Calmann-Lévy (p. 319-333).

XLIII


Henriette Renan à sa mère.


Rome, 15 mars 1846.


J’ai bien des lettres en retard, bien des réponses arriérées, ma bonne mère, mais je les remets toutes pour vous écrire au plus tôt, vous voyant livrée à des inquiétudes que j’espère diminuer beaucoup par mes explications, et peut-être même dissiper entièrement. Ces seuls mots vous diront que je veux vous parler d’Ernest et de ce qui s’est passé relativement à lui depuis quelques mois. En effet, chère maman, j’ai connu successivement et les motifs qui le faisaient agir et les différentes déterminations qu’il a prises. Dès les premiers moments, j’aurais voulu qu’il vous les communiquât de même ; je le lui ai fortement conseillé attendu que les détours, même les plus innocents, ne sont à mes yeux que des détours, c’est-à-dire des choses qu’il faut éviter avec soin. La crainte de vous faire de la peine, de vous affecter trop vivement par une nouvelle inattendue, l’espérance de vous amener sans secousse à envisager un changement possible dans son avenir, voilà ce qui l’a retenu, ce qui l’a porté à me supplier avec les plus vives instances de garder pour moi seule ce qu’il me confiait. Maintenant, chère maman, que je vois dans quelles incertitudes vous avez été plongée, je regrette, et de toute mon âme, de n’avoir pas suivi mon impulsion personnelle, car je vous assure, ma bonne mère, en toute sincérité, qu’il n’y a rien à cacher, qu’il n’y a rien d’affligeant dans ce que j’ai à vous apprendre. Vous le penserez comme moi, lorsque je vous aurai raconté les différentes phases de cette affaire.

Il y a environ dix-huit mois que j’ai vu poindre pour la première fois dans les lettres d’Ernest de l’hésitation à s’engager dans la carrière vers laquelle on avait, peut-être imprudemment, dirigé son enfance. Aucune répulsion ne fut d’abord exprimée, mais il se plaignait de l’opinion qui rend un jeune homme responsable des actions d’autrui, puisqu’il porte la peine de décisions qui ont été prises dans un âge où sa raison n’était pas encore développée. Je devais répondre, je répondis qu’en effet cette opinion serait une barbarie si elle existait, mais qu’une âme honnête ne pouvait la partager ; que nul d’entre nous n’avait eu l’intention ne pouvait avoir le désir de décider de son sort qu’au nom de tout ce qu’il y a de plus respectable, je le suppliais de n’écouter, en matière si grave, que les inspirations qui lui seraient propres, que les enseignements de sa raison et de sa conscience.

Dans les premiers mois de l’année dernière, il m’écrivit de nouveau et me dit qu’il était résolu à s’arrêter un peu, à se donner le temps d’envisager ce qui l’attendait, ce qui avait été tracé pour lui dans un temps où il n’était certainement pas d’âge à choisir. Comme je le devais, j’applaudis beaucoup à cette résolution, je l’engageai à tout juger par lui-même, en lui répétant, ce qui est parfaitement vrai, que toute influence devait cesser ici, que lui seul devait approfondir et décider. J’ajoutais que j’étais toute prête à le seconder matériellement, et que je laissais à sa disposition de passer deux ans à l’étranger ou de se livrer pendant le même temps à des études libres dans Paris. Et lui et moi nous penchâmes d’abord pour le premier des moyens puis, nous revînmes au second, comme plus propre à lui former une nouvelle carrière, s’il se décidait pour un changement, ce qui à chaque lettre me paraissait de plus en plus probable. Plusieurs mois s’étaient écoulés dans cette correspondance les vacances approchaient je l’engageai à les passer près de vous, chère maman, et à profiter de ce temps pour vous parler franchement de sa situation. Je cherchai à l’encourager en lui disant, ce qui ne peut être que juste, ce me semble, qu’une mère aime son enfant pour lui et non pour elle, que dans sa tendresse il n’y a pas de personnalité, et que par conséquent vous ne sauriez être affligée de le voir s’éloigner d’une carrière qui ne pouvait pas le rendre heureux. J’ajoutai que si cet aveu lui était pénible, je me chargeais de vous l’écrire, persuadée que vous ne pouviez désirer que le voir agir avec sagesse et prudence. Ce fut alors qu’il me demanda en grâce de me conformer à ce qu’il désirait pour vous, chère maman, et ce fut alors aussi que je lui adressai à Tréguier cette lettre que vous avez vue et dans laquelle je lui conseillais, à son retour à Paris, de s’établir dans une chambre d’étudiant et de faire les démarches ainsi que les études nécessaires pour obtenir ses grades dans les Facultés des Lettres et des Sciences. Un peu plus tard, je lui adressai à Saint-Malo des détails et des renseignements relatifs à son logement, à sa pension, à tout ce qui pouvait lui causer quelque difficulté. D’abord, il modifia un peu les conseils que je lui avais donnés, mais bientôt il dut y revenir. Vous savez, chère maman, qu’à son arrivée à Paris il se rendit dans la maison où il avait passé les deux ou trois dernières années et qu’il en ressortit presque aussitôt pour entrer au collège S... Le motif qui lui a fait quitter ce second établissement n’est pas celui qu’Alain exprimait dans sa lettre à mon oncle Forestier. Ernest connaissait cette maison, et s’il avait craint l’entourage dont il était question, il n’y serait pas entré. Sa rupture avec les directeurs de ce collège est tout à fait à son avantage, et je ne puis que l’en approuver hautement. Il mérite sur ce point d’autant plus d’éloges qu’il a agi de lui-même, sans avoir l’appui de mes conseils : les déplacements de mon voyage ont été cause que j’ai reçu presque en même temps la nouvelle de son entrée dans cet établissement et celle de sa sortie. En ceci, chère maman, je ne puis pas le justifier par des détails, car j’écris une lettre qui sera lue à la poste ; mais je vous dirai seulement, et j’espère qu’en attendant mieux, vous me croirez sur parole, qu’on a manqué envers lui de bonne foi, et qu’il était de son devoir de quitter cette maison.

Il revint alors aux conseils que je lui avais donnés pendant les vacances ; mais, délicatement, ne voulant pas puiser dans la bourse que je lui ouvrais de grand cœur, il prit sa chambre d’étudiant dans une institution parfaitement honorable où il s’est fait une position temporaire telle qu’il pouvait la souhaiter. Il trouve dans cette maison égards et convenance dans la vie matérielle ; il y donne deux ou trois heures de leçons dans chaque journée, et reçoit en retour sa pension, sa chambre, son blanchissage, etc. En outre, il a dans le même établissement quelques répétitions particulières qui lui donnent chaque mois ce qui lui est nécessaire pour ses autres dépenses, et même au delà, d’après ce qu’il me dit. J’ai appelé sa situation présente position temporaire, parce qu’il est bien entendu qu’elle n’a été acceptée que pour le temps qu’il doit consacrer à obtenir ses grades. Il vient de passer l’examen du baccalauréat au mois d’octobre ; il peut subir celui de la licence, et une fois licencié il peut prétendre à un enseignement élevé, sa carrière se trace tout naturellement et sans difficulté. Vous le voyez donc, ma chère maman, il n’y a d’inquiétudes à se faire ni dans le présent, ni dans l’avenir. Dans le présent, il se suffit, il a le temps de se livrer à des études, de suivre tous les cours d’enseignement supérieur, et il est dans un établissement que j’ai toutes les données nécessaires pour bien juger. Dans l’avenir, il a en perspective certaine, mais sans aucune obligation, une carrière qui lui attirera de l’estime, de la considération, et qui lui donnera une existence indépendante et assurée. Je ne l’ai poussé à rien, je ne l’ai engagé à rien, bien loin de là, je n’ai cessé de lui répéter que lui et lui seul devait décider de son avenir, que nul ne doit ni ne peut avoir d’influence en pareille matière, puisque ce qui semble du bonheur à l’un est souvent du malheur pour un autre ; mais j’ai dû lui prêter mon appui, l’aider de toutes mes facultés, du moment qu’il m’a dit que sa conscience pourrait lui faire un devoir de ne pas suivre l’impulsion qu’on lui avait donnée. Dieu m’a donné la possibilité d’accomplir cette grande tâche matériellement, en lui envoyant des fonds auxquels il n’a pas voulu toucher, mais qui ne cesseront d’être à sa disposition tant que cela pourra être utile, en lui fournissant des renseignements sur tout ce qui pouvait être pour lui une cause d’embarras intellectuellement, en le recommandant à des hommes éminents et distingués dont la bonne volonté pour moi ne pouvait m’être suspecte. Un de nos savants orientalistes que j’ai beaucoup connu à Paris ainsi que toute sa famille, a, pour moi, parfaitement accueilli notre Ernest et l’aidera en toutes choses pour les langues anciennes de l’Orient qui peuvent lui être une si grande ressource ; un autre homme excellent, dans lequel, ainsi que dans sa femme, je trouvais une très agréable société, lui a déjà rendu un grand service et est tout disposé à lui en rendre encore au ministère de l’Instruction publique où il occupe une place élevée ; un troisième se charge des détails relatifs aux choses positives de la vie ; enfin jamais jeune homme de vingt trois ans ne fut plus entouré d’appuis et de bienveillance. Tout ceci, très chère maman, je ne vous le dis que pour vous prouver qu’il n’est raisonnable de concevoir pour lui aucune inquiétude j’ai été trop heureuse de lui épargner quelques épines, et d’ailleurs je n’ai fait que mon devoir qui était de lui dire : « Toi seul dois décider et agir, mais moi je dois te rendre possible de le faire avec liberté et discernement. »

J’ai la certitude, et nous devons l’avoir tous, qu’Ernest sera un honnête homme, un homme distingué et supérieur dans la voie qu’il suivra ; c’est tout ce que pour nous-mêmes nous pouvons lui demander : je n’ai jamais compris qu’il nous dût autre chose, quoique je sache combien son âme est généreuse et dévouée. C’est de lui qu’il s’agit en ceci, et nullement de nous ; vous le sentirez comme moi, ma bonne mère, et ce serait vous faire injure que d’insister. Une de vos lettres, chère maman, celle où vous lui avez annoncé que vous le saviez dans un établissement privé, lui a fait beaucoup de peine ; de grâce, tranquillisez-le l’idée de vous affliger le bouleverse, et pourtant il ne peut obéir en ceci à des suggestions qui viennent du dehors, quelque sacrée qu’en soit la source. Le malheureux garçon m’écrivait ici il y a environ six semaines : « Une seule chose me désole, chère amie ; c’est ma pauvre mère. J’avais voulu la préparer à ma sortie du collège S... et j’en reçois une lettre désolante. C’est qu’elle m’aime, cette pauvre mère, Dieu sait combien ! Mais moi, que pouvais-je contre ma conscience ? Ah je le répète du fond de mon âme, s’il n’eût été question que du bonheur de ma vie, je l’eusse sacrifié de grand cœur... Mon Dieu ! devais-je penser que vous m’imposeriez pour devoir d’accabler de peine celle pour qui vous avez mis tant d’amour en mon cœur ! » Ma chère maman, nous nous aimons comme on s’aime rarement dans ce triste monde, ne nous faisons donc pas tant de mal ! Écrivez-lui que vous serez heureuse pourvu qu’il soit toujours ce qu’il ne peut cesser d’être, un fils aimant et bon, un homme probe et consciencieux, et vous lui ferez un bien inexprimable, infini, et je vous en remercierai avec la plus tendre, la plus vive reconnaissance. Croyez-moi, ma bonne mère, les agitations de ma vie m’ont fait beaucoup voir, beaucoup connaître, beaucoup observer ; j’ai acquis plus d’expérience que bien des personnes qui ont vécu quatre-vingts ans dans notre chère province ; eh bien c’est avec cette expérience, cette raison mûrie par les événements que je vous assure qu’il n’y a rien à craindre pour notre Ernest, que dans toutes les voies il sera toujours digne d’être votre enfant bien-aimé, d’être lefrèreet presque le fils de mon adoption... Écrivez-lui donc quelques bonnes paroles je vous en supplie encore en finissant. Il a lutté avec courage, il est dans un bon chemin ; soutenons-le, nous qui devons l’aimer pour tout le monde ici-bas. Notre Alain a peut-être eu tort dans les formes de la lettre que vous avez vue par un si malheureux hasard, mais je vous assure qu’il a été bien bon pour Ernest, et s’il était possible de rien ajouter à la tendresse que je porte à mon excellent ami, je l’aimerais doublement pour le soutien qu’il a donné à notre bon enfant dans un moment où son âme était cruellement abattue. Ma mère, vous le voyez, vous méritez, vous mériterez toujours d’être appelée une mère heureuse ; ne désolez donc pas ce pauvre Ernest aux yeux duquel rien ne peut compenser une larme qu’il vous aurait fait verser. J’en laisse couler moi-même en vous écrivant ceci... Oh dites-moi que ma demande est exaucée, que vous êtes tranquille et que vous tranquilliserez notre cher et laborieux ami ! Si vous saviez comme il travaille, comme il pense à nous !

J’apprends avec beaucoup de peine, chère maman, que vos maux de tête sont toujours aussi cruels et aussi fréquents. C’est une bien malheureuse disposition de santé dont j’ai complètement hérité, ma bonne mère, et que j’ai retrouvée sous tous les climats. Si j’étais au moins seule à les éprouver ! Mais penser que vous y êtes en proie m’est extrêmement pénible. Et à cet ennuyeux mal il n’y a aucun remède à indiquer ; je sais par expérience qu’il résiste à tous les traitements. Pendant longtemps, j’avais, chaque mois, deux ou trois violentes migraines avec de forts vomissements de bile, et le reste du temps j’étais à peu près tranquille. Maintenant je n’ai plus que très rarement ces grands accidents, mais je ressens dans la tête une douleur à peu près continue qui me semble parfois bien fatigante, et qui me laisse regretter les migraines d’autrefois. Pourquoi faut-il, chère maman, que dans ces mauvais instants je sois réduite à penser que vous souffrez peut-être encore davantage ?

Rome a été oubliée dans cette longue causerie, ma bonne mère ; c’est que tant de choses passent avant elle dans mon esprit et dans mon cœur D’ailleurs, je n’avais aujourd’hui en vous écrivant qu’un but et qu’un désir : c’était de mettre fin à vos incertitudes par le récit de la vérité, et de calmer vos craintes en vous assurant que rien ne les justifie. Le ciel récompenserait tous les sacrifices de ma vie en m’accordant le bonheur de réussir. J’espère tout de votre droiture, de votre jugement, de votre raison, et surtout de votre tendresse pour nous. Oh dites-moi que je ne me suis pas trompée !

Écrivez-moi toujours ici, chère maman, à la même adresse ; nous ne sommes pas près de quitter Rome, c’est-à-dire que nous y resterons certainement jusqu’au mois de mai. Ce voyage nous a épargné bien des peines, ma bonne mère, de bien tristes événements se passent dans le malheureux pays que j’habitais, et notre correspondance eût été à peu près impossible[1]. La Pologne ne m’a pas toujours offert ce que j’aurais pu en attendre, mais je n’en ai pas jugé moins impartialement son triste sort, son épouvantable destinée. Tous les jours de notre vie, ma chère maman, remercions Dieu de nous avoir fait naître sur le sol de la France. Mille baisers du cœur, ma bonne mère, en attendant mieux dans un prochain avenir… Écrivez-moi ; je vous en prie.

HENRIETTE RENAN



  1. En 1846 eut lieu en Pologne une révolte des paysans contre la noblesse.