Calmann-Lévy (p. 61-73).

X


Paris, 20 septembre 1839[1].


Mon Dieu ma chère maman, que j’ai du chagrin de voir que vous en avez ! Ah sans doute, ma chère maman, moi aussi j’ai eu un bien vif chagrin en vous quittant, et jusqu’à Saint-Malo, je vous l’avouerai, ma douleur a été très sensible depuis ce moment, quoique un peu diminuée, elle n’a pas laissé de m’arracher des soupirs mais que votre lettre m’a déchiré le cœur, quand j’ai vu que vous étiez encore inconsolable Je pensais que vous seriez restée plus longtemps auprès de ma bonne tante Morand et dans son agréable campagne de Trovern. Je vous assure que bien souvent je m’y suis transporté en pensée et je ne sais pourquoi, même l’an dernier, j’aimais particulièrement à songer au vieux manoir de Trebeurden. C’est sans doute parce que j’y ai passé d’heureuses années auprès de vous, ô mon excellente maman. Tréguier, comme je le vois, ne vous a pas beaucoup consolée, et vous y avez vu peu de monde ; je crois que si vous sortiez plus souvent, cela pourrait vous distraire et même vous faire du bien pour la santé ; la promenade, je crois, vous est favorable. Sortez donc quelquefois, ma bonne mère ; vous avez de bons amis que vous pouvez visiter ; oh ! je vous en prie, ne restez pas toujours dans votre pauvre chambre, oh ! maman, je vous en prie. Pendant l’hiver qui s’approche (les froids commencent déjà ici), je vous conjure, par la tendresse que vous avez pour moi, de ne pas vous laisser manquer de rien ; chauffez-vous bien, et pendant longtemps. Oh ! que j’aime à me figurer ma bonne mère auprès d’un bon feu, et lisant une lettre d’Alain, d’Henriette, ou d’Ernest ! et je crois que cela ne vous déplaît pas non plus, ô ma tendre mère. Vous rappelez-vous les projets que nous formions, et d’après lesquels je devais vous fournir votre petite provision de bois ? Hélas ! que ne le puis-je ! vous en auriez à pleine cave, à plein grenier, à plein foyer. Oh ! ma chère maman, que je vous aime ! Ce qui doit un peu vous consoler, c’est l’espérance, peut-être prochaine, d’être réunis. Oui, ma bonne mère, cela me soutient, et doit aussi vous soutenir ; oh que nous serions heureux ensemble. D’ailleurs, si nous sommes séparés, c’est Dieu qui l’a voulu, et c’est pour Dieu, puisque c’est pour sa gloire, que je vous ai quittée ; c’est la seule solide consolation que j’ai goûtée qu’elle soit aussi la vôtre, ô ma chère maman.

Je m’empresse de satisfaire aujourd’hui, ô ma chère maman, à toutes les questions que vous m’adressez, et que mon laconisme peu ordinaire de la dernière fois m’a fait omettre. Vous me demandez d’abord des détails sur mon voyage. Il a été on ne peut plus heureux, ô ma bonne mère, et Guyomard et moi, nous sommes arrivés à Saint-Malo sans le moindre obstacle. Seulement je vous conseille, quand vous viendrez à Paris, de ne pas prendre l’omnibus de Saint-Brieuc à Dinan. Oh ! la maudite voiture ! On y est fort incommodément, et, pour comble de malheur, nous avons pensé verser en route dans une montée fort longue. Les chevaux n’auraient pas avancé pour un coup de canon, et voilà un d’entre eux qui trouve plus commode de s étendre par terre. Du reste, nous en fûmes quittes pour la peur, et pour descendre de voiture. J’ai vu, à Dinan, ma tante Moullec et Armand, qui m’ont fait un accueil très bienveillant. Ma tante est bien logée et semble assez bien. Après avoir admiré les environs pittoresques et charmants de Dinan, nous nous sommes embarqués sur le bateau à vapeur et nous avons remonté la Rance, dont les bords sont si agréables, par le contraste des deux rives, dont l’une est parfaitement cultivée, et l’autre a l’aspect le plus sauvage et le plus négligé. Toute cette côte est beaucoup plus mouvante que notre pays de Tréguier, si mort et si peu mouvant. Partout ce sont des chantiers, des bateaux que l’on remorque, des bois que l’on fait avancer en radeaux ; tout présente l’aspect d’un pays riche et parfaitement cultivé. Enfin, nous avons aperçu le rocher de Saint-Malo je suis de nouveau descendu sur cette côte, que j’ai visitée autrefois encore si jeune. Par un bonheur inexprimable, au moment où je débarquais, Alain sortait de la Grand’Porte, en sorte que j’ai eu le plaisir d’embrasser mon frère, avec qui j’ai réellement passé trop peu de temps. Nous nous sommes promenés ensemble, et nous avons visité le tombeau d’un poète illustre, de Chateaubriand, qui, quoique plein de vie, s’est fait construire un tombeau fort simple dans une petite île, à l’entrée du port de Saint-Malo. Cela m’a procuré le plus grand plaisir. J’ai vu le bon M. Gilbert, qui nous a reçus on ne peut plus amicalement, et a bien voulu faire avec nous, en l’absence d’Alain, le tour des murs de Saint-Malo, et nous montrer et nous expliquer les travaux du magnifique bassin, qui fera bientôt de Saint-Malo un des plus beaux ports de France. Je pense qu’il vous a remis la clef de la cuisine ; dites-moi que vous me pardonnez cette sottise qui n’a pas de nom. Je reviens à mon, ou à notre voyage, car le cher Liart nous avait rejoints. Le cher Alain, en se donnant des peines infinies, qui montrent et son amour pour nous et en même temps son adresse à se tirer d’affaire, était parvenu à nous trouver trois places jusqu’à Paris ce qui est fort difficile. À demain, ma bonne mère, je reprendrai demain mon voyage depuis Saint-Malo.


1er octobre 1839.

Un jour s’est écoulé, ma bonne et excellente mère, depuis que je ne me suis entretenu avec vous, et ce jour, je l’ai passé à la maison de campagne avec mes condisciples. Je reviens avec plaisir à notre chère causerie, qui a pour moi tant de charmes. Je quittai donc le cher Alain à Saint-Malo, à sept heures du soir, et bientôt nous perdîmes de vue le port et les remparts au bout de trois lieues à peu près, nous fûmes témoins d’un magnifique spectacle qui frappa tous les voyageurs c’était la lune se levant sur la baie de Cancale, et ressemblant à un incendie éloigné, dont les reflets se propageaient sur cette immense nappe d’eau. Rien n’est plus beau que cette baie, et c’est certainement un des plus beaux points de vue de France. Nous passâmes bientôt l’antique ville de Dol, la jolie ville d’Avranches, mais la nuit nous empêcha de les voir attentivement. Le lendemain matin, nous étions déjà dans le Calvados et nous déjeunâmes à Vire. Tout ce pays est magnifique et fort peuplé ; on rencontre partout de gros bourgs et des villes assez considérables. Enfin, vers deux heures après midi, nous arrivâmes à Caen, où nous restâmes cinq heures. Quand on entre dans la ville, les faubourgs n’en donnent pas une idée fort avantageuse, mais l’intérieur est bien différent et réellement c’est une ville charmante, habitée généralement par des personnes aisées et retirées, et surtout par des savants, car Caen a toujours été célèbre sous ce rapport et elle a donné naissance à un grand nombre d’hommes célèbres. Nous y vîmes de très beaux monumens, de jolis environs, et surtout des églises magnifiques. La cathédrale de Saint-Pierre est remarquable par son antiquité, sa majesté, et surtout ses superbes flèches, mais ses portails mesquins la déparent un peu, à mon avis. J’y vis encore d’autres églises fort belles, des promenades agréables, et un superbe lycée, où je me rendis pour la commission d’Henriette mais l’élève était allé en vacances.

Le soir, nous partîmes de Caen, et nous vîmes son port, qui est assez considérable, quoique les navires un peu considérables ne puissent y remonter. Nous continuâmes de parcourir les beaux pays de Normandie, d’une fertilité admirable et nous traversâmes la vallée la plus fertile de France. Après avoir dîné à Mantes, ville assez considérable, et où nous vîmes une église gothique très remarquable par ses tours extrêmement légères, nous continuâmes de longer les bords charmants de la Seine, que nous avions déjà souvent rencontrés nous traversâmes tous les villages qui la bordent nous vîmes ses charmantes îles de peupliers et de saules, et enfin nous arrivâmes au célèbre château de Saint-Germain ce charmant village est bâti en amphithéâtre sur une colline, au pied de laquelle commence le chemin de fer. Nous vîmes arriver un long convoi de wagons, mais pour nous, nous préférâmes la route ordinaire et nous traversâmes Poissy, où Saint-Louis fut baptisé ; la forêt de Saint-Germain, Nanterre, patrie de la patronne de Paris ; Neuilly, résidence ordinaire de Sa Majesté durant l’été, et remarquable par ses sites et ses lies délicieuses, tout cela fut bientôt loin derrière nous, et déjà dans le lointain on pouvait apercevoir la masse imposante de l’Arc de Triomphe, le dôme élancé du Panthéon, la flèche dorée des Invalides ; bientôt nous avons franchi les barrières et nous sommes dans la capitale. Nous traversons les plus beaux quartiers, les boulevards ; nous voyons la Madeleine, la Chambre des députés, et enfin nous voilà dans la cour des messageries, où nous attendait la chère Henriette. De là, le long de la tumultueuse rue Montmartre, nous regagnâmes notre tranquille demeure, et enfin nous arrivâmes au séminaire. J’aurais voulu, ma bonne mère, que vous eussiez vu l’air ébahi de Liart et de Guyomard, à la vue du fracas effroyable de tous ces quartiers. Ces chers amis ont eu le plaisir de voir Paris, ou du moins quelque chose. Que n’étiez-vous là pour nous voir courir les rues, les quais, visiter les monuments, regarder à droite, à gauche ; ajoutez à cela l’air étonné de Liart, les questions innombrables de Guyomard, et vous aurez l’air et l’aspect de nos trois provinciaux parcourant les rues de Paris. Ils ont surtout admiré les Tuileries, et peu s’en est fallu que nous n’ayons monté dans les appartements même de Louis-Philippe, actuellement à Neuilly. Quelle faveur c’eût été pour nous, n’est-ce pas, ma chère maman ? a quel respect, quelle vénération, quels sentiments de joie n’auriez-vous pas eus, en pensant que votre Ernest aurait visité l’appartement de Sa Majesté le roi des Français ?. Le Panthéon, le dôme des Invalides les ont aussi remplis d’admiration mais toute mon éloquence n’a pu leur faire admirer les murs pauvres et nus de l’antique Notre-Dame. Quelques jours après notre rentrée, nous avons fait une petite course de trois lieues pour porter la lettre à Monsieur Raoul. Figurez-vous qu’il demeure au delà de l’Arc de Triomphe, qui déjà est assez raisonnablement éloigné de chez nous. Mais il faut s’habituer aux longues courses dans Paris.

Voilà, je l’espère, ma bonne mère, un récit bien complet de mon voyage quant à Liart et à Guyomard, ils se sont très bien portés durant la route, ce qui m’a fait le plus grand plaisir, surtout pour Guyomard, dont la santé est si faible. Ces chers amis, Guyomard surtout, se sont faits très vite au régime et à l’ordre de la maison ; Liart a regretté et regrette un peu plus sa chère Bretagne, mais je ne doute pas qu’il ne se plaise parfaitement les commencements sont toujours un peu amers. Ils comptaient vous écrire, mais ils n’ont pas eu le temps, et m’ont chargé d’y suppléer. M. Crabot me disait hier encore « Quand vous écrirez à votre maman, rappelez-moi bien à son souvenir, et dites-lui que je n’ai oublié ni Bréhat ni le plaisir qu’elle m’y a procuré. » Ce bon monsieur a pour nous toutes sortes de bontés. Il faut aussi que vous sachiez, ma bonne mère, que cette année est réellement et en vérité une colonie bretonne. Outre les Trécorois, on y voit en foule des élèves de Morlaix, de Dinan, de Rennes, de Nantes, et aujourd’hui encore, on en attend un de Vannes. Quelle affluence ! La Bretagne sera bientôt transplantée sur le sol parisien.

Comme vous le savez, ma chère maman, j’ai eu le plaisir de doubler ma seconde ; sous Monsieur Bessières ; c’est pour moi un sensible bonheur ; notre classe est d’une force très remarquable, et cette année, Monsieur Dupanloup est résolu de rendre les études du petit séminaire aussi fortes que celles de tous les collèges de Paris, et même, dit-il, de l’Europe ; c’est pour cela qu’un grand nombre d’autres élèves ont redoublé, entre autres Henri Nollin, qui refait aussi sa seconde avec moi, quoique l’an dernier il ait eu le second prix d’excellence. Ce sera pour moi un terrible antagoniste, mais peut-être encore moins terrible qu’Alfred Foulon, et d’autres, qui paraissent résolus de tenter les derniers efforts pour ne pas céder aux anciens. À la première composition, j’ai été le premier, mais j’ai un peu laissé ralentir mon feu et aux deux autres j’ai été le cinquième.

Mon Dieu ! ma chère maman, il faut que je finisse, l’heure va sonner. Adieu, ma bonne, mon excellente, ma mère bien chérie. Je ne peux vous dire combien je vous aime, adieu, adieu.

ERNEST



  1. Ernest Renan avait passé la fin des vacances en Bretagne.