Lettres familières écrites d’Italie T.1/Route de Milan à Vérone. — Mantoue

LETTRE XI
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À M. DE BLANCEY


Route de Milan à Vérone. — Mantoue.


Villafranca, 21 juillet.


Le 18, nous partîmes conduits par des voiturins qui devoient nous mener jusqu’à Venise. Cette allure, quoique bonne, ne vaut pas la poste à beaucoup près ; mais le calcul que j’ai fait que, vu la difficulté qu’il y a d’avoir la cambiatura, la poste nous reviendroit, pour le reste du chemin que nous avons à faire, à plus de vingt ou vingt-deux mille Jules, c’est-à-dire à 12,000 livres de France, m’en a fort dégoûté. Cependant il faudra bien en sauter le bâton si les voiturins ne nous accommodent pas, ce qui est plus que probable, cette race étant la plus méchante qui ait jamais rampé sur la surface de la terre.

Je ne puis trop exalter la beauté des routes et de tout le pays milanais, riche et fécond, partout planté de beaux arbres et coupé d’une quantité de canaux entre lesquels on marche presque toujours : voilà la route qu’on a jusqu’à Mantoue. Je ne suis pas surpris qu’un si beau pays ait excité de si fréquentes disputes pour savoir qui le posséderoit.

Le premier endroit de remarque que nous trouvâmes sur la route est Marignan, que je crus trouver semé de barbes des Suisses que François Ier y déconfît ; mais dans le vrai, je n’en aperçus pas une.


La dînée fut à Lodi, ville médiocre, ceinte pour toute fortification d’une muraille sur un rempart élevé ; les autres ouvrages sont peu de chose et tombent en ruine. Les maisons sont basses, les rues larges et désertes, si ce n'est dans le cenfre de la ville. Je tirai inutilement mes tablettes, car je ne trouvai rien à noter. Cependant ceux qui n'auront absolument rien à faire de mieux pourront aller voir la cathédrale ridiculement construite, l'Inco- ronata et la maison des Barni, qui est assez belle.


Castiglione est un joli bourg qne l'on trouve avant que d'arriver à Pizzighettone, oîi étoit le terme de notre journée, après avoir fait quarante milles depuis Milan.


Pizzighettone et Gherra d'Adda, sont deux places qui, î)0ur ainsi dire, n'en forment qu'une, partagée par la rivière d'Adda, et connue sous le nom de la première, quoique celle-ci ne soit, à parler vrai, que le fort, et que Gherra d'Adda soit la ville. Elles communiquent par un grand pont de bateaux jeté sur l'Adda, belle rivière qui, dans cet endroit, forme un long et large canal revêtu d'un et d'autre côté. Les ouvrages de ces places, autant que j'en puis juger, sans m'y connaître, m'ont paru meilleurs que ceux d'aucune autre ville de Lombardie, surtout ceux de Pizzighettone, qui ont encore été aug- mentés par le roi de Sardaignn, après la prise de cette place. Nous allâmes à l'ordinaire voir l'attaque, c'est du côté de Gherra d'Adda, dont le clocher, un peu maléficié par le canon, n'est pas encore tout-à-fait raccommodé. Il faut convenir que depuis là le pays n'est pas d'une aussi grande beauté qu'ailleurs, quoiqu'une autre contrée pût fort bien s'en faire honneur.


La roule de la matinée fut bientôt faite. Nous étions partis de si bonne heure, que, dès sept heures et demie du matin,


Savoz-vous bien, monsieur, que j'étais dans Crémone (f) !


Cette ville qui, de la campagne se présente assez bien, ne lient pas ce qu'elle promet quand on est dedans. Les bâtiments sont peu de chose ; les rues larges et droites sont désertes, et les endroits les plus prisés me parurent fort médiocres. La ville est partagée par un sale et méchant filet d'eau, que quelques relations libérales


(1) Vers de Régnard. — 85 —


honorent du nom de superbe canal. Je ne vous entre- tiendrai pas d'une dispute que j'eus avec un colonel hongrois, commandant de la ville, qui, après nous avoir pris pour des capitaines espagnols qui venoient débaucher ses troupes, voyant qu'il s'étoit bien fort trompé, chercha à nous faire une autre querelle d'allemand, dans notre qualité de François, Tant il y a que nous nous quittâmes réciproquement fort mécontents l'un de l'autre, et qu'au sortir de chez lui j'allai voir la cathédrale, dont je ne fus pas plus fort satisfait. Près de là est une haute tour sur laquelle je montai, parce qu'elle | asse pour la plus haute de l'Europe. Je crois que l'on pourroit se contenter de dire qu'elle est la plus haute do la ville ; car il y en a bien d'autres ailleurs qui ne le sont pas moins. Tout ce que je puis faire pour elle est de lui accorder la hauteur des tours Notre-Dame de Paris : il y a quatre cent quatre- vingt-dix-huit marches jusqu'au sommet, au-dessus de la cloche. La vue de là est fort étendue, et n'en est pas plus belle ; le pays qu'on découvre ne paroît qu'une forêt, étant trop couvert d'arbres. Ce qu'il y a de mieux est le cours du Pô, qu'on voit serpenter fort au loin.


Les églises de Saint-Pierre et de Saint-Dominique sont assez belles et assez bien ornées, pour Crémone s'entend ; car toutes ces sortes de choses sont relatives. C'est une observation générale qu'il faut faire sur toutes mes narrations. Je cite telle chose dans un endroit, que je n'aurois garde de rapporter dans un autre, et tel édifice se fait distinguer à Crémone qui ne seroit pas regardé à Gènes. Pour en revenir aux deux églises dont je vous parlois, la première a un buffet d'orgues qui peut passer partout pour beau ; l'autre a au fond du chœur une Adoration, par Panfile Nuvolone, d'un coloris distingué, et vis-à-vis, sur la grande porte, un miracle de saint Dominique, par le même. Dans la croisée de la gauche sont deux bons morceaux d'Antonio Campo.


Les Augustins ont un portail d'architecture à la lom- barde, propre à donner une idée du goût de cette vieille nation. Ils ont aussi un des meilleurs tableaux du Pérugin que je connaisse, vis-à-vis duquel est une chapelle pleine de statues grotesques, mais bien faites, représentant la Passion, par Barberini. Il y a, à ce qu'on me dit, une bibliothèque ; mais les moines étoient au réfectoire, et il — 86 —


y auroit eu de l'absurdité à prétendre les en tirer pour aller voir des livres. On me montra aussi la maison où le maréchal de Villeroy fut fait prisonnier.


Au sortir de Crémone, nous retrouvâmes nos canaux et notre plaine plus belle que jamais. Les villageois étoient actuellement occupés à faucher les prés pour la troisième fois. On les fauche une quatrième, puis on met le bétail dedans pour l'engraisser.


Après avoir fait trente-six milles dans noire journée, nous trouvâmes Bozzolo, petite ville qui a des fortifi- cations assez bien revêtues, mais sans fossés ; elle appar- tient au prince de Guastalla.


Le lendemain, après avoir traversé Saint-Martin-de- Bozzolo, petite ville aussi agréable que j'en aie jamais vu, nous passâmes la rivière d'Oglio, sur un grand pont de bois que les François y ont construit en dernier lieu. Je crois qu'il y a un péage ; mais les gardes ne furent ni si mal avisés, ni si peu reconnaissants que de vouloir l'exiger de nous. Au bout de quelque temps le Lac Supérieur se fit voir. Nous cheminâmes sur la chaussée qui règne entre les marais, et ce que l'audacieux Villars (<}, avec notre armée, n'avoit pu faire en trois ans de guerre, je le fis sans résistance, c'est-à-dire que j'entrai triomphant dans Mantoue, distant de Bozzolo de quatorze milles.


Je ne sais quelle idée on a eue de bâtir une ville dans un pareil endroit ; car bien qu'elle ne soit pas, comme on le dit souvent, au milieu du lac, mais au bord, elle est tellement engagée dans les marais, qu'on ne peut l'aborder, même du côté praticable, que par une étroite chaussée. Outre la force naturelle de sa situation, elle n'en est pas dénuée du côté de l'art. Ses ouvrages et la citadelle ont très-bonne mine, de sorte qu'à moins de savoir, comme d'Allerey, tous les stratagèmes de Frontin, il paraît presque impossible de prendre de force une pareille place. Elle est un peu plus grande que Crémone, sale et puante dans les quartiers bas, c'est-à-dire presque partout ; elle paraît assez commerçante et peuplée, et n'est bâtie ni bien ni mal.


(I) l'audacieux Villars


Disputant le tonnerre a l'aigle des Césars.


VoLTAinu : Uennadf.

Je ne fus pas plutôt arrivé, que je m’embarquai au plus vite sur le lac, pour aller voir le village et la maison où est né Virgile. On a bâti sur la place un château qu’on m’avoit fêté et où je comptois trouver des choses dignes d’un homme qui a tant honoré sa patrie. Je n’y vis autre chose qu’une maison de campagne assez propre, où il n’est pas la plus petite question de Virgile. Le village s’appelle cependant Virgiliana. Je demandai pourquoi aux gens du lieu : ils me répondirent que ce nom lui venoit d’un ancien duc de Mantoue, qui étoit roi d’une nation qu’on appelle les Poètes, et qui avoit écrit beaucoup de livres qu’on avoit envoyés en France. Bref, ces ignares Mantouans n’ont pas élevé le moindre monument public à ce prince de la poésie, et tout l’honneur qu’ils lui font aujourd’hui, est de faire servir son image à la marque du papier timbré. Ils n’ont rien fait non plus pour Jules Romain, qui est mort chez eux, après avoir consacré ses talens à l’embellissement et à la sûreté de leur ville.

Le palais du Té est des principaux ouvrages de ce fameux peintre. C’est lui qui a fait le dehors ainsi que le dedans ; mais le dehors, quoique assez beau, ne m’a pas paru un grand chef-d’œuvre. C’est une grande cour carrée, environnée de quatre corps de logis massifs d’ordre dorique, d’où l’on entre dans un péristyle massif aussi, mais noble. Les colonnes y sont assemblées par quatre ; il est décoré de statues, bas-reliefs et fresques, et donne sur un jardin médiocre ; mais bien terminé par un bon morceau d’architecture rustique. La maison ne contient pas le moindre meuble, et personne ne l’habite ; elle reste à l’abandon, tout ouverte comme une grange ; on iroit cependant bien loin pour trouver d’aussi belles choses que celles qu’a faites là Jules Romain. Dans la première pièce de l’appartement à gauche, une double frise chargée de bas-reliefs dans le goût de l’antique, et dans la seconde, un plafond, partie fresque, partie mosaïque ; dans la troisième, il n’y a jamais eu place pour mettre une chaise ; c’est un salon où Jules Romain a représenté à fresque le combat des dieux et des Titans ; les uns accablés de montagnes, les autres lançant des rochers, sont peints tout autour sur les quatre murailles jusqu’en bas. En vérité on ne peut entrer dans cette pièce sans être épouvanté de l’impétueuse imagination, de — 88 —


l'exécution fougueuse et dos expressions terribles qui régnent dans cefouvrage, lequel enlève l'âme, mais sans la toucher ; car il n'y a que peu d'agréments. Ce morceau qui est le triomphe de son auteur, mérite bien une ample description, et dans l'excès de ma loquèle, je ne me tien- drois pas de la faire, si elle ne l'étoit déjà par Félibien, où vous pouvez la voir. Mais que diroit ce grand orateur de la peinture, s'il savoil que cet incomparable salon a servi en dernier lieu de corps-de-garde à de misérables soldats allemands qui, par la plus tudesque de toutes les bar- baries, ont écrit leurs noms et fait mille autres cruautés sur cette peinture (1) !


Dans la première pièce de l'appartement à droite, un Phaéton de clair-obscur au plafond ; dans la seconde, un autre plafond composé de mille petits tableaux, plus jolis le.<s uns que les autres ; dans la troisième, les noces de l'Amour et de Psyché, ouvrage qu'on ne peut se lasser de voir et d'admirer par la beauté du dessin, l'élégance des attitudes, etc. Je ne parle pas de la quatrième pièce, quoique belle, la précédente la gâte trop ; mais il faut voir dans la cour une salle réduite à la misérable condition d'écurie, décorée d'un plafond représentant le soleil qui se couche et la lune qui se lève, et tout autour des façons de médailles antiques, ou agates-onyx figurées en stuc d'une telle perfection, qu'on en feroit encore volontiers des bagues.


Je sortis de ce palais indigné de le voir si outrageuse- ment négligé, et m'en allai rendre hommage à la petite maison de Jules Romain, que je trouvai ornée d'une architecture rustique de très-bon goût. Il y a sur la porte une statue de Mercure, de la plus grande beauté. Mais si Jules Romain a négligé de se faire une somptueuse habi- tation, il s'est donné carrière pour se construire un voi- sinage magnifique, en bâtissant devant sa maison le vaste palais de Gonzague, dont la façade marque bien le génie entreprenant de celui qui l'a fait. Au-dessus d'un pre- mier étage de rustique, c'est, au lieu de colonnes, une longue suite de colosses grotesques qui portent sur leur tête un ordre dorique surmonté d'un entablement ou haute architrave. Que toute l'architecture et tous les palais


(I) Les traces de ces insultes ne sont plus visibles. — 89 -


■de Gênes viennent se mettre à genoux devant celui-ci ! Il -est plein d'une quantité infinie de tableaux ^}ue je vis fort rapidement, parce qu'il éioit tard. Seulement il y a un enlèvement de Ganymède, par le Tintoret.dans un plafond ; et un Amour, d'Annibal Carrache, dans la ruelle du lit ; qui sont : deux morceaux de distinction.


La cathédrale est d'une architecture très-noble en •dedans, à quatre rangs de colonnes corinthiennes et deux rangs de pilastres de même, du dessin de Jules Romain. Les fresques et plafond du chœur, derrière l'autel, sont ce que j'ai vu en ce genre, jusqu'à présenf, de mieux colorié. Il me semble qu'il y a une assez bonne chapelle à la croisée de la gauche, et au chapitre une Tentation de saint Antoine, par Paul Veronese, avec deux batailles, <le Campi. À Saint-Christophe, ce gros bonhomme de saint, par Jules Romain. À Saint-Sébastien, la figure du maître de la maison, assez bonne, et une Multiplication ■des pains, de l'école du Veronese.


Le palais du duc de Mantoue est si peu de chose, quant au bâtiment, qu'on ne vuudroitpasle prendre pour une maison de marchand ; mais les logements sont fort vastes. Celui de la duchesse est tout démeublé, et non celui du duc, qui sert au gouverneur de l'empereur, quand il y en a un. Au reste, on n'a, à vrai dire, laissé là que ce que l'on n'a pas pu emporter. Toutes les curio- sités dont les cabinets étoient remplis ont été enlevées ; mais il reste dans l'appartement d'excellentes peintures ; savoir : à la première pièce, six grands morceaux, de Palma le vieux, et sur la cheminée, le Festin chez le pharisien, par le Titien, l'un de ses plus beaux tableaux pour le coloris ; à la seconde, les noces de Persée et d'Andromède, par Palma le vieux. Quatre rideaux de ve- lours, par leTintoret, fort curieux. Deux philosophes du Titien, excellents. Une Suzanne de Lorio, bon ; quatre grandes et admirables pièces, de Jules Romain, formant Ja frise. Dans la troisième, cinq grands morceaux du Tintoret ; deux du Guerchin ; la frise en quatre pièces, de Jules Romain, peintes sur cuivre. Dans la quatrième, la chute des géants, par Palma, et une bataille, par Campi. Dans la galerie, le plafond et la frise, de Jules Romain, deux bas-reliefs sur les portes : c'est ce qu'il y a de plus beau dans la maison. À la chapelle, dont la façade est — 90 —


assez bonne, la Madeleine lavant les pieds de Jésus- Christ, par le Titien.


Le manège et le théâtre sont les deux meilleurs mor- ceaux de ce palais. Le premier est d'un excellent ordre dorique rustique, par Bibiena ; le second, très-bien orné et doré, à cinq rangs de loges ; chaque loge d'un même rang, allant en dégradation pour que celles du devant ne nuisent point à la vue de celles du derrière ; et en face du théâtre, cinq beaux balcons en saillie. Je vous expliquerai plus au long cette construction, quand il sera question d'accommoder le nôtre.


Voilà où j'en étois sur l'article de Mantoue, et je comp- tois au grand détriment de vos oreilles, charger mon journal de quantités d'autres remarques sur cette ville, dont je trouve que l'on n'a pas assez parlé, lorsqu'on est venu en hâte nous avertir que la nouvelle venoit d'arriver que les Vénitiens posoient des barrières sur leurs confins, a cause des vaisseaux de Hongrie et de Dalmatie qui vonoient à la foire de Sinigaglia, dans l'Etat du Pape, et qui étoient suspects de peste ; de sorte que, dans un mo- ment, la communication avec Venise seroit barrée, et que rien n'y entreroit plus sans faire la quarantaine. Rien de plus pressé que de nous jeter dans nos chaises, pour prévenir le temps fatal. Nous avons passé la grande chaus- sée de Mantoue, et enfilé une allée droite à perte de vue. Enfin, sans mal ni douleur, me voici à Villa-Franca, première bourgade de l'état vénitien, où nous pourrons laisser passer l'excessive chaleur. Comme je ne m'en- dors point sur mes commodités, j'ai découvert une bonne église bien fraîche, où, m'étant fait apporter une chaise et une table, je suis actuellement en veste et en bonnet occupé à vous écrire. Les bonnes gens qui passent entrent pour me voir ; j'en suis tout entouré. En voilà un qui me demande ce que je fais, et je lui persuade que je suis si charmé de la propreté de leur église, que j'en fais une description pour bâtir une chapelle pareille dans le sérail ; mais je vais les quitter, et vous aussi, pour aller un peu dormir avant que de repartir :


Poi che da quattro lati ho pieno il foglio Finir lo scritto, e addomcntanni voglio.