Lettres familières écrites d’Italie T.1/Observations sur quelques tableaux de Venise

LETTRE XVII
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AU MÊME


Observations sur quelques tableaux de Venise.


À Fondaco dei Tedeschi, l’extérieur du bâtiment et une partie de l’intérieur peints à fresque, par le Giorgione, peintures presque entièrement effacées, perte très-déplorable ; ce devoit être le plus bel et le plus grand ouvrage du Giorgione, peintre d’autant plus aimable par son coloris, qu’il n’a point eu de modèle dans cette belle partie de la peinture, dont il est à vrai dire l’inventeur. Le coloris du Giorgione est d’une entente et d’une fierté étonnantes ; mais il a quelque chose de brusque et de sauvage. Je le comparerois volontiers, pour le coloris, à ce qu’est Michel-Ange pour le dessin. Avant lui, on dessinoit des figures gothiques que l’on coloroit avec soin et avec éclat, d’une manière sèche et sans fini. Ces deux maîtres sont les czars Pierre de la peinture, qui en ont banni la barbarie ; mais ce n’a pas été sans férocité. Au-dedans quantité d’assez bonnes peintures, surtout les bains de Diane et le Jugement de Pâris.

À Saint-Roch, la Piscine probatique, merveilleux ouvrage du Tintoret. C’est là qu’il a montré qu’il savoit parfaitement, lorsqu’il vouloit s’en donner la peine, ordonner sans furie, dessiner sans rudesse et colorier sans noirceur. Je serois fort enclin à juger que le Tintoret est le premier de tous les peintres vénitiens, lorsqu’il veut bien faire, ce qui lui arrive très-rarement. – Saint Martin faisant l’aumône, fresque du Pordenone, bonne.

Le Tintoret a peint à l’école Saint-Roch une partie de la vie de Jésus-Christ, dans une quantité de grands tableaux. La vie d’un autre peintre n’auroit pas suffi à faire tout ce qu’il a exécuté ici, et presque toujours fort bien. C’est là que tout peintre trouvera une école inépuisable de dessin et clair-obscur : l’Annonciation, la Fuite en Egypte, la Cène, et surtout la figure de Jésus-Christ, vêtu de blanc devant Pilate, et le grand tableau du Crucifiement, chef-d’œuvre du Tintoret, dont Augustin Carrache a gravé une si belle estampe, m’ont paru admirâbles. Quel dommage que ce peintre, avec tant de talents, n’ait point du tout connu les grâces qui peuvent seules leur donner du prix !

Une chapelle est remplie de belles choses, mal placées dans ce lieu obscur, où on les voit à peine. Il faut considérer le mieux que l’on pourra, le tableau du Baptême de Jésus-Christ, et le beau plafond représentant l’Adoration des Mages ; la Reconnaisance de saint Nicolas, les Stigmates de saint François, et les quatre Evangélistes,par le Veronese ; la Vierge avec saint André, et la Prédication de saint Jean-Baptiste, par le Fiammingo, et surtout la Vierge avec saint Sébastien, saint Nicolas, etc., par le Titien[1]. Cet excellent tableau est fort noirci par le peu de soin qu’on en a eu et par la mauvaise disposition du lieu. La figure de saint Sébastien est très délicate, très-agréable, mais peut-être aussi trop ronde et trop efféminée.

On pourroit appeler Saint-Sébastien l’école de Paul Veronese. On y voit la gradation de son génie, et des ouvrages de lui de toutes ses manières. Le plafond de la sacristie, représentant le Couronnement de la Vierge, par où il a commencé, est fort inférieur à ce qu’il a fait depuis. Les plus belles peintures qu’il ait faites ici, sont le plafond de l’église, représentant l’histoire d’Esther ; les portes de l’orgue représentant au dehors la Purification, et la Guérison du Paralytique ; le tableau de saint Sébastien devant le tyran ; celui de saint Sébastien lié à un tronc d’arbre ; le grand Festin de Jésus-Christ, chez Simon le lépreux, peint dans le réfectoire ; et surtout le Martyre de saint Marc et de saint Marcellian, ouvrage très-bien composé, ou tout se rapporte au sujet ; chose rare dans les ordonnances de Paul, qui n’a pas mieux connu l’unité d’action que le costume. Quant aux quatre grands festins de cet auteur, le premier de tous sans contredit est celui des Noces de Cana[2], peint dans le réfectoire de Saint-Georges ; puis celui chez le pharisien, qui étoit ci-devant aux Servites, et qui est à présent à Versailles, dans le grand salon d’Hercule[3] ; puis celui chez le lévite, peint à l’église des saints Jean et Paul ; mais ces deux peuvent aller en concurrence, et enfin, celui que l’on voit ici à Saint-Sébastien, qui est le moindre des quatre. Paul s’est beaucoup copié lui-même dans tous ses ouvrages, mais surtout dans ses quatre festins.

À l’école de la Charité, la Vierge Marie[4] montant les degrés du temple, par le Titien, tableau de la première classe ; avec le saint Pierre, martyr, ils passent pour les deux plus beaux du Titien ; celui-ci est fort distingué pour ses airs de tête et son admirable coloris. Il m’a fait plus de plaisir que le saint Pierre, martyr[5] ; et le saint Laurent des Jésuites m’en a plus fait que l’un et l’autre. Cependant celui-ci, qui est de la seconde manière du Titien, l’emporte de beaucoup par le coloris sur le saint Laurent, qui n’est que de sa troisième manière ; alors son coloris est devenu trop vague et négligé.

Enfin, à San-Giorgio, dans le fond du réfectoire, les Noces de Cana, de Paul Veronese, tableau non seulement de la première classe, mais des premiers de cette classe. On peut le mettre en comparaison avec la bataille de Constantin contre le tyran Maxence, peinte au Vatican, par Raphaël et par Jules Romain, soit pour la grandeur de la composition, soit pour le nombre infini des figures, soit pour l’extrême beauté de l’exécution. Il y a bien plus de feu, plus de dessin, plus de science, plus de fidélité de costume dans la bataille de Constantin ; mais dans celui-ci, quelle richesse ! quel coloris ! quelle harmonie dans les couleurs ! quelle vérité dans les étoffes ! quelle ordon- nance et quelle machine étonnante dans toute la composition ! L’un de ces tableaux est une action vive et l’autre est un spectacle. Il semble dans celui-ci qu’on aille passer tout au travers des portiques, et que la foule de gens qui y sont assemblés vous fasse compagnie. L’architecture, qui est une des belles parties du tableau, a été faite par Benedetto Caliari, frère de Paul : il excelloit dans ce genre. Paul a représenté au naturel les plus fameux peintres vénitiens exécutant un concert. Au devant du tableau, dans le vide de l’intérieur du triclinium, le Titien joue de la basse, Paul joue de la viole, le Tintoret du violon, et le Bassan de la flûte, par où il a voulu faire allusion à la profonde science et à l’exécution lente et sage du Titien, au brillant et aux agréments de Paul, à la rapidité du Tintoret, et à la suavité du Bassan. Remarquez l’attention que donne Paul à un homme qui vient lui parler, et la suspension de son archet. Une grande figure debout tenant une coupe à la main, vêtue d’une étoffe à l’orientale blanche et verte, est celle de Benedetto, son frère.

Ce n’est pas sans plaisir que j’ai trouvé, à Casa Pisani, l’admirable famille de Darius[6], de ce même Paul Veronese, tableau dont j’ai l’esquisse faite de sa main pour l’exécution de son grand ouvrage. Il y a deux ou trois têtes finies par le maître ; le reste en partie achevé par ses élèves, en partie resté en ébauche.

  1. Ce tableau peint sur bois est aujourd’hui au Vatican ; il y fut transporte par ordre de Clément XIII (Rezzonico) qui était né à Venise.
  2. Fait partie de notre musée du Louvre.
  3. Aujourd’hui au Louvre.
  4. À l’académie des Beaux-Arts à Venise.
  5. Le Saint Pierre est à l’église des saints Jean et Paul.
  6. Aujourd’hui en Angleterre à la National Gallery