un des moins curieux de Vicence, est formé en demi
cercle à gradins, terminé par une colonnade dans les in-
terstices de laquelle sont des petites loges et des escaliers
qui montent à une galerie, laquelle fait le couronnement
de l'ouvrage. C'est là la place des spectateurs. Quant à
celle des acteurs, elle est dans une plate-forme au bas
des gradins, et vis-à-vis sont les scènes d'où sortent les
acteurs, posées sur un terrain en talus et en sculptures.
Ces scènes sont faites, non comme les nôtres, mais
comme des rues de ville, aboutissant toutes de différents — 102 ~
sens à une place publique, figurée par la plaie-forme.
Dans ce théâtre de Palladio, les scènes forment une ville
effective de bois et de carton. Ceci sert fort bien à expliquer
tant à'à-parte et de longs discours qui se trouvent dans
les comédies anciennes, ou quelquefois deux ou trois
troupes d'acteurs parlent en même temps, sur le théâtre,
de choses différentes, sans s'entendre ni s'apercevoir,
ce qui se comprend fort bien, quand on voit que les diffé-
rents acteurs pouvoîent être placés dans plusieurs rues
où les spectateurs les découvroient, sans qu'ils pussent
se découvrir les uns et les autres. Cette espèce de théâtre
a sur les nôtres l'avantage que tout le monde, par cette
disposition circulaire, est près des acteurs, et que la voix
montant toujours, on entend également bien partout.
Mais, outre que ces sortes de théâtres ne sont bons qu'en
très-grand, comme les faisoient les Romains, et non en
petit, ils seroient très-incommodes pour les dames ; et
c'est un défaut capital que le spectacle, au lieu d'être vu
de bas en haut comme cela se doit, est toujours plongé
de haut en bas ; ce qui seul suffiroit pour faire préférer la
forme des nôtres. Aussi on no s'en sert point pour les
pièces dramatiques, mais seulement pour donner des
bals et pour les séances publiques des académiciens.
Après avoir vu les ouvrages publics de Palladio, nous
allâmes voir sa propre maison où nous aperçûmes que
dans un fort petit espace il avait rassemblé toute
l'architecture extérieure et toutes les commodités inté-
rieures qui se pouvoient trouver dans le terrain.
Je crois que j'ai fait partout un chapitre particulier de
la coiffure des femmes. Ici elles se couvrent la tête de
trois ou quatre milliers d'épingles à grosses têtes d'étain ;
cela ressemble à un citron piqué de doux de girofle.
À Padoue, elle s'affublent d'une grande mante de satin
noir qui retombe sur le dos, puis sur le devant en écharpe.
Celles-là semblent figurer le sacrifice d'Iphigénie. Cela
s'entend toujours du peuple ; car les gens de condition,
hommes et femmes, sont partout vêtus comme en
France.
Je ne suis pas encore si sensible au plaisir de voir les
belles choses des villes qu'à celui de jouir du spectacle de
la campagne dans ce pays charmant. Peut-être que le
terrain qui- est entre Vicence et Padoue vaut seul le voyage d’Italie ; surtout pour la beauté des vignes qui sont toutes
montées sur des arbres dont elles recouvrent toutes les
branches, puis, en retombant, elles retrouvent d’autres
jets de vigne qui descendent de l’arbre voisin, avec lesquels on les rattache, ce qui forme, d’arbres à autres,
des festons chargés de feuilles et de fruits. Tout le chemin
est ainsi garni d’arbres plantés en échiquier ou en quinconce. Il n’y a point de décoration d’opéra plus belle ni
mieux ornée qu’une pareille campagne. Chaque arbre,
couvert de feuilles de vignes, fait un dôme de pavillon
duquel pendent quatre festons, qui s’attachent aux arbres
voisins. Les festons bordent la route de chaque côté et
s’étendent, à perte de vue, en tous sens dans la plaine.
Cette décoration n’a guère moins de vingt milles de long,
qui est la distance de Vicence à Padoue. Le 26, avant que
d’arriver à cette ville, nous passâmes la Brenta sur un
pont distant de Padoue d’environ demi-lieue, et nous
entrâmes par la porte Savonarola, dont l’architecture est
fort prisée, aussi bien que celle de la porte Saint-Jean.
Cependant l’une et l’autre m’ont paru au-dessous de celle
que l’on nomme Del Portello, que vous ferez très-bien de
voir en passant par ici.