Calmann-Lévy (p. 307-318).

XLII


Paris, 24 février 1846.


Chère bonne mère,

Presque aussitôt que j’ai reçu votre lettre, il faut que je vous écrive ; chacune d’elles produit sur moi de si vives impressions que c’est une nécessité pour moi de les verser dans le cœur de ma mère. Je laisse donc les badauds courir après le bœuf gras et son cortège, et je viens passer délicieusement mon après-midi avec vous, ô la plus chère et la meilleure des mères. Ô maman chérie, que j’avais besoin de recevoir votre dernière lettre, et pourtant elle m’a fait bien de la peine en m’apprenant que vous aviez souffert, et que votre Ernest en avait été la cause bien involontaire. Vous me pardonnez, dites-vous, pauvre chère maman hélas j’ai donc commis une faute une faute envers ma mère, oh j’en serai toute ma vie inconsolable. Mon Dieu que ne puis-je vous faire comprendre la circonstance difficile où je me suis trouvé, Monsieur Dupanloup, Monsieur Le Hir m’entraînant d’un côté, la crainte de déplaire à ma pauvre mère me retenant de l’autre. Ah si j’avais su que cela dût lui coûter des larmes, mon Dieu je leur aurais dit non de bon cœur. J’en étais tout en colère contre ceux qui m’y avaient entraîné, Monsieur Dupanloup surtout qui me poussait l’épée dans les reins. Je ne puis vous dire tous les moyens qu’il a employés pour me retirer de Stanislas, jusqu’à me proposer d’aller passer huit jours à la campagne avec Monsieur de Ravignan, pour colorer ma sortie aux yeux de ces Messieurs. Mais cela n’a pas été nécessaire. Et puis, chère mère, savez-vous que le projet était tentant ? Plus j’avance, plus je vois que l’affaire de notre grammaire hébraïque est inappréciable. Elle sera finie bien plus tôt que je ne le pensais et je suis parfaitement satisfait de ce que j’en ai déjà fait. Je l’ai communiqué à Monsieur Le Hir qui en a été enchanté. J’y reviendrai, bonne mère, mais auparavant, il faut que je vous rassure encore sur ma position actuelle.

En vérité, chère mère, vous vous la dépeignez sous de bien noires couleurs. Eh bien ! je puis vous assurer dans toute la franchise de mon âme, que, quoique je fusse fort bien à Stanislas, néanmoins je suis incomparablement mieux ici. Presque tout mon temps est à moi, et le temps qui m’est pris est employé utilement ; ces répétitions, bonne mère, données aux classes avancées sont le meilleur exercice pour les grades littéraires. Et puis, bonne mère, savez-vous que le titre de répétiteur des classes d’un collège n’est nullement à dédaigner ; on n’y admet d’ordinaire que des licenciés, et ce n’est qu’après avoir reçu de Saint-Nicolas les renseignements les plus satisfaisants sur mes études qu’on s’est décidé à me confier cette charge, plus difficile en un sens que celle du professeur, qui peut préparer sa classe autant que bon lui semble, au lieu que le répétiteur est obligé de prendre les devoirs tels qu’on les lui envoie, sans savoir quels ils seront. Du reste tous les élèves sont enchantés de la manière dont je m’en tire, et je leur fais beaucoup de bien par la manière douce et morale dont j’agis avec eux. Mon Dieu ! chère mère, quelle idée vous vous êtes faite des pensions en vérité, peu m’importe ce que sont les autres ; mais celle-ci est, je peux vous l’assurer, la maison la plus honnête, la plus rangée, la plus religieuse qu’on puisse voir. Monsieur Crouzet a fait lui-même des études théologiques dans un séminaire. Elle est du reste si peu nombreuse, qu’on croirait la maison déserte il y a à peine dix-huit à vingt élèves, ce qui, comme vous le comprenez, est ce qui me convenait le mieux. Ce sont tous des enfants de bonne famille, et parfaitement élevés. Je n’ai jamais vu une réunion d’enfants d’un caractère plus souple et plus facile à manier ; mais aussi ils ont généralement le défaut du caractère parisien d’une amabilité charmante, mais mous et faibles comme de la paille mouillée. Impossible de les appliquer aux choses sérieuses ; heureusement que ce n’est pas mon affaire. Quand je compare cela à nos petits paysans, si intelligents sous leur écorce grossière, je regrette que tant de natures riches et énergiques ne viennent pas supplanter ces petits enfants de salon. Ils contrastent singulièrement avec mes lurons de Stanislas, qui étaient bien la troupe la plus éveillée et la plus spirituelle, mais aussi la plus espiègle du monde. Cette pension dépend du collège Henri IV, et c’est là que les élèves vont en classe ; ce sont donc les devoirs de ce célèbre collège que je corrige tous les jours ; je me suis trouvé par là en rapport avec les professeurs les plus fameux de Paris.

Vous avez l’air de croire, bonne mère, que ma chambre est une mansarde suspendue entre ciel et terre, sans cheminée, etc. Non, non, bonne mère, c’est une fort jolie chambre, avec cheminée en marbre, etc. Il y a plus, c’est que j’ai autour de moi deux ou trois chambres vides, dont je puis user à mon gré. La pension, comme je vous l’ai dit, est fort peu nombreuse, et pourtant notre immense maison pourrait contenir une soixantaine d’élèves. A peine le premier étage est-il occupé par les besoins de la pension, tout le reste est vide, en sorte que c’est un repos que je n’avais pas encore trouvé depuis que j’ai quitté Issy. Si on n’entendait au loin le roulement des voitures, et les chanteurs en plein vent, qui inondent par essaim ces quartiers de gens retirés, on se croirait à cent lieues de Paris. J’ai pourtant porte à porte de ma chambre un voisin des plus aimables. C’est un jeune homme, qui se prépare à prendre ses grades dans la science, après avoir remporté au lycée Henri IV et au grand concours les plus brillants succès. C’est le fils d’un des plus célèbres médecins de Paris, Monsieur Berthelot. J’ai connu peu de jeunes gens aussi distingués, aussi religieux, aussi graves il semble que nous fussions taillés l’un pour l’autre. Aussi après nous être longtemps étudiés l’un l’autre, en nous tenant dans les limites de la politesse, nous avons reconnu que nous étions dignes d’être amis. Au milieu de nos longues études, nous allons nous délasser en passant un quart d’heure au coin du feu l’un de l’autre. Souvent même nous travaillons ensemble, le soir surtout. Il a voulu à toute force que je lui apprenne l’hébreu, et il m’aide beaucoup dans le travail de ma grammaire.

Pauvre chère mère, j’ai tant de choses à vous dire que je ne sais par où commencer pour débrouiller ce chaos. Je vous ai parlé de ma grammaire hébraïque c’est qu’elle avance étonnamment, bonne mère, j’ai été surpris en relisant mes notes de voir que je n’avais presque rien à y changer. Mais je veux les enrichir de recherches nouvelles. Pour cela, je fais de longues séances dans les bibliothèques ; demain j’irai passer ma journée à la Bibliothèque royale car celle-là est si loin, qu’il faut partir dès le matin, et ne revenir que le soir ; j’entends à trois heures, parce que toutes les bibliothèques ferment à cette heure. Ainsi ne soyez pas inquiète sur mes courses de nuit je n’en fais absolument aucune. Si je n’avais pas autre chose à faire, ma grammaire serait, je crois, achevée vers le mois d’août mais, comme je travaille aussi à ma licence, que je passerai probablement au mois d’octobre, je serai obligé d’en retarder un peu l’achèvement du reste, le travail ne pourra qu’y gagner, et il serait difficile d’ailleurs que l’impression fût terminée pour le commencement de la prochaine année scolaire. Car les épreuves de ces ouvrages sont énormément longues à corriger. C’est là qu’il faudra de la patience, bonne mère !

Je suis très assidument les cours de la Sorbonne et du Collège de France, qui me sont utiles pour ma licence. Je vous en parlerai avec détail la prochaine fois. C’est vraiment ravissant figurez-vous deux ou trois heures passées tous les jours avec ce que le monde littéraire possède de plus distingué. Tous ces brouillons, qui au commencement de l’année venaient empester notre paisible salle, ont été heureusement mis à la porte, et maintenant nous sommes tranquilles. Il n’y a que le digne Monsieur Lenormant qui en ait pâti ; mais les gens sensés sont pour lui, et j’ai pu voir de mes propres yeux tout le dégoût que témoignaient les personnes graves contre les menées de sept à huit mauvais sujets ; car je peux certifier qu’ils n’étaient pas davantage mais vous comprenez que sept à huit brouillons peuvent faire du bruit comme cent, au lieu que les gens sages se taisent. Mais ce silence à lui seul est bien éloquent. Le cours de Monsieur Ozanam surtout est ravissant ; aussi est-il interrompu par des applaudissements continuels, et pourtant ce n’est qu’une apologie constante de tout ce qu’il y a de plus saint et de plus respectable. Je vous envoie sous bande, bonne mère, le programme de tous les cours qui se font dans Paris ; j’ai marqué d’un petit trait ceux où je suis le plus assidu. Vous pourrez me suivre ainsi suivant tous les jours de la semaine. Je vous donnerai la prochaine fois plus de détails.

Cette fois, bonne mère, il faut que je vous donne encore l’ordre de ma journée. Cet ordre n’est pas le même pour tous les jours, bonne mère, parce que les cours et les bibliothèques ne sont pas aux mêmes heures ; je vous donnerai la prochaine fois l’ordre pour chaque jour de la semaine. Voici généralement comme se passe chaque journée. Le premier déjeuner, bonne mère, a lieu à huit heures ; il suffit donc que je sois levé pour ce moment mais je ne dépasse jamais six heures et demie ou sept heures cela dépend de l’heure où je me suis couché la veille. A huit heures, un premier déjeuner, qui se compose du lait chaud et du petit pain mollet. Puis je travaille jusque vers neuf heures et demie ou dix heures. Alors j’ai ordinairement quelque cours, où je me rends trois fois par semaine, mardi, jeudi, samedi, je donne aussi à onze heures une répétition de mathématiques à un élève qui se prépare à entrer à l’École polytechnique. A midi, a lieu ce qu’on appelle ici le déjeuner ; c’est un vrai dîner, plat de viande, plat de légumes, dessert, etc. Puis je vais à mes cours de l’après-midi, qui m’occupent ordinairement jusqu’à trois ou quatre heures. Alors je reviens, je travaille dans ma chambre, et à trois heures a lieu notre dîner (nous autres nous dirions souper) potage, plat de viande, plat de légumes, dessert. Après le dîner, quelques moments de causette avec Monsieur Berthelot dans le parc, ou au coin du feu, s’il fait mauvais temps. Puis je travaille jusqu’à sept heures. A sept heures, je vais donner mes répétitions qui m’occupent ordinairement jusque vers neuf heures. Alors je remonte dans ma chambre et je pousse mon travail aussi loin que bon me semble. Néanmoins je dépasse rarement minuit. Quand il n’y a pas de cours le matin ou le soir, je vais à quelque bibliothèque, soit Sainte-Geneviève. Mazarine ou de l’Institut, pour laquelle Monsieur Stanislas Julien, à qui j’ai été porter félicitations de son nouvel honneur, m’a procuré entrée : car celle-ci n’est ouverte qu’aux membres de l’Institut, ou à ceux qui s’y présentent avec une lettre de l’un d’eux.

Quoique cette vie soit fort occupée, chère mère, elle ne me fatigue pas du tout. C’est pour moi un exercice fort salutaire d’aller et de venir quatre ou cinq fois par jour de la Sorbonne, du Collège de France ou des bibliothèques. Pendant ce temps-là, je pense à ma mère, je me délecte de charmantes espérances, je nourris mes chères réflexions ; car dans ces rues de Paris, où l’on n’est connu de personne, on est libre comme dans sa chambre. Et puis, chère mère, j’ai à côté de moi l’église Saint Jacques, où je vais prier Dieu et reprendre des forces. Souvent aussi je vais à Saint-Sulpice, surtout le dimanche, et puis régulièrement tous les huit jours, pour voir Monsieur Le Hir. Mon Dieu chère mère, quel ami j’ai trouvé en lui, je ne puis vous dire tout ce que je lui dois. Il parle de moi à tout le monde, à Monsieur Quatremère, etc. Il veut absolument me pousser dans les langues orientales, aujourd’hui si peu cultivées. Vous comprenez qu’un ouvrage sera le meilleur introducteur. Mon Dieu ! mon Dieu ! l’espace me manque, je crains même d’avoir dépassé les limites du poids, et j’aurais encore tant de choses à dire à ma pauvre mère Je n’ai encore reçu aucune nouvelle de notre chère voyageuse de Rome. Que je vous remercie, chère mère, de m’avoir fait part des vôtres. J’en attends tous les jours. Que j’aime à me reporter vers elle dans cette capitale du monde et des arts ! Jugez de ce qu’elle aura à nous raconter, bonne mère, dans un jour qui n’est pas loin. Adieu, adieu, chère maman, je vous envoie mon cœur lisez-le et voyez s’il vous aime. Une lettre bientôt, mère, pour me dire que vous êtes contente. Adieu, adieu.

Votre fils tendre et respectueux,

E. RENAN