Calmann-Lévy (p. 298-306).

XLI


Paris, 8 février 1846.


Mère chérie,

Il faut que tout de suite je vous écrive encore pour décharger mon cœur et vous dire toutes les impressions que votre dernière lettre que j’ai reçue aujourd’hui même a excitées dans mon cœur. Et puis, chère mère, j’ai une bonne nouvelle que je ne puis vous cacher plus longtemps, c’est que j’ai reçu des nouvelles de notre amie, datées de Florence. Jugez de mon bonheur, je vous envoie sa lettre même, où vous trouverez les détails ravissants de son voyage. Elle est à Rome depuis longtemps, et nous ne tarderons pas à recevoir d’elle une lettre datée de la ville éternelle. Mon Dieu ! chère mère, c’est maintenant que j’aime à penser à elle, à ses agréments et surtout aux joies qui suivront. Dans trois ou quatre mois, chère mère, y songez-vous ¿

Pauvre bonne mère, qui a pu déjouer l’innocent artifice par lequel je croyais vous éviter quelques moments de peines ! Ah ! mère chérie, que je me reproche maintenant d’avoir usé une fois envers vous de ce petit détour ! Maman, bonne maman, me le pardonnerez-vous ? Dieu m’est témoin que je n’avais d’autre intention que de vous épargner quelque peine. Mon Dieu ! mon Dieu ! ma bonne mère aura peut-être pleuré, et son Ernest en aura été la cause, oh j’en serai toujours inconsolable ! Mais, maman chérie, voyez la position où je me trouvais. Quand on me proposa la place que j’ai acceptée, on ne me laissa pas de délai. Il fallait tout de suite un oui ou un non. Et je ne pensais pas alors que cela fit du côté de ma bonne maman aucune difficulté. Mon Dieu ! je fis peut-être mal, puisque maman n’a pas été contente. Mais au moins je croyais bien faire, mon intention était pure. Ah ! si je pouvais voler là-bas dans cette mansarde chérie, m’asseoir au coin du feu, à côté de la petite table, auprès de ma mère chérie, et là lui ouvrir mon cœur ! Maman chérie, êtes-vous contente ? Mon Dieu que cette alternative me désole ! Ah ! quelle épreuve, chère mère ! ! Et pourtant ma conscience est tranquille et pure. Je n’ai fait qu’obéir à ce que je croyais mon devoir, je n’ai fait que suivre la ligne que des mains qui m’ont toujours si bien guidé traçaient devant moi. Monsieur Le Hir et Monsieur Dupanloup surtout ont été mes grands instigateurs, et je pourrais vous envoyer telle lettre de Monsieur Dupanloup, où il m’en donnait l’ordre formel. Et puis, chère mère, quelle idée vous vous êtes faite de la place que j’occupe ! Figurez-vous bien qu’elle est cent fois plus agréable et plus douce que celle que j’occupais au collège Stanislas. Nulle surveillance à exercer, rien que des répétitions, ce qu’il y a de plus utile et de plus agréable, et j’ajouterai de plus lucratif. Je ne suis nullement obligé, bonne mère, de coucher au dortoir ; j’ai une petite chambre charmante, avec lit, cheminée, etc. Elle me rappelle nos mansardes par sa forme, sa tapisserie et aussi par son rapprochement du ciel ; elle est au troisième étage, mais je ne le regrette pas ; on a la vue et l’air pur, on est élevé au-dessus des cris et du caquetage de la rue, quoiqu’il n’y en ait guère dans la rue que j’habite. Si vous voulez trouver cette rue, prenez votre plan de Paris, chère mère, dirigez vos regards vers cet ancien quartier qui vous était connu du temps où notre Henriette habitait encore ces lieux. Vous êtes dans la rue Saint-Jacques, n’est-ce pas ? mais vous n’êtes pas encore dans ma rue. Vis-à-vis la rue Saint-Jacques, vous voyez une autre longue rue, qui se dirige parallèlement à la première, et qui longe le jardin du Luxembourg c’est la célèbre rue d’Enfer, dont le nom ne doit pas vous effrayer, et d’ailleurs rassurez-vous, ce n’est pas encore ma rue. Entre ces deux longues rues, n’en voyez-vous pas une petite qui traverse de l’une à l’autre, à la hauteur de l’église St-Jacques-du-Haut-Pas, et de l’institution des Sourds-Muets ? Cette rue, si vous lisez bien, s’appelle la rue des Deux-Églises[1]. Eh bien ! chère mère, prenez le n°8 de cette rue, et vous aurez le domicile de votre pauvre Ernest.

Cette rue, chère mère, a des propriétés et des qualités toutes particulières et bien rares à Paris. C’est, je crois, la plus tranquille et la moins populeuse de cette vaste cité. Vous saurez, d’abord, qu’il n’y a de maisons que d’un côté, parce que l’autre côté est occupé par le mur des Sourds-Muets ce qui est un immense avantage pour l’agrément de la vue qui s’étend au loin. Et puis, bonne mère, croiriez-vous que toutes ses maisons du côté habité se réduisent à deux, une institution de demoiselles, et celle que j’habite. Il y a pourtant huit numéros, parce que l’église Saint-Jacques et la sacristie, qui sont aussi de notre côté, en forment deux. Voilà donc, chère mère, une véritable rue de petite ville ; on dirait la rue Stanco ou la rue des Frères. Après cette description topographique, si vous voulez, chère mère, vous faire une idée de ma jolie vue, approchez-vous avec moi de ma fenêtre, levons les persiennes, dont on se passe encore au soleil de février, et regardons ensemble. Quel est cet immense édifice, qui est là à notre droite ? C’est, chère mère, cette institution célèbre où par des procédés habiles on parvient à donner aux malheureux sourds-muets les bienfaits de l’éducation. Je vois, bonne mère, ces pauvres enfants, tous les soins que l’on prend d’eux pour développer leur intelligence, et je suis quelquefois touché jusqu’aux larmes de leur air simple et ingénu. J’ai sous mes fenêtres leur vaste parc, orné de pièces d’eau et de bosquets touffus, ma récréation est de les regarder se livrant à leurs jeux muets et silencieux, mais gais et paisibles, et animés par les signes qu’ils s’adressent et la cordialité qu’ils se témoignent.

Mais continuons, chère mère, notre petite revue. Toujours à notre droite, nous entrevoyons tout près de nous le clocher et l’église de Saint-Jacques, la paroisse de notre Henriette autrefois, et, là-bas, derrière l’institution des Sourds-Muets, le vaste dôme du Val de Grâce. Enfin, bonne mère, j’entrevois là une maison qui m’est bien chère et sur laquelle j’arrête bien souvent mes regards. C’est celle que notre Henriette a habitée durant les dernières années de son séjour à Paris, celle où je l’ai vue malade, triste et souffrante. Ah ! maman, que de souvenirs et de réflexions ! Avançons ; devant nous, là-bas, dans le lointain, au delà de ce petit bois, où s’amusent nos petits sourds-muets, quelles sont ces masses graves et imposantes ? C’est l’Observatoire, chère mère, et au-dessus d’énormes échafaudages. C’est que l’on construit là, bonne mère, sur la plate-forme, une chambre à M. Arago, dont les toits et les murs seront tout en cristal. Il passera les nuits là avec sa lunette à regarder la lune et les étoiles. Avançons, chère mère ; voyez-vous, la-bas, au coin du boulevard du Mont-Parnasse, une petite maison carrée, à un étage, comme les maisons de Tréguier, située au milieu des arbres et des jardins ; c’est, chère mère, la maison des dames Ulliac, si bonnes, si simples, si pleines d’affection pour nous. — Et, à notre gauche, bonne mère, que verrons-nous ? De beaux arbres qui bientôt seront verts, des promeneurs, des dames qui lisent le journal au soleil de février, des petits enfants dans des voitures traînées par des chèvres, etc. C’est le Luxembourg, chère mère, charmante promenade bien tranquille et fréquentée par toutes les personnes du meilleur ton. C’est que ce quartier, bonne mère, est le plus sain de tout Paris, à cause du voisinage des arbres et des promenades. Enfin, bonne mère, n’entrevoyez-vous pas là-bas, bien loin, du côté de la Bretagne, ces hautes collines couvertes de bois ? C'est hors de Paris, bonne mère, ce sont les collines de Meudon et de Saint-Cloud, où j’allais me promener autrefois, quand j’étais à Issy. Et ces grosses cloches que nous entendons ? Ce sont, bonne mère, les cloches de Saint-Sulpice, dont le beau son me fait palpiter le cœur. Pauvre mère, voilà que j’ai perdu mon temps à me promener ainsi avec vous sur tout mon horizon et je n’ai pas songé à vous parler de choses plus importantes.

Le premier besoin, bonne mère, d’un cœur élevé et honnête, ce sont les égards et les bons procédés je n’ai qu’à me louer sous ce rapport de tout ce qui m’environne. J’ai peu de rapports avec les maîtres de la maison je ne les vois guère qu’aux repas mais ils sont pleins d’attentions et de soins pour moi. Ce sont surtout des gens très religieux, et leur institution est connue partout sous ce rapport. Quant aux élèves, ils m’aiment beaucoup ; je les caresse et les encourage, et cela leur plaît beaucoup. Au premier jour de l’an, j’ai été accablé de dragées et de bonbons. Pauvre mère, il faut finir, je réserve pour ma prochaine lettre une foule de choses intéressantes. Mon adresse : rue des Deux-Églises, 8, institution Crouzet ; mais il n’est pas nécessaire d’ajouter ceci. Maman chérie, une lettre le plus tôt possible, n’est-ce pas ? Mon cœur ne pense qu’à vous. Courage, mère chérie, bientôt… bientôt… Et puis, mère, au nom du ciel, n’allez pas au couvent, non, j’aime mieux encore vous savoir dans vos mansardes. Voyez-vous quelqu’un pour vous distraire ? à Bientôt… bientôt… bonne mère !  ! Adieu, maman chérie, adieu, la meilleure des mères, puissiez-vous être aussi heureuse que le voudraient mes souhaits. Puissent vos jours être désormais filés de soie ! J’attends tout, bonne mère, de l’avenir, et d’un avenir fort rapproché. Adieu, une dernière fois, votre fils tendre et respectueux, E. Renan.

E. R.



  1. Aujourd’hui rue de l’Abbé-de-l’Épée.