Calmann-Lévy (p. 74-84).

XI


Paris, 10 novembre 1839.


Ma très chère et bien bonne maman,

Vous avez donc été inquiète de notre long silence mais Henriette m’a tranquillisé en me disant qu’elle vous avait écrit et que vous auriez reçu sa lettre avant l’époque où vous deviez entrer en retraite. Cette chère sœur ! elle est si occupée qu’elle peut bien rarement écrire mais pour moi, ma chère maman, je ne sais depuis quand je vous ai écrit, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y a un temps immémorial que je n’ai eu le bonheur de vous écrire. J’allais vous écrire le jour de la Toussaint, lorsque j’ai reçu votre douce lettre, qui m’a obligé de retarder de huit jours le plaisir que j’aurais de m’entretenir avec vous. Enfin je puis le faire en liberté. Je vais donc entrer en matière et commencer mon journal.

J’ai éprouvé une joie solide et bien sincère, ma bonne et tendre mère, en apprenant que vous étiez allée faire une retraite chez les sœurs de la Croix. Vous aurez dû en tirer quelque consolation à vos privations et à vos chagrins ; car la religion et la piété seules, ô ma bonne mère, peuvent seules nous consoler. Je ne doute pas que vous n’ayez entendu de belles instructions, et qu’on ne vous ait parlé sur les vérités de notre sainte religion avec éloquence, surtout de la bonté et de la miséricorde de Dieu. C’est un si bon père, ô ma chère maman, que nous ne pouvons jamais ni trop l’aimer, ni trop avoir confiance en lui. Vous aurez sans doute éprouvé une grande joie, lors de la clôture de cette retraite, et vous en serez sortie avec une tranquillité d’âme dont on ne peut assez exprimer les charmes. C’est l’ordinaire, ma chère maman, je crois que le jour le plus heureux et le plus content de l’année, c’est celui de la clôture d’une retraite, car on est calme, tranquille, sans agitation, sans trouble, et qu’on peut enfin méditer les mystères consolants de la religion, après en avoir médité les plus terribles. Je l’ai bien éprouvé dernièrement, ma bonne mère, car nous aussi nous avons eu une belle retraite. Elle a été prêchée par un homme d’un mérite extraordinaire, d’une éloquence entraînante, forte, irrésistible, je veux parler de M. Pététot, curé de Saint-Louis-d’Antin, l’une des principales paroisses de Paris. Je n’ai rien entendu de plus profond, de plus solide, de plus substantiel que ses instructions, aussi, cette retraite a-t-elle produit des fruits admirables dans la maison. Elle s’est terminée par une fête délicieuse pour nos cœurs.

À propos de retraite, j’ai éprouvé un plaisir très sensible en assistant, il y a quelque temps, à la clôture de la retraite ecclésiastique du diocèse de Paris. Plus de trois cents prêtres s’y trouvaient, aussi la cérémonie fut magnifique. Elle eut lieu dans la grande et magnifique église de Saint-Sulpice. En ma qualité d’académicien, j’eus le privilège d’y assister, et je crois que dans cette immense assemblée, il n’y en avait pas un seul mieux placé que moi, soit pour voir les cérémonies, soit surtout pour entendre le sermon. Il fut prononcé par un jésuite célèbre, et je n’ai pu assez admirer le talent, la fermeté, la solide éloquence du prédicateur. Sa voix, cependant, est naturellement un peu faible, et néanmoins on l’entendait parfaitement dans cette vaste enceinte. La cérémonie eût été encore plus belle, si la santé de MonseIgneurl’Archevéque lui eût permis d’y assister ; mais malheureusement sa maladie continue et donne des inquiétudes. Quelle perte pour l’Eglise de Paris et pour toute la France si nous venions à le perdre !

Vous me demandez des détails sur mes classes, ma bonne mère ; je vous dirai d’abord que cette année elles ne me présentent que des fleurs, au lieu des épines de l’an dernier. J’ai toujours pour professeur l’excellent M. Bessières et pour condisciples les enfants les plus aimables, les plus spirituels, les plus honnêtes qu’il y ait au monde. Nos classes sont vraiment délicieuses, et par la bonté du professeur et par la docilité des élèves. Il me semble que c’est la plus forte classe de la maison et cette année les classes ont encore acquis une nouvelle force au petit séminaire. M. Dupanloup est décidé à nous rendre les plus forts élèves de la France, et quelques expériences que l’on a faites cette année, prouveraient que nous ne le cédons nullement aux collèges de Paris. Pour en revenir aux détails sur mes études, je vous dirai encore que j’ai eu aussi quelques légers succès. J’ai été premier en histoire et en version latine, et comme celui qui est trois fois premier de suite obtient des faveurs extraordinaires, entre autres celui de porter un soleil au lieu d’une croix, une ligue terrible s’est formée contre moi tous se sont réunis pour arrêter le soleil. Que pouvais-je faire seul contre vingt-trois élèves ? Cependant, à force d’efforts, j’ai dissipé leur ligue, et j’ai triomphé des secondes de l’an dernier. Mais, ô douleur ! ici s’avance un ancien combattant, un de ceux qui comme moi redoublent leur seconde, c’est le terrible Henri Nollin ; sous ses coups je succombe, le soleil est arrêté, tout est perdu. Néanmoins, ma défaite n’a pas été trop honteuse, j’ai obtenu la troisième place. Les plus redoutables antagonistes sont ce fameux Henri Nollin, qui redouble sa seconde, et le jeune mais célèbre Alfred Foulon. Nous avons déjà commencé les grands et beaux devoirs, dont notre professeur a une si ample collection, nous en avons un magnifique depuis près d’un mois, c’est sur la vieillesse d’Homère ; on nous l’a rendu ce soir, afin que ceux qui doivent conserver leurs devoirs dans nos annales les retouchent et les recorrigent. L’Académie a été morte ou du moins profondément endormie depuis le commencement de l’année. Mais enfin, elle va se réveiller, et la première séance solennelle est fixée au 21 de ce mois, jour de la Présentation de la très sainte Vierge, l’une des fêtes les plus solennelles de la maison, comme de tous les séminaires. On doit nous y distribuer des décorations magnifiques, toutes brillantes d’or et de vermeil, et que l’un des principaux artistes de la capitale est occupé actuellement à faire. Edmond Jorand, président de l’Académie, paraît décidé à mettre un zèle et une ardeur, qui peut-être nous ont un peu manqué l’an dernier et aussi à faire valoir ses droits et ses privilèges. Mais en voilà, je pense, assez sur ce chapitre, passons à autre chose. Vous saurez que M. Dupanloup a obtenu dernièrement de Louis-Philippe la permission d’avoir cent élèves de plus dans la maison, en sorte que désormais nous ne sommes plus exposés à aucune tracasserie sous ce rapport. Une telle augmentation a été et devait être regardée comme une faveur spéciale de Dieu et de la sainte Vierge.

Une petite confidence : Guyomard, à peine arrivé dans la maison, s’est fait tout de suite au régime et au règlement si doux du séminaire, et sur la demande qu’on lui a faite de demander son excorporation à Saint-Brieuc, après y avoir mûrement réfléchi, surtout pendant la retraite, il a cru devoir la demander, et il l’a obtenue. Le cher Liart, pour des raisons que je ne dois pas pénétrer, a cru devoir différer et MM. les directeurs du séminaire y ont consenti volontiers. Je ne crois pas que les parents de Guyomard en sachent rien, aussi je vous prie de ne pas leur en parler, non plus qu’à personne, s’il vous plait, ma bonne mère. Il serait peut-être mécontent si le bruit s’en répandait, et ses parents pourraient s’en alarmer inutilement. De quel air les Messieurs de Tréguier recevront-ils cette nouvelle ?

Je ne vous dis rien de Liart, car il doit vous écrire ces jours-ci. Je ne sais si Guyomard le fera. Sa santé s’améliore beaucoup on lui a conseillé de se faire traiter pour cette faiblesse de poitrine, qui lui est naturelle, et il a été soumis à une espèce de traitement qui lui a fait beaucoup de bien. Il est déjà beaucoup mieux, et il réussit fort bien en rhétorique. Il a eu de très bonnes places, ainsi que le bon Liart en seconde.

Ma chère maman, je viens encore vous renouveler mes recommandations sur cet hiver ; sur ce point, je suis intarissable. Je crains bien que ce pavillon aérien, où vous êtes montée, ne soit bien exposé au froid. Je vous conjure, par toute la tendresse que vous nous portez, et que nous vous portons, de ménager votre santé. Oh ! ma douce mère, je vous en supplie, ne me refusez pas cette grâce que je vous demande ; ne vous privez pas pour nous. Hélas ! ma bonne mère, si vous étiez comme je le voudrais !! mais le cœur me fend, quand je pense que vous souffrez peut-être et que je ne suis pas là pour vous soulager. Ô chère mère, voilà en quoi notre séparation est pénible Que ne suis-je auprès de vous pour vous prodiguer mes soins Je vous supplie, au nom du Ciel, encore une fois de vous soigner, oh bénis soient ceux qui ne vous abandonnent point dans votre solitude. Que je prierai pour eux de bon cœur ! Ô ma bonne mère, si vous saviez combien je vous aime !


Mercredi, 13 novembre.

Quelle longue interruption dans ma missive, ô mon excellente mère, mais je vous assure qu’il n’a nullement dépendu de moi de vous expédier ma lettre je crains bien que vous ne soyez inquiète, ô ma bonne mère, cependant je me rassure en pensant que ma lettre n’a tardé que de deux jours. Nous profiterons de l’occasion dont vous nous parlez pour vous envoyer nos diverses commissions. Vous allez sans doute, ma chère maman, m’accuser de négligence, quand vous saurez que je n’ai pas encore remis la lettre de M. Le Vincent. Mais, Monseigneur ne résidant plus à Paris, mais à la campagne, à cause de sa santé, j’ai toujours différé afin d’avoir le plaisir de le voir en même temps. Comme j’en perds enfin l’espérance, je vais la lui expédier ces jours-ci.

Vous me demandez, ma bonne mère, si j’aurai besoin d’une lévite cet hiver. Je crois certainement que je pourrai m’en passer mais il est possible qu’on exige de moi une redingote d’hiver. Comme vous, j’aurais préféré attendre, et même je ferai mon possible pour qu’il en soit ainsi mais comme j’ai encore deux ans à rester à Saint-Nicolas, j’aurai le temps d’user une redingote d’hiver, au lieu que, si j’attends à l’an prochain, cette redingote ne sera pas usée quand j’irai à Issy, où elle ne me sera plus d’aucun usage. Enfin je tâcherai de différer le plus possible, d’autant plus que vous pourriez alors m’avoir une soutane neuve vers Pâques. Au reste, ma bonne mère, ce que vous ferez sera bien fait.

Ma bonne mère, je ne puis terminer, sans vous renouveler encore mes recommandations pour votre santé. Si vous saviez combien elle nous est chère Cette saison est vraiment cruelle pour moi, par les inquiétudes qu’elle me donne pour vous. O chère maman, soignez-vous bien, je vous en supplie, je vous en conjure. Adieu, ma bonne mère, c’est par là que je veux finir ma lettre, et soyez sûre du respect et du tendre attachement que vous porte votre

ERNEST RENAN