Calmann-Lévy (p. 334-341).

XLIV


Paris, 22 mars 1846.


Bonne chère mère,

Il faut encore que je vous écrive presque de suite ; mon cœur est si plein de choses à vous dire qu’il attend sans cesse vos réponses afin de pouvoir y répondre encore à mon tour. Il redoute toujours de ne pas avoir assez fait comprendre à sa mère chérie combien il l’aime, comment il ne songe qu’à elle et à son bonheur, comment il ne se laissera gouverner que par les motifs supérieurs du devoir et de la tendresse. Pauvre bonne mère, vous avez souffert et j’en ai été la cause ; oh ! que cette pensée m’est cruelle : je ne me la pardonnerais jamais, si la légèreté ou l’inconstance en avaient été la cause. Non, non, chère mère, jugez mieux votre Ernest ; eh quoi ! ne le connaissez-vous pas ? Son cœur fut-il jamais un problème pour vous ? Que Dieu soit interprète entre nous deux, et vous fasse comprendre tout ce qu’il y a au fond de mon cœur de doux, d’aimant et de pur. Ne craignez rien, chère mère, je serai toujours tel ; tout ce qui n’est pas aimable et bon me fait horreur, je serai toujours cet Ernest, qui a fait son éducation morale doucement et paisiblement sur les genoux de sa mère, et avec ses livres, là-bas, dans cette chère mansarde, où ma pensée vole sans cesse. Maman, chère maman, je ne serai heureux que quand je saurai que votre cœur n’a pas douté un instant du mien. Courage aussi, chère mère, il viendra bientôt le jour heureux que nous attendons depuis si longtemps, il est peut-être bien proche, courage, courage !

J’ai reçu il y a deux ou trois jours, chère mère, une lettre de notre chère amie de Rome. Sa santé est parfaite, l’air d’Italie, me dit-elle, serait capable de ressusciter les morts, jugez donc quel bien il fait aux vivants. Elle me donne des détails charmants sur Rome et ses monuments. Je ne vous les répète pas, chère mère, car je suis persuadé que vous en avez encore bien plus sur ce sujet dans votre lettre. Mais ce qu’il y a pour nous de plus intéressant, c’est que son retour en France est décidément et irrévocablement arrêté. Si elle ne vous en parlait pas encore dans sa lettre, chère mère, c’est sans doute qu’elle pensait que vous le saviez déjà. Quelle providence, chère mère, qu’elle ait quitté si à temps cette malheureuse Pologne C’est bien là, j’espère, ce qu’on appelle prendre son moment. Avez-vous vu le massacre des seigneurs à Zamoïski même ? Bon Dieu ! j’en ai frémi. Je suis persuadé pour ma part que les Zamoïski étaient informés de tous ces complots, et que le voyage d’Italie n’était qu’un prétexte pour se tirer du grabuge. Il y a plus, chère mère, j’ai idée qu’ils ne retourneront plus en Pologne, et qu’ils vont définitivement retourner en France. Ils seraient bien fous en vérité de remettre le pied sur cette terre malheureuse. Quel bonheur, chère mère, si ce rêve se réalisait, et voyez pourtant combien il est vraisemblable. Ce qu’il y a de sûr au moins, c’est que dans quelques mois nous aurons embrassé notre amie. N’en doutez plus, chère mère, la chose est indubitable. Ne songeons donc plus qu’à notre bonheur.

Mes travaux, chère mère, avancent avec une rapidité merveilleuse. On dirait que mon bon ange en fait la moitié pour moi tant que je dors. J’ai eu presque la tentation de passer ma licence au mois de juillet ; seulement on m’accorderait peut-être difficilement de passer mon examen si peu de temps après mon baccalauréat. Vous avez vu avec peine, chère mère, que l’époque des examens d’octobre coïncidait malheureusement avec celle où nous goûtions d’ordinaire le bonheur d’être ensemble. C’est vrai, bonne mère, et moi-même j’en suis bien contrarié. Mais cela ne ferait que différer d’assez peu notre bonheur ; car qui m’empêchera d’aller me reposer avec vous, après avoir passé mon examen ? Ce n’est plus comme autrefois où nous étions obligés de nous renfermer dans les vacances. Et puis, chère mère, je vous avoue que pour ma part je suis persuadé que c’est vous qui cette fois viendrez me trouver, et peut-être plus tôt que vous ne pensez ; je parierais cent contre un que loin que notre entrevue soit différée, elle sera avancée. Nous ne pourrons bien décider tout ceci, que quand nous connaîtrons l’itinéraire de notre amie et les circonstances de son voyage en France.

Vous me demandiez, chère mère, si j’avais reçu mon diplôme de bachelier. Oui, chère mère, je suis en possession de ce précieux parchemin, en bonne et due forme, signé et contresigné de Monsieur de Salvandy, etc., et cela sans condition ni restriction, comme si j’avais fait mes études dans le premier collège royal. Vous voyez que voilà une grande difficulté levée, chère mère. Maintenant il ne me reste plus que ma licence, c’est là le grand pas et le plus difficile, car après cela il ne restera plus que la thèse de docteur, et cette dernière épreuve est de toutes la plus facile et la plus honorable. Le candidat choisit à son gré un sujet, sur lequel il fait une thèse ou dissertation imprimée, et puis il soutient sa thèse devant la Faculté des lettres. J’ai déjà mon sujet tout choisi, et je m’en occuperai aussitôt après ma licence. Vous voyez donc que le but n’est pas si éloigné de nous. Quant aux positions, chère mère, ne craignez rien, elles se présenteront en foule à moi aussitôt que j’aurai mes grades. Croiriez-vous que déjà on m’a fait les propositions les plus avantageuses ! Le chef d’une institution ecclésiastique très florissante vient d’obtenir du ministre l’établissement de sa maison en plein exercice, c’est-à-dire qu’elle jouisse de tous les droits des collèges. Mais pour cela il lui faut un licencié ès lettres, au nom duquel la maison soit passée. Eh bien ! chère mère, voilà la place que l’on m’a offerte. Vous savez combien sont avantageuses ces places où l’on joue le rôle de personnage indispensable. On m’a fait entendre que l’on me donnerait ce que je demanderais, et sur l’observation que j’avais une famille à laquelle je désirais me réunir, on m’a répondu que rien n’était plus facile, que je pourrais prendre mon domicile en dehors de la maison, et que le traitement serait augmenté en proportion. Malheureusement, chère mère, ce ne serait pas à Paris, ce serait en province et à la campagne or, je tiens à Paris comme à ma vie. Néanmoins je me suis gardé de donner une réponse négative. On a en effet poussé la bonté jusqu’à me laisser un an ou deux pour prendre mes grades à mon aise, terminer ma grammaire hébraïque, etc. J’ai donc du temps pour délibérer, et la place sera toujours à ma disposition. Il est bien probable, chère mère, que dans l’intervalle je trouverai tout aussi bien, et cela dans Paris même. Ceci au moins doit nous suffire pour nous faire bien augurer de l’avenir. Un licencié ès lettres ne peut jamais se trouver embarrassé pour une place en ce moment, on se les arrache, car ils sont encore assez rares. L’espace me manque, chère mère, pour vous dire toutes les espérances plus brillantes encore que j’ai droit de concevoir, et les connaissances illustres que je viens de faire il y a quelques jours. Ce sera pour la prochaine fois. Il faut donc nous dire adieu, chère mère. Ah ! quand ce terrible mot serat-il effacé entre nous ? En attendant, que la tendresse la plus pure et la plus dévouée supplée au bonheur de la présence mutuelle. Ah ! chère mère, celui-là n’est pas l’heureux pour qui le sort a tout disposé à souhait : mais celui-là, qui a beaucoup souffert et en même temps a beaucoup aimé. À ce titre, nous avons droit à l’espérance. Votre fils plein de respect et de tendresse.

E. RENAN