Lettres familières écrites d’Italie T.1/À M. DE BLANCEY. — Suite du séjour à Venise

LETTRE XVIII
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À M. DE BLANCEY


Suite du séjour à Venise.
29 août.


Ce que j’avois prévu est arrivé, mon gros Blancey ; votre première lettre vient de m’être renvoyée de Rome ; elle n’est pas de fraîche date, quoique fort moderne en comparaison d’une autre que je reçois de Londres, laquelle a été renvoyée de Rome à la grande poste de Paris, d’où elle est revenue à Rome, puis ici. Elle vient d’arriver tout essoufflée d’une si longue traite. Il me semble, mon petit ami, que vous vous donnez assez joliment les violons ; la modestie vous siéroit cependant mieux qu’à personne. C’est moi qui pourrois en manquer, tandis que je mets à Venise la nation françoise sur un si grand pied que, tout franc, je crains qu’un autre ne puisse l’y soutenir. Pour vous, on sait assez que vous n’êtes l’aîné que secundum quid. Cependant il y auroit de la dureté à vouloir vous ôter la satisfaction de vous louer vous-même sur cet article, puisque vous ne l’êtes là-dessus par personne autre. Témoignez, je vous prie, à ces dames combien je suis sensible à l’empressement qu’elles veulent bien avoir pour mes nouvelles. Je me souviens tous les jours d’elles et avec plaisir. Dans cette commémoration, ma bonne amie de Montot tient le premier rang. Ce seroit bien en vain que l’on courroit le monde pour trouver ailleurs un cœur aussi sensible et aussi vrai, une âme plus pure et meilleure, un caractère aussi égal, aussi sociable, aussi doux ; en vérité, je pense d’elle ce que l’on a dit d’un homme célèbre, qu’il faisait honneur à l’humanité. Qu’a-t-elle besoin d’être d’une aussi jolie figure ? Elle devroit la laisser à quelque autre ; elle n’en a que faire pour être universellement chérie de tout le monde. Je lui passe cependant ses yeux si doux et si fins, parce qu’ils sont le plus beau miroir de la plus belle âme qui ait Jamais été. Je suis vraiment affligé qu’elle ait perdu son dernier enfant ; mais je m’en console en pensant que c’est une perte à réparer en deux minutes. Au surplus, assurez-les toutes bien fort que je persiste opiniâtrement dans la bonne religion, et que je n’ai point encore, au milieu des infidèles, quitté les sentimens orthodoxes, mais je ne réponds pas de ce que la peur du martyre peut me faire faire à Florence. Continuez-moi exactement votre chronique. S’il n’y a point d’histoires, parbleu, vous voilà bien en peine, faites-en ; moi qui vous parle, me mets-je en peine de mentir pour vous amuser.

Je quitte Dijon, non sans regrets, pour revenir à Venise.

Je voudrois bien pouvoir vous parler savamment du carnaval. On nous presse fort ici d’y revenir passer ce temps, et l’on nous promet de nous faire voir une toute autre Venise ; mais je n’imagine pas que nous lui donnions la préférence sur nos affaires et sur nos amis. Ce carnaval commence dès le 5 octobre, et il y en a un autre petit de quinze jours à l’Ascension ; de sorte que l’on peut compter ici environ six mois, où qui que ce soit ne va autrement qu’en masque, prêtres ou autres, même le nonce et le gardien des Capucins. Ne pensez pas que je raille, c’est l’habit d’ordonnance ; et les curés seroient, dit-on, méconnus de leurs paroissiens, l’archevêque de son clergé, s’ils n’avoient le masque à la main ou sur le nez. Je regrette cette singularité, et encore plus les opéras et les spectacles du temps. Ce n’est pas que je manque de musique ; il n’y a presque point de soirée qu’il n’y ait académie quelque part ; le peuple court sur le canal l’entendre avec autant d’ardeur que si c’étoit pour la première fois. L’affolement de la nation pour cet art est inconcevable. Vivaldi s’est fait de mes amis intimes, pour me vendre des concertos bien chers. Il y a en partie réussi, et moi, à ce que je désirois, qui étoit de l’entendre et d’avoir souvent de bonnes récréations musicales : c’est un vecchio, qui a une furie de composition prodigieuse. Je l’ai ouï se faire fort de composer un concerto, avec toutes ses parties, plus promptement qu’un copiste ne le pourroit copier. J’ai trouvé, à mon grand étonnement, qu’il n’est pas aussi estimé qu’il le mérite en ce pays-ci, où tout est de mode, où l’on entend ses ouvrages depuis trop longtemps, et où la musique de l’année précédente n’est plus de recette. Le fameux Saxon[1] est aujourd’hui l’homme fêté. Je l’ai ouï chez lui aussi bien que la célèbre Faustina, sa femme qui chante d’un grand goût et d’une légèreté charmante ; mais ce n’est plus une voix neuve. C’est sans contredit la plus complaisante et la meilleure femme du monde, mais ce n’est pas la meilleure chanteuse.

La musique transcendante ici, est celle des hôpitaux. Il y en a quatre, tous composés de filles bâtardes ou orphelines, et de celles que leurs parents ne sont pas en état d’élever. Elles sont élevées aux dépens de l’État, et on les exerce uniquement à exceller dans la musique. Aussi chantent-elles comme des anges, et jouent du violon, de la flûte, de l’orgue, du hautbois, du violoncelle, du basson ; bref, il n’y a si gros instruments qui puissent leur faire peur. Elles sont cloîtrées en façon de religieuses. Ce sont elles seules qui exécutent, et chaque concert est composé d’une quarantaine de filles. Je vous jure qu’il n’y a rien de si plaisant que de voir une jeune et jolie religieuse, en habit blanc, avec un bouquet de grenades sur l’oreille, conduire l’orchestre et battre la mesure avec toute la grâce et la précision imaginables. Leurs voix sont adorables pour la tournure et la légèreté ; car on ne sait ici ce que c’est que rondeur et sons filés à la françoise. La Zabetta des Incurables est surtout étonnante par l’étendue de sa voix et les coups d’archet qu’elle a dans le gosier. Pour moi, je ne fais aucun doute qu’elle n’ait avalé le violon de Somis. C’est elle qui enlève tous les suffrages, et ce seroit vouloir se faire assommer par la populace que d’égaler quelqu’autre à elle. Mais, écoutez, mes amis, je crois que personne ne nous entend et je vous dis à l’oreille que la Margarita des Mendicanti la vaut bien et me plaît davantage.

Celui des quatre hôpitaux où je vais le plus souvent, et où je m’amuse le mieux, est l’hôpital de la Piété ; c’est aussi le premier pour la perfection de symphonies. Quelle raideur d’exécution ! C’est là seulement qu’on entend ce premier coup d’archet, si faussement vanté à l’opéra de Paris. La Chiarretta seroit sûrement le premier violon de l’Italie, si l’Anna Maria des Hospitalettes ne la surpassoit encore. J’ai été assez heureux pour entendre cette dernière, qui est si fantasque, qu’à peine joue-t-elle une fois en un an. Ils ont ici une espèce de musique que nous ne connaissons point en France, et qui me paroît plus propre que nulle autre pour le jardin de Bourbonne. Ce sont de grands concertos où il n’y a point de violino principale. Quintin peut demander à Bourbonne s’il veut que je lui en apporte une provision. Pendant que j’y songe, que Quintin me rende aussi raison pour vous, des livres dont Machefoire peut m’avoir fait l’acquisition. Je viens d’en envoyer en France un gros ballot, tous d’éditions de 1400, accompagnés de force marasquin de Zara, Barbades, des Indes et de Corfou, et thériaque de Venise. Croiriez-vous bien que l’espèce de fonction qui se fit en dernier lieu le jour de Saint-Barthélemi, et que l’on appelle le théâtre de la thériaque, est une chose tout-à-fait amusante ? Toutes les drogues qui entrent dans cette composition y sont, non seulement étalées en guise de dessert monté, mais encore arrangées avec autant d’adresse que de patience ; ce sont des camaïeux, des broderies, des paysages, et surtout des suites de médailles d’empereurs romains admirables. Les vipères y forment des guirlandes et des festons, et l’on a trouvé le secret de leur donner un air galant. Le talent de la nation italienne pour les ornements est exquis ; avec une douzaine de nappes blanches et autant de mannequins, ils ont façonné, en un instant, autant de statues dignes de Phidias. On pose cela sur une architecture des trois ordres, de même fabrique ; en vingt-quatre heures, voilà une église parée à ravir pour le jour de sa fête. Je n’ai pas vu les combats de gondoliers sur les ponts ; on les a abolis à mon grand regret. En récompense, ils ont inventé un autre jeu appelé les forces d’Hercule. Une certaine quantité d’hommes tout nus, se rangent dans le canal à nombre égal, vis-à-vis les uns des autres, sur deux lignes ; de petites planches étroites portent des deux bouts sur les épaules ; d’autres hommes montent debout sur ces planches ; un autre rang d’hommes sur ceux-ci par la même méthode, et ainsi par gradation jusqu’à ce qu’il n’y ait qu’un homme, sur la tête duquel monte un enfant. Tout cela ne parvient pas à bien sans que les planches ne cassent souvent, et que la pyramide ou château de cartes ne soit dérangée par de fréquentes cascades dans l’eau. Ce petit jeu, à se rompre le cou, se pratique quelquefois près du pont de Rialto. Je ne sais pourquoi on s’extasie si fort en parlant de ce pont ; on pourroit se contenter de dire qu’il est assez beau. Il est vrai qu’il n’y a qu’une arcade, mais le lieu n’en exige pas davantage, et elle n’est pas plus large qu’une de celles du pont Saint-Esprit. Il est vrai aussi qu’il est tout de marbre blanc et fort large ; car il y a dessus trois rues et quatre rangs de boutiques, à la vérité épaisses comme des lames de couteaux, et les rues à l’avenant. Tout cela ne fait pas un tiers en sus de la largeur du Pont-Neuf.

J’avois annoncé, ce me semble, que je ne dirois plus rien de Venise. Voilà cependant un long chapitre ; mais en vérité cela doit s’appeler n’en rien dire, tant j’omets de choses considérables sur ce sujet singulier. Nous y avons été retenus plus longtemps que nous ne croyions, tant par les lignes que l’on a faites contre les justes soupçons de peste à la foire de Sinigaglia, que par notre fainéantise, et les instances de notre Ambassadeur, qui nous a priés d’assister à la visite de cérémonie que lui a rendu M. Lezé, qui s’en va ambassadeur en France, et à la fête qu’il a donnée le jour de Saint-Louis. Elle étoit fort bien entendue et accompagnée d’un concert sur la mer, dans des barques galamment ornées.

C’est demain, cependant, qu’il me faudra quitter mes douces gondoles. J’y suis actuellement en robe-de-chambre et en pantoufles à vous écrire au beau milieu de la grande rue, bercé par intérim d’une musique céleste. Qui pis est, il faudra me séparer de mes chères Ancilla, Camilla, Faustolla, Julietta, Angeletta, Catina, Spina, Agalina, et de cent milles autres choses en a plus jolies les unes que les autres. Ne faites-vous pas un peu la mine, mon doux Neuilly, en me voyant l’esprit orné de si belles connaissances ? Vous voyez bien que ce n’est que plaisanterie, quand je parle à vous. D’un autre côté, c’est réalité, quand je parle à ce libertin de Blancey. Lequel des deux est le véritable ? Belle question ! Peut-elle être faite par des gens qui connaissent l’extrême régularité de mes mœurs ? Je ne crois pas que les fées ni les anges ensemble puissent, de leurs dix doigts, former deux aussi belles créatures que la Julietta et l’Ancilla. Lacurne est très-féru de l’une, et je ne devrois pas l’être moins de celle-ci, après l’avoir vue un jour déguisée en Vénus de Médicis, et aussi parfaite de tout point. Elle passe avec raison pour la plus belle femme de toute l’Italie. Notre ambassadeur me paraît avoir grande envie d’être l’ami de la première, et celui de Naples l’être bien fort de la seconde.

Ce n’est qu’ici au monde que l’on peut voir ce que j’ai vu : un homme, ministre et prêtre, dans un spectacle public, en présence de quatre mille personnes, badiner d’une fenêtre à l’autre, avec la plus fameuse catin d’une ville, et se faire donner des coups d’éventail sur le nez. Savez-vous bien que je trouvai un jour à cette princesse un poignard dans sa poche ? Elle prétendit que dans sa profession, on étoit en droit de le porter pour la manutention de la police dans la maison. J’en suis moins surpris depuis que je sais que les religieuses en portent, et que j’ai appris qu’une abbesse, aujourd’hui vivante, s’étoit jadis battue à coups de poignard contre une autre dame, pour l’abbé de Pomponne. L’aventure ne laissa pas de faire quelque éclat, car elle ne s’étoit pas passée dans le couvent.

La Bagatina est la plus splendide de toutes les courtisanes de Venise. Elle est logée dans un petit palais meublé superbement, et parée de bijoux comme une nymphe. À la vérité, c’est la moins jolie de toutes celles du premier ordre ; mais, d’un autre côté, qui peut nier que les faveurs d’une main couverte de diamants, ne soient véritablement précieuses ?

Je reviens en ce moment de Murano, où j’ai été voir travailler à la manufacture de glaces. Elles ne sont pas aussi grandes ni aussi blanches que les nôtres ; mais elles sont plus transparentes et moins sujettes à avoir des défauts. On ne les coule pas sur des tables de cuivre comme les nôtres ; on les souffle comme des bouteilles. Il faut des ouvriers extrêmement grands et robustes pour travailler à cet ouvrage, surtout pour balancer en l’air ces gros globes de cristal, qui tiennent à la longue verge de fer qui sert à les souffler.

L’ouvrier prend dans le creuset du fourneau une grosse quantité de matière fondue, au bout de sa verge creuse : cette matière est alors gluante et en consistance de gomme. L’ouvrier, en soufflant, en fait un globe creux ; puis, à force de le balancer en l’air et de le présenter à tout moment à la bouche du fourneau, afin d’y entretenir un certain degré de fusion, toujours en le tournant fort vite, pour empêcher que la matière présentée au feu ne coule plus d’un côté que d’un autre, il parvient à en faire un long ovale. Alors un autre ouvrier, avec la pointe d’une paire de ciseaux, faits comme des forces à tondre les moutons, c’est-à-dire qui s’élargissent en relâchant la main, perce l’ovale par son extrémité. Le premier ouvrier, qui tient la verge à laquelle est attaché ce globe, le tourne fort vite, tandis que le second lâche peu à peu la main qui tient les ciseaux. De cette manière l’ovale s’ouvre en entier par l’un des bouts, comme un marli de verre. Alors on le détache de la première verge de fer, et on le scelle de nouveau, par le bout ouvert, à une autre verge faite exprès ; puis on l’ouvre par l’autre bout avec le même mécanisme que celui décrit ci-dessus. Il en résulte un long cylindre de glace d’un large diamètre, qu’on représente, en le tournant, à la bouche du fourneau pour l’amollir un peu de nouveau ; et, au sortir de là, tout en un clin d’œil, d’un seul coup de ciseau, l’on coupe la glace en long, et promptement on l’étend tout à plat sur une table de cuivre. Il ne faut plus après que la recuire davantage dans un autre four, puis la polir et rétamer à l’ordinaire.

À propos, ne vous avisez pas, à mon retour, de me donner moins de l’excellence. J’en ai contracté la douce habitude ; pour de l’illustrissime, je ne m’en soucie plus ; il est ici à rien.

Nous serons demain de retour à Padoue, d’où nous partirons en poste pour Bologne et Florence. De là par le détour de Lucques, Pise et Livourne, nous nous rendrons à Rome ; c’est là que je compte trouver de vos nouvelles à l’adresse du directeur de la poste de France.

P. S. J’ai reçu votre lettre, mon charmant Neuilly, et vous pouvez juger du plaisir qu’elle m’a fait, venant d’un ami tel que vous. Je tâcherai de vous en faire raison sur la route, aussi bien que toutes les extravagances qui sont dans celle-ci. Mais vous êtes un ami commode ; votre vertu n’est sévère que pour vous. Adieu, mes princes, mille et mille choses à nos amis et amies. On vous embrasse ici.

  1. Hasse (Jean-Adolphe), mort à Venise on 1783.