Lettres de voyages/Troisième lettre

Presses de La Patrie (p. 27-36).


TROISIÈME LETTRE


Paris, 9 nov. 1888.


Rien ne frappe plus vivement l’étranger qui visite Paris, que l’extrême propreté des rues, des avenues et des boulevards de la grande capitale. Même à cette époque de l’année où les pluies sont fréquentes, et où l’on patauge dans les rues de notre bonne ville de Montréal, Paris fait sa toilette tous les jours pour conserver sa réputation d’être la ville la plus propre du monde. Je me suis demandé par quel système on arrivait à cette perfection et je suis allé aux renseignements, croyant que cela intéresserait les lecteurs de La Patrie et que ces détails pourraient tomber sous les yeux de mon ami Michel Laurent, président du Comité des chemins à Montréal. On va voir que c’est toute une histoire qui vaudrait bien la peine d’être mise à l’étude par notre conseil municipal. Le balayage des rues de Paris se fait pendant la nuit et la surface à balayer est de 11,800,000 mètres. Le personnel chargé de cet important service, lequel est recruté uniquement parmi les citoyens français, se compose comme il suit : 35 cantonniers surveillants payés à raison de 30 dollars par mois ; 86 cantonniers chefs de première classe à 35 dollars ; 74 cantonniers chefs de deuxième classe à 24 dollars. Quant aux cantonniers ordinaires, les balayeurs proprement dit, ils sont au nombre de 620 seulement, ayant une rétribution de 21 dollars, sur lesquels chaque mois il leur est retenu, à eux comme à chacun de leurs chefs hiérarchiques, une somme de un dollar, déposée à la caisse d’épargne par les soins de l’administration. Ce dépôt constitue pour leurs vieux jours leur seul et unique retraite. Indépendamment de ce personnel fixe, il en est un autre mobile composé de balayeurs auxiliaires. La moyenne prévue pour la période de 1889 à 1893, en dehors des surcroîts occasionnés par les neiges et les glaces, est de 1,100, travaillant la journée complète à raison de 64 cents et de 1,085 ne faisant que la demi-journée. Il y a, de plus, 600 femmes payées 42 cents. Et pour ce maigre salaire, durant 10 heures par jour, balayeurs et balayeuses, de 4 heures du matin à 11 heures et de 2 heures du soir à 5 heures, doivent pousser qui la raclette, qui le balai de bouleau, qui la brosse en piazzava et livrer au Parisien exigeant près de 12,000,000 mètres exempt de toute immondice !

Nous sommes loin du temps où le soin d’enlever les immondices amassés dans les rues des grandes villes était abandonné à des troupes de chiens errants ou même de porcs qui venaient la nuit dévorer les charognes et les détritus de toutes sortes que les habitants jetaient chaque soir devant leurs maisons, ainsi qu’il est encore fait dans quelques grandes villes de l’Orient. Aujourd’hui, le balayage a fait des progrès, il est régi par la loi. Le riverain n’est plus tenu, comme il y a encore quinze ans, de balayer et faire balayer la partie du trottoir ou de la rue qui lui incombe, mais il est tenu de payer. « À partir de sa promulgation, dit la loi du 26 mars 1873, la charge qui incombe aux propriétaires riverains des voies de Paris livrées à la circulation publique, de balayer, chacun au droit de sa façade, sur une largeur égale à celle de la moitié des dites voies et ne pouvant toutefois excéder six mètres, est et demeure convertie en une taxe municipale obligatoire, payable en numéraire, suivant un tarif délibéré en conseil municipal, après enquête et approuvé par un décret rendu dans la forme des règlements d’administration publique, tarif qui devra être révisé tous les cinq ans. » Les voies de chaque arrondissement sont divisées en huit catégories subdivisées chacune en trois classes. Dans une même catégorie, la graduation du tarif tient à ce que la rue est plus ou moins fréquentée ; dans une même classe, elle varie suivant la nature des constructions en bordure. La taxe rapporte à la ville environ 2,700,000 francs, tandis que les dépenses de balayage en personnes et en matériel lui coûtent près de 7,000,000.

J’ai eu la bonne fortune d’assister au dîner que donnait la Société d’alliance latine l’Alouette au Rocher de Cancale, pour fêter le dixième anniversaire de sa fondation par Xavier de Ricard et Edmond Thiaudière. Le président, M. Victor Tissot, étant Suisse, les honneurs de la soirée ont été naturellement pour l’Helvétie, « qui réalise déjà l’alliance latine dans ce qu’elle semble avoir de plus difficile aujourd’hui, a dit M. Thiaudière, puisqu’en son sein vivent en paix l’élément français et l’élément italien, et qui ébauche même les États-Unis d’Europe puisqu’elle joint à ces deux éléments un élément germanique assez considérable. » Rappelons que le premier dîner de l’Alouette fut présidé le 3 juillet 1878, par Viollet-Leduc, et que les autres dîners l’ont été depuis par un certain nombre d’hommes très éminents, tels que Frédéric Mistral, Emilio Castelar, Ruiz Zorrilla, le général Türr, Frédéric Passy.

Ces dîners anniversaires sont très gais et très intéressants, car l’on y rencontre les personnalités politiques et littéraires les plus en vue de Paris. Le grand sculpteur Bartholdi que tout le monde connaît au moins de nom au Canada, m’a fait l’honneur de m’inviter au dîner de la société la Marmite, qui aura lieu à l’hôtel Continental le 16 novembre courant. M. Goblet, ministre des affaires étrangères, tiendra le fauteuil de la présidence. C’est assez vous dire l’importance de cette réunion.

Je vois par les journaux canadiens que l’on s’est occupé de M. Pasteur, à Montréal, et nos compatriotes apprendront probablement avec intérêt que la date de l’inauguration de l’Institut Pasteur est définiment fixée au 14 novembre. Le président de la République a promis à M. Pasteur de présider cette cérémonie à laquelle assisteront également les présidents du Sénat et de la Chambre, M. Goblet, un certain nombre de membres du Parlement, de l’Institut, et de diverses sociétés savantes. Étant donné l’exiguïté de la salle dans laquelle doit se faire l’inauguration, le nombre des invitations sera très restreint.

Les préparatifs et la construction des bâtiments pour l’Exposition de 1889, se poursuivent avec vigueur et tout fait prévoir un succès sans précédent. Bien que les monarchies européennes aient trouvé bon de ne pas prendre une part officielle à ce grand concours universel, les peuples qui pensent, qui inventent et qui travaillent pour nourrir ces frélons que l’on nomme des rois, se sont organisés, et toutes les Nations seront représentées au Champ de Mars — je dis toutes, — le Canada excepté. Il paraît que si nos gouvernants ont été trop aveugles pour comprendre les avantages d’une représentation officielle, nos industriels n’ont pas été assez entreprenants pour passer outre et agir eux-mêmes. Tant pis pour le Canada.

Il faut suivre les journaux quotidiens français pour bien se faire une idée des sentiments qui existent en France envers l’Allemagne et des tracasseries journalières que le gouvernement de Berlin suscite à tout ce qui est français.

C’est vraiment à n’y pas croire, et l’on se demande comment un gouvernement qui se respecte et qui prétend marcher à la tête de la civilisation moderne, peut descendre à ce rôle de mouchard provocateur que joue M. de Bismarck vis-à-vis de la France.

Le Matin publie cependant une dépêche de Vienne qui semblerait confirmer les bruits d’après lesquels M. de Bismarck prépare sa retraite définitive : — « Dans peu de mois, peut-être dans quelques semaines, M. de Bismarck laissera son poste de ministre des affaires étrangères à son fils, et, à ce moment les autres postes occupés actuellement par le chancelier seront distribués à quelques personnes dont le choix n’est pas encore arrêté définitivement. » Cette nouvelle, dit le correspondant du Matin, a été lancée pour ainsi dire par M. de Bismarck lui-même. En effet, le comte de Moltke, en parlant ces jours derniers au général Bronsart de Schellendorff, lui a dit : « Je viens de recevoir une lettre de M. de Bismarck ; il m’annonce que sa santé exige absolument qu’il se retire bientôt et qu’il ne peut plus supporter les lourdes charges de la chancellerie. »

Les nouvelles des élections présidentielles des États-Unis ont ému vivement la colonie américaine de Paris, et il fallait voir l’excitation qui régnait aux abords des bureaux du New-York Herald et dans les grands hôtels. C’était à se croire à New-York ou à Chicago. On s’attendait généralement ici à la réélection de M. Cleveland, mais personne ne paraît avoir été surpris outre mesure de l’élection du général Harrison.

Je partirai avec ma famille pour le midi de la France où nous irons visiter notre compatriote Chartrand, lieutenant de Zouaves et professeur à l’école militaire de St. Hyppolyte-du-Fort. Les lecteurs de la Patrie savent déjà que M. Chartrand écrit dans la Patrie sous le pseudonyme de Chs. des Écorres, et je me fais une fête d’aller lui présenter les cordiales amitiés de tous ceux qui ont suivi avec tant d’intérêt et de sympathie sa carrière militaire et littéraire.

Il n’y a rien de bien nouveau dans le monde des théâtres et la présence de Coquelin et de Jane Hading, à Montréal, vous a placés, pendant quelques jours au moins, sur un pied d’égalité avec la scène parisienne.

L’Académie française a fixé au jeudi, 13 décembre, la réception du comte d’Haussonville. C’est M. Bertrand, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, qui recevra le récipiendaire. D’autre part l’Académie a arrêté le programme de sa séance publique annuelle qui aura lieu le 15 courant. M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel, fera le rapport d’usage sur les concours littéraires de 1888. M. Sully-Prud’homme prononcera l’éloge des prix de vertu, et, entre deux, M. Ludovic Halévy lira un fragment du discours qui a remporté le prix d’éloquence : l’Éloge de Balzac. Enfin l’Académie a décidé que le jeudi, 22 novembre, elle procéderait à l’élection d’un membre en remplacement de M. Nisard.

Quelques livres nouveaux :

L’Illustration commence aujourd’hui la publication du roman que vient de terminer Georges Ohnet et qui a pour titre le Docteur Rameau.

Demain paraît le volume si curieux et si remarquable du comte d’Osmond : Reliques et Impressions.

Enfin, le nouveau volume de M. Paul Déroulède, Refrains militaires, que la maison Calman va publier dans quelques jours, contiendra à sa première page une dédicace des plus touchantes.

La voici :


Ce livre où pleure ma souffrance,
Où chante aussi l’espoir dont mon cœur bat,
Je le dédie au cher petit soldat
Qui, le premier, dans le premier combat,
Aura versé son sang pour notre France.


C’est un patriotique mot de la fin.