Lettres familières écrites d’Italie T.1/Mémoire sur Padoue

LETTRE XIII
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À M. DE NEUILLY


Mémoire sur Padoue.


28 juillet 1739.


Padoue m’a paru d’une figure en quelque façon triangulaire et fort étendue. Elle passe pour une des plus grandes villes d’Italie, et même plus que Venise, ayant au moins deux lieues et demi de tour ; mais on ne peut rien voir de plus pauvre, de plus triste, ni de plus dépeuplé. Le premier étage des maisons porte sur d’infâmes arcades basses et irrégulières, faites de méchantes pierres ou de plâtras qui bordent la rue de chaque côté. Cela a — 104 —


quelque commodité, en ce que les gens do pied peuvent marcher à l'ombre, Aussi bien n'est-il pas possible d'aller en carrosse sur ce pavé détestable, s'il en fut jamais, et fait de gros quartiers de pierre, qui, en quelques en- droits, est une espèce de porphyre. Ainsi on peut dire que le malheur d'être roué est récompensé par l'honneur. Mes reins pourroient vous en dire des nouvelles. Venons au détail.


Le premier et le principal article est l'Université ; mais, à vrai dire, cela étoit bon autrefois. Aujourd'hui que les universités sont tombées, celle-ci l'est encore plus que les autres. Les écoliers, si redoutables par leur nombre et leur puissance, ne sont plus qu'en très-petit nombre, et la plupart du temps les professeurs prêchent aux bancs. Cependant il y en a toujours un grand nombre d'habiles, et parmi eux plusieurs gens de qualité qui ne rougissent point, comme en France, de rendre leurs talents utiles à la société, ni de passer pour savoir quelque chose. De tous les collèges qui étoient à Padoue, il n'en reste qu'un nommé II Bo, où l'on trouve une belle cour d'ordre do- rique, par Palladio ; un théâtre d'anatomie fait comme un puits, dans le fonds duquel on pose le cadavre sur une table ; tout le tour du puits est en gradins, où les écoliers peuvent se placer au nombre de cinq cents et voir la dé- monstration, sans se gêner dans ce petit espace ; chaque partie que l'on démontre étant bien éclairée par une dis- position de lumière faite exprès… C'est le fameux Fra Paolo, servite, qui en a inventé la forme et donné le dessin… Une salle d'histoire naturelle remplie de toutes les choses qui ont rapport à ce sujet, et de squelettes de toutes sortes d'animaux… Une bibliothèque que l'on bâtit sur un dessin le meilleur et le plus convenable à un grand amas de livres.


Je vais tout de suite du collège au jardin des plantes, quoique ce soit fort loin. On peut en être content, même quand on a vu celui de Paris. On a écrit sur les jambages delà porte cette jolie inscription : Hic oculi, hincmanus. Il est circulaire, entouré d'un mur orné d'une balustrade et ouvert par six arcades qui donnent dans six autres jardins. Les plantes y sont en grand nombre, très-bien venues et passablement disposées. Il y a dans le grand jardin des pièces d'eau pour les plantes aquatiques, ce — 405 —


qui manque à celui de Paris. Quant aux serres, c'est fort peu de chose, surtout pour ceux qui ont vu celles de Paris.


La belle place et le bel endroit de la ville est celle oli est le palais Capitano ; elle est assez grande, régulière et bien pavée. Celle qu'on appelle Prato délia Valle, est vé- ritablement un fort grand pré, qui produit le meilleur foin du monde. L'église de Sainte-Justine donne sur cette place. Au dehors elle a tout-à-fait l'air d'une mosquée, par ses sept coupoles couvertes do plomb ; cela n'est pas étonnant, car les grands édifices de ce pays-ci,' tels que Saint-M^rc et Sainte-Justine, sont faits à l'imitation de l'église grecque de Sainte-Sophie, qui a pareillement servi de modèle aux Turcs, pour les autres belles'mos- quées qu'ils ont fait construire à Constantinople. L'inté- rieur est clair, noble et beau par sa simplicité ; les uns prétendent que Palladio en est l'architecte ; les uns assu- rent que c'est un moine ; c'est ce que je ne puis décider. Quoiqu'il en soit, il règne dans cette architecture de furieuses licences. Le pavé de marbre noir, rouge et blanc, est peut-Qtre le plus beau ou au moins le mieux tenu de l'Italie. L'autel, de marbre de rapport, et les stalles où la vie de Jésus-Christ a été sculptée par un françois, ne sont pas non plus des objets médiocres. Paul Veronese a peint dans le fond du chœur le Martyre de sainte Justine, c'est un de ses morceaux les plus estimés ; mais, à l'ordonnance près, il ne m'a pas fait un fort grand plaisir. Le couvent est également digne d'être vu par l'étendue et la clarté des cloîtres, et par l'élégante construction et les jolies boiseries de la bibliothèque bien fournie en bons livres. On me montra un Lactance im- primé en 1 465, dans le monastère de Subiaco, qu'on croit être le prsmier livre imprimé en Italie, lorsqu'on y eût fait venir de Mayence, Fust et Schœffer, inventeurs de l'art (1). Rien n'est égal à la bibliothèque du séminaire pour l'étonnante richesse en vieux livres imprimés avant 1500. Je crois que le premier volume des Annales typo- graphiques de Maittaire pourroit leur servir de catalogue.


(I) Le premier livre imprimé en Italie, à Subiaco, non par Fust et Schœffer, mais par Conrad Sweinheim et Arnold Pannartz, est un Donat.


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J'étois enchanté de voir un tel recueil ; car je suis comme les enfants, les chiffonneries me délectent. Laissons celles-ci pour en voir d'une autre espèce.


Me voici à ce qu'on appelle le saint tout court, par excellence, c'est-à-dire saint Antoine de Padoue, pour lequel on n'a pas moins de vénération que pour saint Charles à Milan, La différence est cependant forte, d'un moine de cotte espèce à un excellent citoyen ; surtout j'ai ri de bon cœur de la bonne invention des Padouans qui l'on fait peindre au bas des recoins des murailles de leurs maisons pour empêcher que l'on ne pissât contre. Les mariniers portugais de l'Inde orientale portent avec eux une image de saint Antoine de Padoue, à laquelle ils demandent du bon vent, et ils le garrottent au mât du na- vire jusqu'à ce qu'il leur en ait donné : « Volevano, dit » un voyageur, legare l'imaginetta del detto santo Anto- » nio perche ei desse buon vento, ch'é come imprigio- » nata, minacciando di non sciorla, fin tanto che non » abbia loro concesso ciocche dimandavano ; ma pure » restarono di farlo ad instanza del pilote che diede parola » per lo santo, dicendo, ch'era tanto onorato che senza » esser legato ne presse, avrebbe fatto quanto essi ricer- » cavano. Pure al venti nove d'i décembre, il capitano » con gli altri del vascello si risolverono al fin di Icgar » il santo Antonio. »Pietro della YkLLE,Lettera di Mascat. Tom. 4.


Au surplus, le saint a une belle maison, il y occupe un superbe appartement. C'est une chapelle toute enrichie d'or et d'argent, de chandeliers de même métal sur des piédestaux de marbre, le tout d'une ciselure exquise ; plus, quantité de bas-reliefs de marbre, tant bons que mauvais, de Sansovino, du Lombardo, et d'un troisième dont j'ai oublié le nom (1). Les Ex voto y sont en si grand nombre, que le saint ne souffre dans sa chambre à coucher que ceux qui sont d'or ou d'argent massif ; les autres sont relégués dans un appartement à côté. Toute cette église de Saint - Antoine est entièrement remplie de tombeaux, dont plusieurs sont fort bons, sur- tout ceux de Cornaro, de Contarini, de Ferrari ; mais


('i) Ces bas-reliefs ^ au nombre de neuf, sont de Jérôme Campagna, Sansovino, Tullio Lombardo, Gataneo Danese et Minello di Bardi. — 107 —


surtout les deux chapelles peintes à fresque-, par le Giotto, si fameux dans le temps du rétablissement de la peinture, sont une chose curieuse. Ce grand maître, si vanté dans toutes les histoires, ne seroit pas reçu aujourd'hui à peindre un jeu de paume. Cependant, à travers son bar- bouillage, on discerne du génie et du talent. À l'oratoire de Saint-Antoine, plusieurs morceaux à fresque, du Titien, très-curieux et assez méchants ; on voit là, non ce qu'il est, mais ce qu'il sera. Je ne veux parler d'un tableau de cette chapelle, où un âne renifle sur de l'avoine pour se mettre à genoux devant le Saint-Sacrement. Laissons ces pauvretés et n'achevons point ; il est indigne de voir combien la misérable superstition souille la religion par ses momeries.


Je viens de l'hôtel-de-ville, autrement dit de la Ragione. Il y a une grande salle au bout de laquelle est une pierre où les banqueroutiers vont se déculotter et frapper à cul nu ; au moyen de ce, voilà leurs dettes payées. On a écrit sur la pierre : Lapis vituperii. De l'autre côté, vis-à-vis, est le tombeau de Tite-Live, avec une inscription qui prouve qu'elle n'a pas été faite pour lui, mais pour un affranchi de sa fille. Le tombeau est encore plus apocryphe. Malgré cela, on doit savoir bon gré aux Padouans d'avoir fait de leur mieux pour célébrer leur compatriote. Une inscription posée à côté, porte qu'ils ont accordé un bras de Tite-Live aux instantes prières du roi Alphonse d'Arragon ; voilà un nouveau genre de reliques. Ce bras fut depuis, en certaine occasion, la récompense du poète Sannazaro ; mais, sa famille l'ayant négligé, le pauvre Tite-Live est demeuré manchot en pure perte. Son buste est sur une porte de cette salle, et celui de Paul {i) sur la porte vis-à-vis ; c'est Paulus ad edictum. Vous jugerez sans peine que je me trouvai saisi de véné- ration à l'aspect de ce souverain seigneur du Digeste. La voûte de la salle est peinte par le Giotto, du même goût de barbouillage dont je vous parlois tout à l'heure.


Le tombeau d'Antenor le Troyen est une autre rêverie des Padouans. Nous avons découvert par la ressemblance qu'il a avec celui du roi Pépin à Vérone, et par la struc- ture singulière, à quatre cornes, de l'un et l'autre, que le


{i) Jurisconsulte du h^ sièclf. — 108 —


prétendu messire Autenor est quelque honnête particulier du IX® siècle. (J'ai vu depuis des tombeaux antiques du temps des Romains et de la même forme que celui-ci ; mais ce n'est pas à dire que ce soit le tombeau d'Antenor).


On dit que, malgré le méchant état oU Padoue est réduite, les étrangers qui l'ont connue ne la quittent qu'à regret. Cela ne peut manquer d'arriver, si ses habitants sont tous du genre du marquis Poleni, professeur de mathématiques. Sur une simple indication que nous avions de l'aller voir, il n'y a sorte d'honnêteté que nous n'ayons reçue de lui. C'est un homme fort savant, et en même temps d'une extrême douceur. Il a une bibliothèque complète de tout ce qui a été écrit en mathématiques. Elle ne monte pas à moins de cinq mille volumes, chose peu croyable d'une espèce de gens qui ne parlent guère. Le marquis Poleni donne maintenant une édition de Vitruve, d'un très-grand travail. Il a restitué en mille endroits le texte qui a été, dit-il, fort corrompu par le cordelier Joconde, architecte, auteur de plusieurs des ponts de Paris. C'est lui qui fit imprimer cet auteur, et qui changea le texte lorsqu'il ne le trouva pas conforme à ses idées. Le marquis Poleni a rétabli le texte véritable sur les anciens manuscrits. On n'a encore que le premier volume imprimé ; et ce volume,dont il m'a fait présent, ne contient que des dissertations préhminaires ; mais ce qui prouve mieux que c'est un galant homme, c'est son inclination pour la musique ; il m'a fait entendre M. Negri, un virtuosissime joueur d'orgues, dont j'ai été assez satis- fait, et à mon retour à Padoue, il m'a promis de me procurer Tartini, célèbre violon, et un autre qui ne lui cède pas.


Je vais actuellement m'embarquer sur le canal de la Brenta, pour me rendre à Venise ; il y a vingt-cinq milles d'ici à cette fameuse ville, qui est un des grands termes de notre voyage : j'ai grande impatience de la voir. Nous aurons fait alors trois cent quatre-vingts milles à partir de Gênes, y compris le détour des îles Borromées qui est de cent milles. Je compte bien trouver là une quantité de lettres de France, de tous mes parents et amis ; c'est un des plus grands plaisirs que je pourrai avoir dans cette ville. Il faut se trouver aussi loin de sa patrie pour imaginer à quel point on désire d'être instruit de ce qui s’y passe , surtout n’ayant eu aucune nouvelle de France depuis mon départ, que la lettre que j’ai reçue de Blancey à Marseille ; ainsi , mes chers amis , je vous charge bien fort l’un et l’autre de veiller à ce que les gens de ma connaissance m’écrivent souvent et avec grand détail.