Lettres de voyages/Quatrième lettre

Presses de La Patrie (p. 37-44).


QUATRIÈME LETTRE


Paris, 16 nov. 1888.


Comme la politique chôme et qu’il n’y a actuellement rien d’absolument nouveau au point de vue de l’art, du théâtre et de la littérature, je me suis remis à revisiter Paris et à étudier son histoire. J’ai consulté les guides et j’ai rafraîchi ma mémoire sur une foule de détails que j’avais à peu près oubliés. Si vous le voulez bien je vais vous faire part de mes recherches. Je suis certain d’avance que tous les lecteurs de la Patrie prendront plaisir à se renseigner sur tout ce qui touche à la grande capitale.

La population de Paris était au dernier recensement, en 1886, de 2,344,550 habitants, plus de dix fois la population actuelle de Montréal. Paris est situé par 48° 50′ de latitude nord et 0° de longitude de son propre méridien (2° 21′ de Greenwich) sur la Seine qui la traverse du sud-ouest au nord-ouest, en décrivant une forte courbe vers le nord. C’est le centre d’un bassin tertiaire où apparaissent la formation crétacée et des alluvions quaternaires. Les bords de ce bassin, que la ville a fini par couvrir, n’atteignent pas plus de 300 pieds au-dessus du niveau du fleuve et 400 au-dessus du niveau de la mer. Les principales hauteurs sont, en commençant par l’est, celles de Charonne, Ménilmontant, Belleville, la Villette et Montmartre sur la rive droite ; et celles de la Maison-Blanche, la Butte-aux-Cailles et Sainte-Géneviève sur la rive gauche. La Seine a deux îles importantes, dans son parcours à l’intérieur de la ville qui est d’environ 11 kilomètres : l’île Saint-Louis et de la Cité, formées de la réunion de plusieurs îlots.

La ville se divise en deux parties principales : la rive droite et la rive gauche, à laquelle se rattachent la Cité et l’île Saint-Louis. Les distinctions entre le vieux Paris, les faubourgs et les communes annexées ne sont plus guère sensibles depuis les grandes transformations des 30 dernières années, qui ont fait disparaître une partie des anciennes rues, prolongé les grandes artères jusqu’aux fortifications et fait élever sur tous les points de grandes et belles constructions. Le centre a seulement plus d’édifices et plus d’animation. Au delà des grands boulevards sont les anciens faubourgs dont les noms se conservent encore dans ceux des rues principales rayonnant vers l’extérieur. Les plus importants sur la rive droite, sont, de l’Est à l’Ouest, les faubourgs St. Antoine, du Temple, St. Martin, St. Denis, Poissonnière, Montmartre, et St. Honoré. Ceux de la rive gauche sont moins connus, sauf le faubourg St. Germain qui fait depuis longtemps partie de la ville vieille. Les faubourgs St. Antoine et du Temple sont particulièrement occupés par des établissements industriels, le premier fabricant surtout des meubles et tout ce qui a rapport au mobilier ; le second ces milliers d’objets de fantaisie dits articles de Paris : orfèvrerie, bijouterie fine ou fausse, éventails, tabletterie, maroquinerie, bimbeloterie, papeterie de luxe, etc. Les petites industries pouvant s’exercer en chambre pénètrent même de ce côté dans la vieille ville où sont les magasins.

Les faubourgs St. Martin, St. Denis et Poissonnière sont plus commerçants qu’industriels : ils font le commerce en gros et l’exportation, tandis que les parties voisines du centre ont plutôt pour spécialité le détail et les autres articles de luxe, surtout les grands boulevards, avec leurs splendides magasins, et les autres rues principales de ce côté. Le faubourg Montmartre, les quartiers de la Bourse, de l’Opéra et du Palais-Royal sont les parties de la ville préférées par les établissements financiers et ils réunissent en outre les grands et les petits hôtels et tout ce qui est nécessaire pour recevoir et distraire les étrangers. Le faubourg St. Honoré et le quartier des Champs-Élysées sont occupés par les résidences de l’aristocratie de l’argent, et le faubourg St. Germain par ce qui reste encore de la vieille noblesse, les ministères et les ambassades. Le quartier latin, ou des Écoles, qui l’avoisine à l’Est, est, comme son nom l’indique assez, le siège de l’Université et d’une grande partie des établissements scientifiques de la ville. Là aussi sont la plupart des grandes librairies. Paris, au point de vue administratif, est divisé en 20 arrondissements, ayant chacun leur mairie, quoiqu’il n’y ait qu’un seul conseil municipal ayant pour chef direct le Préfet de la Seine, qui est nommé par le gouvernement central. Les fortifications de Paris ont été construites en vertu d’une loi de 1840, dans l’espace de trois ans, et elles ont coûté alors 140 millions de francs. Elles se composent d’une enceinte continue de 34 kilomètres de développement, renforcée de 94 bastions de 30 pieds de hauteur, avec un fossé de 48 pieds de largeur, avec un glacis ; puis, de 17 forts avancés qui forment autour de la ville une seconde enceinte, à différentes distances. La plupart de ces forts ont été détruits dans les sièges de 1870-71, mais on les a reconstruits depuis. Enfin une troisième enceinte encore plus éloignée, se compose de 19 nouveaux forts construits depuis la guerre. Le service de la police est parfaitement réglé à Paris et l’étranger y est en parfaite sûreté à toutes les heures du jour et de la nuit, à la condition élémentaire de ne pas se laisser duper et de ne pas se placer soi-même entre les mains des filous et des malfaiteurs qui existent ici comme ailleurs.

Une dernière statistique pour clore cette étude déjà longue, c’est au sujet du service des eaux de la ville de Paris. Les quantités d’eaux amenées chaque jour à Paris sont les suivantes : eaux de sources 120,000 mètres cubes ; eau du canal de l’Ourcq, 120,000 mètres cubes ; eau de Seine 170,000 mètres cubes ; eau de Marne 90,000 mètres cubes. Soit au total 500,000 mètres cubes ou 220 litres par tête.

Voilà le Paris d’aujourd’hui aux points de vue géographique, topographique et administratif. Je continuerai la semaine prochaine, cette étude sur Paris et je raconterai un voyage que je dois faire ces jours-ci dans les catacombes et les égouts de la grande ville que j’ai déjà visités il y a vingt-et-un ans, en 1867.

Les préparatifs pour l’Exposition universelle de 1889 se continuent avec entrain et tout sera prêt à l’époque indiquée, en dépit de l’hostilité systématique des réactionnaires de tous les pays du monde. Le directeur-général, M. Berger, a adressé aux présidents des comités d’installation de l’Exposition, une circulaire les informant qu’au premier janvier, tous les planchers ainsi que toutes les cloisons de séparation seront en place et qu’à ce moment commencera le montage des vitrines qui devra être terminé le 15 février. Dès cette époque donc, les objets d’exposition commenceront à être introduits dans l’enceinte. La même circulaire adressée aux comités des puissances étrangères les engage à suivre l’exemple de l’Angleterre dont les travaux d’installation sont assez avancés pour que le montage des machines puisse commencer le premier janvier 1889. On voit par ces renseignements que les travaux de l’exposition sont plutôt en avance qu’en retard, si bien que M. Berger s’occupe déjà de l’organisation et du fonctionnement du service de la manutention intérieure.

Je ne vous dirai rien du grand procès qui passionne aujourd’hui Paris, au sujet d’un fameux coquin nommé Prado qui a assassiné sa maîtresse après avoir commis d’innombrables filouteries. Ces histoires de cour d’assises se ressemblent toutes, dans tous les pays du monde, et les criminels finissent généralement sur l’échafaud, quelque soit d’ailleurs le genre de supplice qu’on leur inflige. Prado, lui, sera guillotiné.

Une feuille italienne donne un relevé assez curieux : c’est le chiffre des troupes de toutes nationalités qui ont passé par le canal de Suez dans les trois dernières années, par suite de l’expédition anglaise au Soudan, de l’occupation française du Tonkin et des expéditions italiennes à Massouah et en Abyssinie. 206,716 soldats ont franchi l’isthme de Suez dans la période 1886-87 dont 102,692 Anglais, 101,217 Français, 37,936 Italiens et 20,144 Turcs. C’est ce qu’on appelle une voie pacifique.

L’inauguration de l’Institut Pasteur a eu lieu jeudi, comme je vous l’avais annoncé dans ma dernière lettre en présence du président de la République, des présidents du Sénat et de la Chambre des députés, des ministres de la guerre, de l’intérieur, de l’instruction publique, des finances et du commerce, des grands-ducs de Russie et d’un grand nombre de membres de l’Institut, de l’Académie française, de l’Académie de médecine, des Facultés et autres centres d’enseignement.

Tout le monde a rendu justice aux merveilleux résultats obtenus par le grand savant, qui est trop bien connu au Canada pour qu’il me soit nécessaire de faire ici l’historique de ses découvertes.