Calmann-Lévy (p. 342-347).

XLV


Paris, 3 septembre 1846.


Chère et excellente mère.

Je désirais d’abord attendre à vous écrire que j’eusse reçu une lettre de notre amie ; car jusqu’à ce qu’elle soit établie quelque part d’une manière stable, je serai l’entremetteur de toute la correspondance mais je craindrais en reculant encore d’être obligé de retarder trop longtemps, et d’ailleurs, excellente mère, j’éprouve un besoin si pressant de m’entretenir avec vous que les moindres intervalles qui s’écoulent entre les lettres que je vous écris et que je reçois de vous me semblent des siècles. Oui, chère mère, ils me semblent bien amers, ces jours qui les années passées étaient pour moi si pleins de charmes. Quand j’oppose les joies pures que je goûtais alors à la sécheresse de ma vie présente, un sentiment bien pénible remplit mon cœur, surtout quand je songe que je ne puis procurer à ma mère chérie les joies qu’elle témoignait lui être si précieuses. Oui, mère chérie, là est le plus pénible de tous les sacrifices que le devoir m’a jamais imposés. S’ils n’eussent eu pour effet que de retrancher aux douceurs de ma vie, je les eusse patiemment soufferts ; mais me condamner à attrister ma mère, moi qui voulais consacrer ma vie à embellir ses jours. C’était m’attaquer, bonne mère, dans la partie la plus sensible de mon âme mais que faire contre mon devoir, ou du moins contre ce que j’ai cru tel ? Ah sans doute j’eusse été bien plus infidèle à mon passé si suave et si pur, si du moment où le doute a commencé à agiter mon âme, j’eusse poursuivi une carrière qui exige la plus absolue conviction. Ne croyez pas, chère mère, que le moindre changement se soit opéré dans mon cœur. Je suis toujours le même que vous m’avez formé mes goûts, mes affections n’ont pas changé de place ; les principes de ma vie étaient placés trop haut pour que la tempête qui a agité les régions inférieures ait pu les atteindre. Eh quoi ! pourriez-vous croire que la vertu ne puisse se séparer de telle ou telle croyance particulière, et que le père que nous avons au ciel ne puisse être adoré que sous un seul nom ?

Ma vocation, dites-vous, mère chérie, semblait m’appeler ailleurs ? Chère mère, je ne connais qu’une vocation pour l’homme : c’est de réaliser l’idéal de sa nature, c’est de s’élever du cercle méprisable des jouissances vulgaires au monde supérieur de la vertu et de la science. Voilà le but que j’ai toujours proposé à ma vie, voilà celui qui me guidera jusqu’à mon dernier soupir. Ah ! si un jour j’y étais infidèle, oh ! c’est alors que la voix de ma mère me reprochant un passé plus pur, porterait jusqu’au fond de mon âme le regret et la honte. Mais tandis que la chaste beauté du devoir et les jouissances d’un cœur noble et pur seront le mobile de mon existence, non, je ne croirai jamais avoir renié mon passé, ni manqué à la voix de la Providence. Gardons-nous de croire, chère mère, que l’homme naisse sous une étoile fatale, qui lui marque invinciblement sa place dans l’ordre de l’univers. Sa vocation particulière n’est-elle pas celle qui, à chaque phase de son existence, résulte de ses croyances actuelles et des besoins de son cœur ?.

0 ma mère, ô ma mère chérie, vous à qui se rattachent ces pures et célestes pensées, qui gouverneront et soutiendront toujours ma vie, comment vous convaincrai-je que pas une fibre n’a changé dans mon cœur ? Si ma langue ni ma plume ne peuvent trouver de mots pour dévoiler ma pensée, au moins que ce cœur de mère, qui sait deviner par sympathie le cœur de son fils, m’éprouve et me rende témoignage. Répétez-moi souvent, bonne mère, que je suis le même pour vous, comme je suis le même au fond de mon cœur. Et puis, mère chérie, ne croyez plus que mon âme renferme pour vous aucun mystère. Elle n’en a jamais eu, chère mère si j’ai voulu laisser conclure certaines choses sans les dire, si j’ai voulu tarder à dire ce qu’on pouvait retarder, une seule pensée m’a guidé, celle d’épargner à ma mère d’inutiles alarmes ; si j’ai mal réussi, j’ai été malheureux, mais non pas coupable, non pas dissimulé. Ah ! quand pourrons-nous dans l’abandon du tête-à-tête, où tout se dit et se comprend, nous expliquer l’un à l’autre ce que nous avons souffert, et passer enfin l’éponge sur cette déplorable, mais nécessaire catastrophe de ma vie Je dis déplorable, car ma mère en a souffert ; quant à moi, que m’importerait le reste ? Ma conscience et mon cœur me suffisent. Une seule cause, et elle est honorable, m’a fait quitter la voie où mes convictions d’enfance m’avaient engagé : que cette cause cesse, et j’y rentre avec joie et bonheur ; oui, chère mère, à l’instant même, à l’heure même. En attendant, quel est l’honnête homme qui ne m’approuverait et ne m’estimerait en me voyant sacrifier à ma conscience le bonheur et le charme le plus doux de ma vie ?.

Je me suis oublié, chère mère, à vous découvrir mon âme, et à peine me reste-t-il de l’espace pour vous donner des détails sur la manière dont je passe mes vacances. Elle est agréable, chère mère, mais surtout très laborieuse. Songez que c’est dans six semaines que je passe mon examen de licence. Je vous en parlerai plus en détail dans ma prochaine lettre. Monsieur Crouzet arrive dimanche prochain et alors j’aurai vacances pleines et entières. — Adieu, mère chérie, mon âme est toute pleine de l’espérance de vous voir. La nuit dernière, je rêvais que je vous embrassais à Paris. Quelle était ma joie ! Mais hélas ! ce n’était qu’un rêve ; espérons qu’un jour ce sera une réalité. Adieu encore une fois, bonne mère. Votre fils plein de respect, de tendresse et d’amour,

ERNEST RENAN.