Lettres de voyages/Deuxième lettre

Presses de La Patrie (p. 18-26).


DEUXIÈME LETTRE


Hôtel Continental
Paris, 2 nov. 1888.


J’arrive à Paris en pleine excitation boulangiste et tous les journaux s’occupent du grand banquet offert au général à la salle Lowendahl et du mariage de sa fille Marcelle avec le capitaine Driant, du 4e zouaves. On ne parle que du général, et le gouvernement semble s’occuper de lui avec une sollicitude toute paternelle. La police a même trouvé moyen de s’occuper du mariage et tout s’est terminé, comme on s’y attendait d’ailleurs, par une immense manifestation en faveur de l’ancien ministre de la guerre. Le Figaro juge ainsi la situation :

« Nous ne savons pas quel est le sort qui est réservé au général Boulanger, mais le député des trois départements serait bien difficile s’il ne considérait pas la journée de mardi comme une apothéose. »

Je ne prétends pas juger ici qui a tort ou raison dans toute cette affaire, mais il est indiscutable que la popularité du général Boulanger grandit chaque jour et qu’il est difficile de prévoir comment tout cela pourrait bien finir. En attendant, on annonce que M. Farcy, député de la Seine, aurait l’intention de donner sa démission de député pour permettre au général Boulanger de se présenter à Paris.

J’ai eu le plaisir, en débarquant au Hâvre de trouver une dépêche de M. Léon Meunier, ancien rédacteur en chef du Courrier des États-Unis de New-York, qui habite maintenant Paris, m’invitant à assister au banquet annuel donné par l’Union Franco-Américaine pour célébrer l’anniversaire de l’inauguration de la statue de la liberté à New-York. Le banquet a eu un grand succès. Environ cent convives y ont pris part.

L’amiral Jaurès, sénateur, présidait, ayant à sa droite M. Goblet, ministre des affaires étrangères et à sa gauche, M. Poubelle, préfet de la Seine. En face du président, avaient pris place M. MacLane, ministre des États-Unis, ayant pour voisins M. Darlot, président du conseil municipal, et M. Georges Berger, directeur de l’exploitation de l’Exposition universelle de 1889.

On remarquait parmi les convives la présence de MM. Maze, Rousselle, sénateurs ; Poubelle, préfet de la Seine ; Claverie, directeur au ministère des affaires étrangères ; Robert, chef du cabinet du ministre des affaires étrangères ; Vignaud, premier secrétaire de la légation des États-Unis ; Chabrié, administrateur général délégué de la Compagnie Transatlantique ; Visinet, agent de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest en Angleterre ; Léon Meunier, notre confrère du Courrier des États-Unis, organisateur du banquet ; Bartholdi, Herbette, et une foule d’autres notabilités politiques et littéraires.

Au dessert, M. Jaurès s’est levé le premier, et a exprimé tous les regrets de M. de Lesseps, qui devait présider, et qui, absent en ce moment de Paris, n’a pu, à son grand regret, assister au banquet.

C’est M. Goblet qui a parlé après le président. Portant d’abord la santé de M. Cleveland, président des États-Unis, M. le ministre des affaires étrangères ajoute : « On dit que la France est isolée parmi les nations ; la réunion d’aujourd’hui prouve le contraire : la France a des amis dans les deux mondes, et, elle en a qui se souviennent encore, après un siècle, de l’aide qu’elle leur a donnée pour conquérir leur indépendance. »

M. Goblet dit encore que l’Amérique sera largement représentée à l’Exposition de 1889, car son industrie ne craint pas d’être jugée.

M. MacLane a répondu à M. Goblet, par un discours empreint du plus pur sentiment de sympathie pour la France et il a terminé en disant qu’il s’arrêtait, craignant de dire trop d’amabilités à la France, ce qu’un ambassadeur ne peut jamais faire sans danger.

M. MacLane boit au président de la République Française, M. Carnot.

Plusieurs autres discours sont prononcés et il faut assister à ces fêtes pour se former une idée de la sympathie et de l’entente amicale qui existent entre les gouvernements de France et des États-Unis. L’influence américaine se fait sentir d’ailleurs dans les cercles diplomatiques européens et le consul général américain à Paris, sur l’invitation du secrétaire d’État des États-Unis, a convoqué tous ses collègues de France à une réunion qui se tiendra le 15 novembre à Paris, et dans laquelle, — fait digne d’être relevé et imité, — seront discutées toutes les questions qui intéressent les fonctions consulaires.

Le service géographique de l’armée française, dirigé actuellement par le colonel Derrecagaix, successeur du général Perrier, exécute en ce moment, de concert avec l’observatoire royal de Greenwich, une opération astronomique de haute précision des plus intéressantes.

Il s’agit de mesurer à nouveau la différence de longitude entre Paris et Greenwich en appliquant les nouvelles méthodes d’enregistrement des passages d’étoiles par l’électricité.

Les commandants Bassot et Deforges, collaborateurs du général Perrier et continuateurs de son œuvre, représentent la France dans cette opération, tandis que MM. Turner et Lewis, astronomes, sont délégués par l’Angleterre.

Ce travail servira, paraît-il, de vérification à la mesure de la nouvelle méridienne de France entreprise par le général Perrier en 1870 et terminée cette année, ainsi qu’il en a été rendu compte, par le commandant Bassot au Congrès international géodésique de Salzbourg, en septembre dernier.

J’ai eu l’honneur de rencontrer hier, à dîner, chez M. Herbette, le grand astronome français, M. Jannsen, qui m’a longuement causé de ses travaux et qui, malgré son grand âge, prétend qu’il ne mourra pas sans aller visiter le Canada, cette France d’outremer que tous les Français aiment tant.

Mercredi matin a eu lieu l’exécution de Mathelin, condamné à mort le 8 septembre dernier par la cour d’assises de la Seine pour avoir assassiné au mois de mars, à Esbly, M. Cudin, surveillant du balayage municipal.

On avait pensé il y a deux mois que l’exécution de Mathelin n’aurait pas lieu. Le malheureux, en effet, était atteint de phtisie et paraissait devoir succomber rapidement. Mais bientôt on constata que le condamné exagérait beaucoup son état dans l’espoir d’obtenir une commutation de peine.

Tout s’est passé dans l’ordre ordinaire et j’ai refusé un permis spécial que l’on m’avait offert pour assister à l’exécution. J’ai déjà vu guillotiner un homme en 1867, et j’en ai eu assez de ce spectacle sanglant. Le corps de Mathelin a été transporté aussitôt après l’exécution, à l’École de médecine, où quelques expériences ont eu lieu. La tête portait deux ecchymoses profondes. Il est probable qu’au moment où il a été renversé sur la bascule sa tête a heurté la partie inférieure de la lunette de la guillotine.

La peau de Mathelin était couverte de tatouages. Au bras droit, on remarquait un artilleur à cheval, au-dessus d’une trophée fait avec deux canons en croix, comme il y en avait autrefois sur les gibernes. Au bras gauche, une série de femmes à chignons très hauts. L’une d’elle manie un éventail. L’autopsie a fait reconnaître, dans le poumon, les tubercules de la phtisie dont souffrait Mathelin.

La journée d’hier, la Toussaint, a vu comme chaque année, les cimetières parisiens s’emplir de visiteurs. Rarement, le ciel s’est montré plus maussade et mieux en harmonie avec la funèbre solennité du premier novembre. La journée s’est passée sans soleil, presque sans lumière, dans une pluie lugubre qui semblait bien faite pour assombrir encore le tableau des pèlerinages annuels.

Le chiffre des entrées dans les cimetières de Paris et de la banlieue qui, l’année dernière, était de 350,000, est tombé hier à 188,000 environ.

Voici, pour chaque nécropole, le nombre des visiteurs :

35,000 personnes se sont rendues au Père-Lachaise ; 13,750 au cimetière du Nord ; 20,000 à Montparnasse ; 18,990 au cimetière de Saint-Ouen (nouveau), vulgairement appelé Cayenne ; 24,240 au cimetière d’Ivry-Parisien.

Pour les autres nécropoles, le nombre des entrées se décompose ainsi : Ivry-Parisien (ancien), 10,110 ; Bagneux-Parisien, 18,500 ; Pantin-Parisien 22,500 ; Clichy-Batignolles, 10,000 ; Bercy, 644 ; Grenelle, 310 ; Vaugirard, 1,300 ; Passy, 1,570 ; Auteuil, 550 ; Montmartre (rue Saint-Vincent), 500 ; Montmartre (Saint-Pierre), 450 ; La Chapelle, 3,000 ; La Villette, 1,200 ; Charonne, 120 ; Belleville, 2,300 ; Saint-Ouen (ancien), 2,950.

Le terrible accident arrivé près de Taranowka au train dans lequel se trouvaient l’empereur et l’impératrice de Russie a causé dans toutes les capitales de l’Europe une très vive émotion. Pour ne parler que de Paris, le président de la République a adressé hier au tzar un télégramme de félicitations à l’occasion du danger qu’il a couru ; à l’Hôtel Continental de nombreux visiteurs sont venus offrir leurs compliments au grand-duc Alexis ; à l’ambassade de Russie il y a eu une véritable avalanche de cartes et de lettres des principaux personnages politiques : le président du conseil, le président de la chambre, le général, etc. À midi, à l’église russe de la rue Daru, on a célébré une messe d’actions de grâces pour la préservation de l’empereur et de l’impératrice.

Enfin, le gouvernement français a chargé M. de Laboulaye, son ambassadeur, d’exprimer ses félicitations au gouvernement du tzar.