Lettres de saint Augustin suite de la troisième série


ŒUVRES
DE SAINT AUGUSTIN.


LETTRES DE SAINT AUGUSTIN.



TROISIÈME SÉRIE.

SUITE

LETTRES ÉCRITES PAR SAINT AUGUSTIN DEPUIS SA PROMOTION À L’ÉPISCOPAT, EN 396, JUSQU’À LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE, EN 410.

LETTRE CC.

(Au commencement de l’année 419).

L’ouvrage de saint Augustin, intitulé : du Mariage et de la Concupiscence, est dédié au comte Valère ; voici la lettre que lui écrivit l’évêque d’Hippone en lui envoyant son livre.

AUGUSTIN À SON ILLUSTRE ET ÉMINENT SEIGNEUR VALÈRE, SON TRÈS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Pendant que je me plaignais de m’être adressé à vous plusieurs fois sans avoir reçu aucune réponse de votre grandeur, trois lettres de votre bonté me sont arrivées en très-peu de temps : l’une, qui n’est pas pour moi seul, m’a été remise par Vindémial, mon collègue dans l’épiscopat ; les deux autres m’ont été remises peu de temps après par Firmus, mon collègue dans le sacerdoce. Firmus est un saint homme qui m’est étroitement uni, comme il a pu vous l’apprendre. Il m’a beaucoup parlé de vous et m’a fait comprendre combien vous êtes avancé dans l’amour du Christ : ses entretiens avec moi m’en ont plus appris sur votre personne que la lettre apportée par le susdit évêque et les deux autres apportées par Firmus lui-même ; plus même que n’auraient pu m’en dire toutes ces lettres que je me plaignais de ne pas avoir reçues. Ce qu’il me disait sur vous m’était d’autant plus doux qu’il m’instruisait de ce que vous n’auriez pas pu me révéler, quand même je vous aurais interrogé à cet égard ; car vous n’auriez pu le faire sans devenir le prédicateur de vos propres louanges, ce que la sainte Écriture nous défend[1]. Mais je crains aussi de vous écrire ces choses, de peur d’être soupçonné de flatterie, ô mon illustre et excellent seigneur, et mon très-cher fils dans l’amour du Christ !

2. Voyez quel plaisir et quelle joie j’ai dû éprouver à entendre vos louanges dans le


Christ ou plutôt les louanges du Christ dans votre personne, et de les entendre de la bouche d’un homme trop vrai pour me tromper et trop votre ami pour ne pas vous connaître ! Je savais déjà sur vous, par d’autres témoignages, bien des choses qui n’étaient cependant ni aussi complètes, ni aussi certaines ; je n’ignorais pas combien votre foi est pure et catholique, comme vous attendez pieusement les biens futurs, combien vous aimez Dieu et vos frères, combien vous êtes éloigné de tout orgueil dans les fonctions les plus hautes, ne mettant point votre espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant ; combien vous êtes riche en bonnes œuvres, combien votre maison est le repos, la consolation des saints et la terreur des méchants ; avec quels soins vous empêchez que les anciens ou les nouveaux ennemis du Christ, se couvrant du voile de son nom, ne dressent des pièges à ses membres, et comment, tout en détestant l’erreur, vous cherchez le salut de ces mêmes ennemis. Voilà ce que habituellement j’entends dire de vous ; mais maintenant j’en suis bien plus sûr, et j’en sais davantage, grâce aux récits de notre frère Firmus.

3. Et de qui donc, si ce n’est d’un intime ami connaissant à fond votre vie, aurais-je appris cette pudicité conjugale que nous pouvons louer et aimons en vous ? Il m’est doux de m’entretenir familièrement et longuement avec vous de ce bien spirituel qui est l’ornement de votre vie et un don de Dieu. Je sais que je ne vous fatigue pas quand je votas envoie quelque œuvre de moi un peu étendue, et quand une lecture prolongée vous fait rester longtemps avec moi ; je n’ignore pas qu’au milieu de tant de soins qui remplissent vos jours, vous lisez aisément et volontiers, et que vous aimez beaucoup mes ouvrages, ceux même qui sont adressés à d’autres, lorsqu’ils viennent à tomber entre vos mains. Combien dois-je espérer que vous lirez avec plus d’attention et que vous aimerez mieux encore un livre écrit pour vous, et où je vous parle comme si vous étiez présent ! Passez donc de cette lettre à l’ouvrage que je vous envoie, et qui, dès son commencement, apprendra plus convenablement à votre révérence pourquoi il a été écrit et pourquoi c’est à vous principalement que je l’adresse.

LETTRE CCI.

(Année 419.)

Cette lettre, adressée à Auréle de Carthage, et dont une copie spéciale fut envoyée à saint Augustin, est un témoignage de l’intervention directe des empereurs chrétiens dans les affaires chrétiennes ; on y trouve à la fois la soumission au jugement des évêques en matière ecclésiastique et le zèle pour le maintien de l’unité catholique. La cause de la religion était devenue celle de l’Etat.

LES EMPEREURS HONORIUS ET THÉODOSE, AUGUSTES, A L’ÉVÊQUE AURÈLE, SALUT.

1. Depuis longtemps il a été ordonné que Pélage et Célestins, inventeurs d’une doctrine exécrable et corrupteurs de la vérité catholique, seraient expulsés de Rome, de peur que leurs funestes discours ne pervertissent l’esprit des ignorants. Notre clémence a suivi en cela le jugement de votre sainteté par lequel, après un sérieux examen, ils ont été condamnés. Leur criminelle opiniâtreté dans l’erreur nous oblige à renouveler notre prescription, et nous venons de décider que ceux qui, sachant en quel endroit de l’empire se trouvent Pélage et Célestins, auront négligé de les chasser ou de les signaler, seront punis de la même peine comme complices.

2. Il importerait surtout, père très-cher et très-affectionné, que votre sainteté pût opposer son autorité à l’attitude de certains évêques qui, persistant dans l’erreur ; viennent en aide aux deux novateurs par un consentement tacite, ou refusent de les attaquer publiquement. Il faudrait que le dévouement chrétien de tous ces évêques proscrivit cette hérésie funeste, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus aucune trace. Que votre religion s’adresse donc à eux tous par écrit et porte à leur connaissance le décret suivant : Ceux d’entre eux qui négligeront, par une obstination impie, de souscrire la condamnation de Pélage et de Célestins, et de faire ainsi connaître la pureté de leur foi, seront dépouillés de la dignité épiscopale, chassés pour toujours de leurs Cités et retranchés de la communion de l’Église. Tandis que, fidèles au concile de Nicée, nous adorons sincèrement Dieu créateur de toutes choses et fondateur de notre Empire, votre sainteté ne souffrira pas que les partisans d’une secte détestable, méditent contre la religion des nouveautés injurieuses, défendent, par des écrits secrets, une doctrine sacrilège que l’autorité publique a une fois condamnée. On favorise autant le mal par une complicité muette que par l’impunité : vous le savez, très-cher et très-affectionné père.

Et d’une autre main : Que Dieu vous conserve durant longues années ! Donné à Ravenne, le 5 des ides de juin, sous le consulat de Monaxius et de Plinta. Une lettre semblable fut adressée su saint évêque Augustin.

LETTRE CCII.

(Année 419.)

On a déjà vu dans la lettre qui fait la CXCVe de ce recueil l’admiration de saint Jérôme pour les grands combats de saint Augustin contre le pélagianisme ; nous trouvons ici une expression nouvelle de ce sentiment. Saint Jérôme, chargé d’ans, voudrait avoir les ailes de la colombe pour aller embrasser l’évêque d’Hippone.

JÉRÔME AUX ÉVÊQUES ALYPE ET AUGUSTIN, SES SEIGNEURS VÉRITABLEMENT DIGNES DE TOUTE AFFECTION ET DE TOUT RESPECT, SALUT DANS LE CHRIST.

1. Le saint prêtre Innocent, porteur de cette lettre, n’a rien remis de ma part à votre grandeur l’ale dernier, parce qu’il ne savait pas qu’il dût retourner en Afrique. Cependant je rends grâces à Dieu de ce que, malgré mon silence, des lettres de vous me sont arrivées ; rien ne m’est plus doux qu’une occasion d’écrire à votre révérence ; Dieu m’est témoin que si je le pouvais, je prendrais les ailes de la colombe pour aller vers vous et jouir de vos embrassements. C’est un désir que j’éprouve toujours quand je pense à vos vertus ; mais aujourd’hui je l’éprouve plus vivement, parce que, de concert avec les auxiliaires de votre œuvre, vous avez vaincu l’hérésie de Célestius. Elle a si profondément infecté le cœur de plusieurs, que, malgré leur défaite et leur condamnation, ils conservent pourtant le venin au fond de leurs âmes, et qu’ils nous haïssent (c’est tout ce qu’ils peuvent faire) parce qu’ils clous regardent comme leur ayant fait perdre la liberté d’enseigner leur erreur.

2. Vous me demandez si j’ai répondu aux livres d’Annien, ce faux diacre de Célède que l’on fait vivre dans l’abondance pour ne fournir que de maigres discours à l’usage des blasphèmes d’autrui. Mais sachez que ses livres ne m’ont été envoyés que depuis : peu en feuilles volantes par notre saint frère Eusèbe, prêtre ; et j’ai été si accablé, soit par des maladies, soit par le chagrin de la mort de votre sainte et vénérable fille Eustochium, que ces ouvrages n’ont presque plus été pour moi qu’un objet de mépris. Il va et vient dans la même boue, et, sauf quelques mots affectés qu’il a pris je ne sais olé, il ne dit rien que de rebattu. J’ai beaucoup fait cependant ; en s’efforçant de répondre à une lettre de moi, Annien s’est montré plus à découvert, et chacun a pu entendre ses blasphèmes. Il avoue dans cet ouvrage tout ce que, auparavant, il niait avoir dit dans cette misérable assemblée de Diospolis ; ce n’est pas une grande affaire que de répondre à des niaiseries aussi vaines. Si Dieu me prête vie et que je trouve des gens pour écrire sous ma dictée, j’y répondrai brièvement ; ce ne sera point pour confondre une hérésie déjà morte, mais pour montrer l’ignorance et les blasphèmes d’Annien : votre sainteté le ferait mieux ; vous m’épargneriez de défendre mes écrits contre l’hérétique. Vos saints enfants, Albine, Pinien et Mélanie, vous saluent avec un grand respect. Je donne au prêtre Innocent cette petite lettre qu’il vous portera du saint lieu de Bethléem. Votre petite fille Paule vous demande tristement de vouloir bien vous souvenir d’elle et vous salue respectueusement. Que la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ vous garde sains et saufs et vous fasse souvenir de moi, ô mes seigneurs vraiment saints, mes chers et vénérables pères !

LETTRE CCII bis.[2]

(Au commencement de l’année 417.)

L’origine de l’âme est encore le sujet de cette lettre. Saint Augustin parle de la lettre qu’il a adressée à saint Jérôme et à laquelle il n’a encore reçu aucune réponse ; il ne veut pas livrer son travail sans l’accompagner de cette réponse qu’il attend du grand solitaire. L’évêque Optat ne pensait pas que les âmes tirassent leur origine de l’âme du premier homme ; l’évêque d’Hippone cherche à le tenir en garde contre une disposition à résoudre trop aisément une question remplie de tant de mystères. Il conserve, quant à lui, tous ses doutes, et attend qu’on l’éclaire.

AUGUSTIN À SON BIENHEUREUX ET TRÈS-CHER SEIGNEUR OPTATI SON DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L’ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J’ai reçu des mains du pieux prêtre Saturnin[3] la lettre ou votre Révérence me demande avec une grande vivacité ce que je n’ai pas encore. Mais vous m’avez fait connaître le motif de ses instances : vous croyez que la réponse aux questions que j’ai adressées m’est déjà parvenue. Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Je sais avec quel ardent désir vous attendez, et je ne tarderais pas à vous communiquer ce présent. — Pourtant, croyez-le, mon très-cher frère, voilà près de cinq ans que j’ai envoyé mon livre[4] en Orient, non comme un auteur qui décide, mais comme un homme qui consulte, et je n’ai encore reçu aucune réponse[5] pour éclaircir la question sur laquelle vous me demandez mon sentiment véritable. Je vous enverrais l’un et l’autre écrit, si je les avais.

2. Il ne me paraît pas que je doive ènvoyer ou livrer à personne ce que j’ai sans ce que je n’ai pas encore ; je ne veux pas donner à celui qui peut-être me répondra, comme je le désire, le droit de se plaindre de voir circuler dans les mains des hommes mon interrogation laborieusement méditée sans sa propre réponse que je ne désespère pas d’obtenir ; il ne faut pas qu’il puisse m’accuser d’avoir agi par là avec plus d’orgueil que d’utilité et d’avoir voulu me montrer plus habile à chercher des difficultés que lui à les résoudre ; et peut-être les résoudra-t-il ; il importe d’attendre qu’il le fasse[6]. Je sais d’ailleurs qu’il est occupé d’autres travaux qu’il ne doit pas interrompre.

3. Afin que vous sachiez mieux les choses, voyez un peu ce qu’il m’écrivit par le porteur de la lettre que je lui avais adressée et qui revint ici l’année suivante ; je transcris ce passage de sa lettre : « Le temps devient très-difficile ; il vaut mieux me taire que de parler ; mes études ont été interrompues, de peur que mon éloquence ne devînt une éloquence de chien, comme dit Appius. C’est pourquoi je n’ai pas pu répondre à temps aux deux livres que vous m’avez dédiés, livres remplis d’érudition et qui brillent de tout l’éclat de l’éloquence ; ce n’est pas que j’y trouve quelque chose à reprendre, mais le bienheureux Apôtre a dit : Chacun abonde en son sens ; l’un pense d’une manière, l’autre d’une autre[7]. Certainement vous avez mis là tout ce qui peut être dit, tout ce que les sources des saintes Écritures peuvent fournir à un sublime esprit. Souffrez, j’en prie votre révérence, que je loue un peu votre génie, car nous discutons pour nous instruire, et si les envieux et surtout les hérétiques voient entre nous une différence de sentiments, ils ne manqueront pas de dire calomnieusement que nos divergences partent d’un fond d’aigreur. Mais moi je suis bien décidé à vous aimer, à vous honorer, à vous estimer, à vous admirer et à défendre vos paroles comme les miennes. Dans le dialogue s que j’ai publié depuis peu, je me suis souvenu de votre béatitude comme je le devais. Travaillons plutôt à arracher du milieu des Églises cette pernicieuse hérésie qui prend toujours les dehors de la pénitence pour avoir le moyen d’enseigner : elle craindrait son expulsion et sa perte si elle se montrait en plein jour. »

4. Vous voyez bien, mon vénérable frère, que ces paroles d’un ami qui m’est cher ne sont pas un refus de me répondre, mais une excuse d’être obligé à suivre des travaux plus pressants. Vous voyez aussi de quelle bienveillance il est animé à mon égard, et comme il avertit de ne pas donner occasion aux envieux, et surtout aux hérétiques, de nous soupçonner calomnieusement d’aigreur dans une discussion où, fidèles aux lois de la charité et de l’amitié, nous ne cherchons qu’à nous instruire. Les hommes liront donc en même temps l’ouvrage où j’ai proposé les difficultés et celui où il y aura répondu ; s’il est parvenu à prouver suffisamment son opinion, il faudra que je lui rende grâces de m’avoir éclairé, et quand on le saura, on n’en retirera pas un petit avantage. Ceux qui sont au-dessous de nous connaîtront ainsi ce qu’ils doivent penser d’une question que nous aurons soigneusement traitée, et de plus ils apprendront, à notre exemple, par la miséricorde et la bonté de Dieu, comment on peut discuter entre amis pour s’instruire, sans que l’affection reçoive la moindre atteinte.

5. Mais si mon écrit, où je me contente de rechercher une chose très-obscure, se répandait sans la réponse où apparaîtra peut-être la vérité ; si, allant au loin, il parvenait jusqu’à ceux qui « se comparant eux-mêmes à eux-mêmes[8] », selon le mot de l’Apôtre, ne comprennent pas avec quels sentiments nous agissons, parce qu’ils ne sauraient agir comme nous, ceux-ci alors me prêteraient, à l’égard d’un ami très-cher et très-digne d’être honoré pour ses grands mérites, non pas les intentions qui sont les miennes, et qu’ils ne voient pas, mais les intentions qu’il leur plairait et qui seraient inspirées par leurs haines soupçonneuses ; c’est ce à quoi nous devons prendre garde autant qu’il est en nous.

6. Si pourtant malgré nous, malgré nos précautions, notre écrit venait à tomber entre les mains de ceux à qui nous ne voudrions pas le faire connaître, que nous resterait-il, sinon une tranquille résignation à la volonté de Dieu ? Je ne devrais pas écrire à qui que ce soit ce que je voudrais toujours cacher. Car si, ce qu’à Dieu ne plaise, il arrive par accident ou par nécessité que je ne reçoive pas de réponse, sans aucun doute l’écrit que nous avons envoyé sera un jour publié. On ne le lira pas inutilement, parce que, si on n’y trouve pas la vérité que l’on cherche, on trouvera au moins ; comment on doit la chercher, et l’on y apprendra à ne pas affirmer témérairement ce qu’on ne sait pas. Les lecteurs de cet écrit apprendront aussi à consulter, quand ils pourront, avec une tendre charité et non avec une contention querelleuse, jusqu’à ce qu’ils découvrent ce qu’ils veulent, ou que l’inutilité des efforts de leur esprit ne leur fasse reconnaître qu’ils ne sauraient aller plus loin. Maintenant votre amitié est bien persuadée, je pense, que tant que je puis espérer la réponse de mon ami, je ne dois pas vous envoyer mon écrit. Mais ce n’est pas à cela que se borne votre désir ; vous voulez aussi la réponse de celui que j’ai consulté ; ah ! je vous l’adresserais volontiers si je l’avais. Vous me demandez, ce sont les propres expressions de votre lettre, « la claire démonstration que l’Auteur de la lumière m’a accordée pour prix de la vie que je mène ; » peut-être n’appelez-vous pas mon œuvre une consultation et une recherche, mais croyez-vous que je suis parvenu à la vérité ; s’il en était ainsi, je vous l’enverrais. Mais je l’avoue, je n’ai pas trouvé encore comment l’âme tire son péché d’Adam (ce qu’il n’est pas permis de mettre en doute), sans tirer d’Adam lui-même son origine : c’est ce qu’il me faut étudier sérieusement et non pas résoudre légèrement.

7. D’après votre lettre, « vous n’avez pu amener à votre sentiment, à vos assertions pleines de vérité, je ne sais combien de vieillards, je ne sais combien d’hommes instruits par de savants évêques, et vous ne dites pas quelles sont ces assertions pleines de vérité auxquelles vous n’avez pu amener les vieillards, les hommes instruits par de savants évêques. Si ces vieillards tenaient et tiennent encore ce qu’ils ont reçu de prêtres savants, comment une troupe de clercs rustiques et moins éclairés a-t-elle pu vous donner de l’embarras et de l’ennui sur des choses où elle avait été instruite par de savants évêques ? Si ces vieillards et cette troupe de clercs abandonnaient méchamment la doctrine qu’ils avaient reçue de savants évêques, il fallait que l’autorité de ceux-ci servît plutôt à corriger leurs écarts et à réprimer l’opiniâtreté de leur rébellion. Mais vous me dites encore que « vous avez craint, docteur jeune et novice, de changer les enseignements de tant et de si grands évêques, et de faire injure à des morts en poussant les hommes à un sentiment meilleur. » Que donnez-vous par là à entendre, sinon que ceux que vous désiriez ramener, ne voulaient pas déserter la doctrine de grands et savants évêques morts et refusaient de suivre un jeune et novice docteur? Je ne parle pas d’eux à présent ; seulement je désire vivement connaître les assertions que vous appelez pleines de vérité; je ne dis rien de votre sentiment en lui-même, ce sont ses preuves que je demande.

8. Vous nous avez fait suffisamment connaître que vous êtes contraire à l’opinion de ceux qui affirment que toutes les âmes des hommes proviennent, par la succession des générations, de l’âme donnée au premier homme. Mais nous ignorons, et votre lettre ne dit pas sur quels témoignages des divines Écritures vous montrez la fausseté de cette opinion. Ensuite, votre propre opinion, celle que vous substituez à celle-ci, que vous désapprouvez, n’apparaît clairement ni dans la lettre que vous m’avez écrite, ni dans celle que vous aviez adressée auparavant à nos frères de Césarée et que vous m’avez fait parvenir récemment. Tout ce que j’y vois, c’est que, comme vous l’écrivez, « Dieu a créé les hommes, qu’il les crée et les créera, et qu’il n’y a rien dans le ciel et sur la terre dont il n’ait été et ne soit l’auteur. » Cela est si vrai que le doute sur ce point n’est permis à personne. Mais il faut nous apprendre encore comment Dieu forme les âmes, que vous soutenez ne pas venir par voie de propagation : les forme-t-il de quelque chose ? de quoi les forme-t-il ? ou bien les tire-t-il absolument du néant ? A Dieu ne plaise que vous pensiez comme Origène et Priscillien, et d’autres s’il en est, qu’elles soient jetées-en des corps terrestres et mortels, en punition de péchés commis dans une vie antérieure ! Ce sentiment est condamné par l’autorité de l’Apôtre qui dit qu’Esaü et Jacob, avant de naître, n’avaient fait ni bien ni mal[9]. Ce n’est donc pas toute votre opinion qui nous est connue, mais une partie seulement : et encore nous ignorons absolument comment vous démontrez la vérité de ce sentiment.

9. C’est pourquoi je vous avais demandé, dans une précédente lettre[10], de vouloir bien m’envoyer le Petit livre de la Foi que vous dites avoir composé, en vous plaignant que je ne sais quel prêtre l’ait faussement signé ; je vous le demande encore, ainsi que les témoignages des divines Écritures qui vous ont servi à traiter cette question. Vous dites dans votre lettre à nos frères de Césarée « que vous avez voulu voir même des juges laïques peser la valeur des preuves de votre sentiment ; que réunis à votre prière, ils ont tout examiné à la lumière de la foi, enfin que la Divinité, selon votre expression, leur a accordé dans sa miséricorde de soutenir avec de nouvelles raisons, et de prouver le sentiment que votre médiocrité tenait devant eux en réserve, en même temps que les témoignages d’autorités considérables. » Ce sont précisément les témoignages de ces autorités considérables que j’ai grand désir de connaître.

10. Vous paraissez pourtant, en réfutant vos contradicteurs, vous occuper d’une seule chose, c’est qu’ils nient que nos âmes soient l’ouvrage de Dieu. S’ils le nient, c’est avec raison qu’il faut les condamner ; car s’ils disaient cela, même des corps, on devrait certainement les ramener au vrai ou détester leur sentiment. Quel chrétien niera que les corps de tous ceux qui naissent soient l’ouvrage de Dieu ? Nous ne disons pas pour cela que l’œuvre des parents n’y soit pour rien, mais nous reconnaissons que la puissance de Dieu s’y mêle. Et lorsqu’on dit que nos âmes sont ainsi formées de quelques germes incorporels et qu’elles viennent des parents, sans que ces âmes toutefois cessent d’être l’ouvrage de Dieu, c’est une opinion à réfuter, non point par d’humaines conjectures, mais parle témoignage des Écritures. Les saints Livres d’autorité canonique nous fournissent des passages nombreux pour prouver que Dieu crée les âmes ; ces passages réfutent ceux qui nient que chaque âme d’un homme naissant soit l’ouvrage de Dieu, mais ne concluent rien contre ceux qui soutiennent que les âmes, grâce à l’opération divine, sont formées comme les corps, par voie de propagation. Il vous faut chercher des témoignages certains pour répondre à ces derniers ; et si vous les avez trouvés, envoyez-les-nous charitablement, car nous en sommes encore à les chercher, malgré nos longs et persistants efforts.

11. A la fin de votre lettre à nos frères de Césarée, vous les consultez brièvement et en ces termes : « Je vous supplie de m’instruire comme votre fils et votre disciple, comme un homme que Dieu a daigné seulement depuis peu introduire dans ses mystères ; j’implore les lumières et cette sagesse qu’on doit et qu’on est sûr de trouver dans les prêtres ; dites-moi si mieux vaut suivre le sentiment de la transmission, qui fait découler toutes les âmes du premier homme par une origine impénétrable et un ordre caché, ou bien s’il faut plutôt s’attacher à l’opinion professée et défendue par tous vos frères et par les prêtres de ce pays, savoir que Dieu a été, qu’il est et qu’il sera toujours l’auteur de toutes choses et de tous les hommes. » Vous voulez donc qu’on choisisse sur ces deux sentiments et qu’on vous réponde en faveur de l’un ou de l’autre ; avec du savoir, on devrait faire ainsi, si ces deux opinions étaient si contraires qu’en adoptant l’une on rejetât nécessairement l’autre.

12. Mais si quelqu’un vient vous dire qu’il n’a pas à choisir, que les deux opinions sont vraies, que toutes les âmes découlent du premier homme, et que néanmoins Dieu a été, qu’il est et sera l’auteur de toute chose et de tous les hommes, qu’aurez-vous à lui répondre ? Dirons-nous que si les âmes viennent par voie de propagation, Dieu n’est pas l’auteur de toute chose parce qu’il ne forme pas les âmes ? On nous répondra que si, les corps venant par voie de propagation, il n’est pas permis de dire que c’est Dieu qui forme les corps, il s’en suivra que Dieu n’est pas l’auteur de toute chose. Or, qui niera que Dieu soit l’auteur de tous les corps humains ? qui soutiendra qu’il n’est l’auteur que de ce seul corps qu’il forma d’abord d’un peu de terre, et tout au plus du corps de la femme du premier homme faite d’une côte d’Adam, mais qu’il ne l’est pas des autres corps, parce que nous sommes obligés de convenir qu’ils tirent de ceux-là leur origine ?

13. Si donc les adversaires avec qui vous avez affaire soutiennent la transmission des âmes de façon à prétendre que ce n’est pas Dieu qui les forme, efforcez-vous de les réfuter, de les convaincre, de les ramener autant que Dieu le permettra. S’ils affirment que nous tirons du premier homme, et ensuite de nos parents, certains germes spirituels, et que c’est Dieu pourtant, Dieu auteur de toute chose, qui crée et forme l’âme de chaque homme, cherchez de quoi leur répondre ; cherchez surtout dans les Écritures saintes quelque chose de non équivoque et qui ne puisse pas se comprendre autrement. Et si vous l’avez trouvé, comme je vous l’ai demandé plus haut, envoyez-le-nous. Si vous n’êtes pas plus avancé que moi, travaillez de toutes vos forces à réfuter ceux dont vous me parlez dans votre première lettre, qui murmurent secrètement, entre autres contes, que les âmes ne sont pas d’œuvre divine, et qui, à cause de cette opinion insensée et impie, se sont séparés de vous et du ministère de l’Église ; défendez contre eux de toutes les manières et soutenez ce que vous avez établi dans cette même lettre, savoir que Dieu a créé, qu’il crée et qu’il créera les âmes, et qu’il n’y a rien dans le ciel et sur la terre dont il n’ait été et ne soit l’auteur. Cela est vrai de toute espèce de créature : il faut le croire, le dire, le défendre, le prouver. Car Dieu a été et sera l’auteur de toute chose et de tous les hommes, comme vous l’avez établi à la fin de votre lettre, dans la consultation adressée à nos frères et collègues de la province de Césarée, en les exhortant en quelque sorte à proclamer cette vérité à l’exemple de tous nos frères et collègues qui habitent le pays où vous êtes.

14. Mais autre est la question de savoir si Dieu est l’auteur et le créateur de toutes les âmes et de tous les corps, ce qui est d’une incontestable vérité, ou s’il y a dans la nature quelque chose qu’il n’ait pas fait, ce qui serait une grande erreur ; et autre la question de savoir si Dieu forme les âmes humaines par voie de propagation ou sans propagation, et pourtant il n’est pas permis de croire qu’elles soient faites sans lui. Je veux que dans cette matière vous soyez sobre et prudent, et qu’en renversant le système de la propagation des âmes, vous ne tombiez pas par mégarde dans l’hérésie des pélagiens. Quoique la propagation.des corps humains soit connue de chacun, nous disons cependant, et avec raison, que Dieu n’est pas seulement le créateur du corps du premier homme et des deux premiers époux, mais qu’il l’est encore de toute leur descendance ; ainsi, je le crois, on comprend facilement que nous ne voulons pas réfuter, en rappelant que Dieu est l’auteur des âmes, ceux qui en soutiennent la propagation : n’est-ce pas lui qui forme aussi les corps dont nous ne pouvons nier l’origine par la même voie de propagation ? Mais il faut chercher d’autres preuves contre ceux qui soutiennent la propagation des âmes, s’il est vrai qu’ils se trompent. C’est là-dessus que vous auriez dû, s’il était possible, interroger davantage ceux que vous craigniez de pousser à un sentiment meilleur, de peur de faire injure à des morts, comme vous me l’écriviez dans votre dernière lettre. « Ces morts, disiez-vous, ont été de si grands et de si savants évêques que vous auriez craint, docteur jeune et novice, de changer leurs enseignements. » C’est pourquoi je voudrais connaître, surtout, les témoignages sur lesquels s’appuyaient ces grands et savants évêques pour défendre la propagation des âmes. Toutefois, sans égard à de telles autorités, vous avez appelé, dans votre lettre à nos frères de Césarée, cette opinion une invention nouvelle et un dogme inouï : pourtant si ce sentiment est une erreur, nous savons qu’il n’est pas nouveau, mais bien ancien[11].

15. Lorsque, dans des questions, il se présente des motifs légitimes pour douter, nous ne devons pas douter si nous devons douter ; il faut sans aucun doute douter de tout ce qui est douteux. Voyez comme l’Apôtre ne craint pas de douter de lui-même, si c’est avec son corps ou sans son corpsqu’il a été ravi au troisième ciel : « Je ne le sais pas, Dieu le sait », dit-il[12]. Pourquoi donc, tant que je l’ignore, ne me sera-t-il pas permis de douter si mon âme est venue en cette vie par voie de propagation ou autrement, puisque, de toute manière, je ne doute pas que le Dieu suprême et véritable l’ait créée ? Pourquoi ne me serait-il pas permis de dire : Je sais que mon âme est l’ouvrage de Dieu et ne subsiste que par sa puissance ; qu’elle soit venue par propagation ou autrement, comme celle qui a été donnée au premier homme, c’est ce que je ne sais pas : Dieu le sait ? Vous voulez que j’appuie l’un de ces deux sentiments ; je pourrais le faire si je savais quel est le vrai. Si vous le savez, vous me voyez plus désireux d’apprendre ce que je ne sais pas que d’enseigner ce que je sais. Si vous l’ignorez comme moi, priez Dieu comme moi, priez le Maître de nous instruire, soit par quelqu’un de ses serviteurs, soit par lui-même. C’est lui qui a dit à ses disciples : « Ne vous faites pas appeler maîtres par les hommes ; car le Christ seul est votre Maître[13]. » Demandons-lui de nous éclairer, pourvu toutefois qu’il puisse nous être utile de connaître ces choses ; il sait non-seulement ce qu’il doit enseigner, mais ce qu’il nous convient d’apprendre.

16. J’avoue à votre amitié la vivacité de mon désir ; je souhaite de savoir ce que vous cherchez, mais je souhaiterais bien plus de savoir, si c’est possible, quand paraîtra le Désiré de toutes les nations, et quand arrivera le règne des saints, que d’apprendre d’où j’ai commencé à venir sur cette terre. Et cependant les disciples de Celui qui sait tout, nos Apôtres, ayant demandé cela, reçurent cette réponse : « Ce n’est point à vous de savoir les temps et les moments que Dieu a réservés à sa puissance[14]. » Et s’il sait que ce n’est point à nous non plus de savoir notre origine, lui qui sait assurément ce qu’il est utile que nous sachions, j’ai appris de lui qu’il ne nous appartient pas de connaître les temps que le Père a réservés à sa puissance. Mais cette origine des âmes, que je ne connais pas encore, est-ce à nous de la savoir ? nous appartient-il de la savoir ? c’est ce que j’ignore. Si au moins je savais que ce n’est point à nous de pénétrer dans ce secret, non-seulement je continuerais-à ne rien trancher tant que je doute, mais même je cesserais de chercher ; en l’état où nous sommes, quoique l’obscure profondeur de la question m’inspire plus de crainte d’affirmer témérairement que le désir de connaître, je persiste à vouloir la savoir, si je le puis. Je le cherche, bien qu’il soit moins nécessaire de résoudre cette question que de connaître sa fin[15], comme le Psalmiste le demandait à Dieu ; il ne disait pas : faites-moi connaître mon commencement.

17. Mais je suis reconnaissant envers mon Docteur divin de ce qu’il a daigné m’apprendre de mon commencement ; je sais que l’âme humaine est esprit et non pas corps ; qu’elle est douée de raison et d’intelligence ; que sa nature n’est pas divine, mais qu’elle est d’un côté une créature mortelle, en ce sens qu’elle peut déchoir de son état et se retirer de la vie de Dieu dont la participation la rend bienheureuse, et qu’elle est d’un autre côté immortelle, parce qu’elle ne peut pas perdre ce sens intérieur qui fera, après cette vie, son bien ou son mal. Je sais qu’elle n’a pas mérité d’être enfermée dans un corps pour des actions commises avant son union avec la chair, mais aussi qu’elle n’est pas dans l’homme sans souillure de péché, ne fût-elle qu’un seul jour sur la terre, comme dit l’Écriture[16]. Je sais que personne ne naît d’Adam sans péché par le cours continu de la génération, et c’est pourquoi il est nécessaire que les enfants renaissent dans le Christ par la grâce de la régénération. Voilà beaucoup de choses et de grandes choses sur le commencement et l’origine de nos âmes, et dont plusieurs appartiennent à ce que nous cherchons en ce moment ; elles sont de foi, et je me réjouis de les avoir apprises, et j’assure que je les connais bien. Quant au secret de l’origine des âmes, quant à la question de savoir si Dieu les forme par voie de propagation ou autrement (et je les tiens toutes créées par Dieu lui-même), j’aimerais mieux connaître que d’ignorer ; mais tant que dure mon impuissance, mieux vaut douter que d’oser affirmer comme certain quelque chose qui pourrait être contraire à des points sur lesquels le doute ne m’est pas permis.

18. Vous, mon bon frère, vous me consultez donc et vous voulez que je me décide pour l’une ou l’autre des deux opinions, savoir si toutes les âmes proviennent du premier homme comme les corps par l’a propagation, ou si, sans propagation, l’âme de chaque homme est créée par Dieu comme le fut celle d’Adam, car dans toute hypothèse nous reconnaissons toujours que Dieu est l’unique créateur des âmes. Mais, souffrez qu’à mon tour je vous demande comment l’âme peut contracter le péché originel, là d’où elle ne tire pas elle-même son origine ; car, ne voulant pas tomber dans la détestable hérésie des pélagiens, nous ne nions pas que toutes les âmes arrivent également au monde avec la souillure d’Adam. Si vous ne savez pas ce que je vous demande, permettez-moi d’ignorer et ce que vous cherchez, et ce que je cherche. Si vous le savez, vos lumières feront cesser mes angoisses, et je vous répondrai comme vous voulez que je vous réponde, sans plus rien attendre de là[17]. Ne vous fâchez donc pas, je vous prie, si je n’ai pu vous aider dans vos recherches, mais seulement vous montrer ce qu’il faut chercher : quand vous l’aurez trouvé, ne craignez pas de maintenir votre opinion.

19. Voilà ce que j’ai cru devoir écrire à votre sainteté, qui pense pouvoir condamner avec certitude le sentiment de la propagation des âmes. D’ailleurs, si j’avais eu à écrire à ceux qui soutiennent ce sentiment, je leur aurais montré peut-être qu’ils ignorent ce qu’ils croient savoir et combien ils devraient craindre d’affirmer avec tant d’audace.

20. Mon ami, dans sa lettre que je vous ai transcrite, parle de deux livres que je lui ai envoyés, et auxquels il n’a pas eu encore le loisir de répondre ; mais que ceci ne fasse pas pour vous une confusion ; il y a un livre et non pas deux sur l’origine de l’âme ; dans ce second écrit[18] je consulte mon ami sur une autre question, tout en la traitant. Quand il nous avertit et nous presse de travailler surtout à extirper du milieu des Églises une pernicieuse hérésie, c’est de l’hérésie pélagienne qu’il veut parler ; je vous engage, mon frère, autant que je le puis, à l’éviter prudemment, lorsque vous méditez ou que vous disputez sur l’origine des âmes. Prenez gaule de croire qu’il y ait une âme, excepté celle du Médiateur, qui ne tire point d’Adam le péché originel : la naissance nous lie à cette souillure, le baptême nous en délivre.

LETTRE CCIII.

(Année 420.)

Cette petite lettre, adressée à un personnage que nous croyons avoir été proconsul en Afrique, est une leçon donnée à tous ceux qui se jettent dans les choses humaines sans en avoir senti le néant.

AUGUSTIN À SON ILLUSTRE, ÉMINENT SEIGNEUR ET DÉSIRABLE FILS LARGUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

J’ai reçu la lettre où votre excellence demande que je vous écrive. Vous ne le souhaiteriez pas si vous n’aimiez pas d’avance ce que je puis vous dire. Et qu’ai-je à vous répéter, si ce n’est qu’après avoir recherché peut-être les vaines grandeurs de ce monde quand vous ne les connaissiez pas, vous devez les mépriser maintenant que vous les connaissez ? Elles ont une douceur qui trompe ; on s’y fatigue sans fruit ; on y craint toujours, et les positions les plus hautes y sont les plus dangereuses. On y fait les premiers pas sans prévoyance et les derniers avec repentir. Telles sont toutes les choses de cette triste et mortelle vie : l’homme les désire avec plus de cupidité que de prudence. Les âmes chrétiennes ont d’autres espérances, d’autres fruits de leurs peines, d’autres récompenses des dangers dont elles triomphent. Il n’est pas possible d’être ici-bas sans crainte, sans douleur, sans travail, sans péril ; mais il importe beaucoup de savoir pour quel motif, dans quelle attente et dans quel but on souffre. Quand je considère ceux qui aiment ce monde, je ne sais jamais quel pourrait être le bon moment pour essayer de les guérir avec des paroles de sagesse. Les choses réussissent-elles à leur gré ? ils repoussent du haut de leur bonheur superbe les avertissements salutaires, et traitent de vieille chanson ce qu’on leur dit. Sont-ils dans l’adversité ? ils s’occupent bien plus d’en sortir que de prendre le remède qui peut les guérir et les conduire où les tourments ne peuvent plus les atteindre. Parfois cependant il en est qui ouvrent à la vérité les oreilles du cœur, le plus souvent dans l’infortune, rarement dans la prospérité. Mais ils sont en petit nombre, comme il a été prédit ; je désire que vous soyez de ceux-là, parce que je vous aime sincèrement, mon illustre, éminent seigneur et désirable fils. Que cet avertissement soit une réponse à votre lettre. Je ne voudrais pas que vous eussiez à endurer encore les douleurs par où vous avez déjà passé ; mais je gémis davantage que votre vie ne devienne pas meilleure après d’aussi tristes épreuves.

LETTRE CCIV.

(Année 420.)

Saint Augustin éclaire et rassure le tribun Dulcitius sur ses propres devoirs à l’égard des donatistes ; il s’explique sur les furieux de ce parti qui poussaient le délire jusqu’à se donner la mort.

AUGUSTIN À SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET HONORABLE FILS DULCITIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je dois, selon votre désir, vous mettre à même de répondre aux hérétiques, dont votre vigilante activité cherche aussi le salut, avec l’aide de la miséricorde du Seigneur. Une multitude considérable d’entre eux apprécie la grandeur du bienfait qu’on leur accorde, et nous nous en réjouissons ; toutefois, il en est parmi eux qui, ingrats envers Dieu et envers les hommes dans un malheureux instinct de fureur, et ne pouvant nous atteindre de leur rage meurtrière, croient nous épouvanter par leur propre mort : privés de la joie de nous tuer, ils sont réduits à jouir de la tristesse que nous éprouvons en les voyant se tuer eux-mêmes. Mais l’erreur furieuse d’un petit nombre d’hommes ne doit pas empêcher le salut de tant de peuples. Quels sont nos desseins sur eux ? Dieu le sait, les hommes sages aussi ; nos ennemis eux-mêmes le savent, malgré la violence de leurs haines. Puisqu’ils pensent que l’atrocité de leur mort volontaire est pour nous un sujet d’effroi, ils ne mettent donc point en doute que nous ne voudrions pas qu’ils périssent.

2. Mais que devons-nous faire en voyant que, Dieu aidant, beaucoup de donatistes trouvent, par votre moyen ; le chemin de la paix ? Est-ce que nous pouvons et nous devons vous arrêter dans cette œuvre d’unité, parce que nous craindrons que des gens impitoyables, cruels envers eux-mêmes, ne périssent, non point par notre volonté, mais par la leur propre ? Certainement nous souhaiterions que tous ceux qui portent l’étendard du Christ contre le Christ et s’arment orgueilleusement contre l’Évangile avec l’Évangile même qu’ils n’entendent pas, revinssent de leur sentiment impie et se réjouissent avec nous dans l’unité. Mais puisque Dieu, par des dispositions cachées mais justes, a prédestiné quelques-uns d’entre eux aux dernières peines, et que le nombre des donatistes, ramenés à la vérité, est incomparablement plus grand ; mieux vaut, sans aucun doute, qu’une poignée de furieux périssent dans les feux allumés de leurs propres mains, que si tant de peuples, restés dans un schisme sacrilège, tombaient dans les flammes éternelles. L’Église s’afflige de la mort volontaire de ce petit nombre comme s’affligeait le saint roi David en apprenant le trépas de ce fils rebelle que son amour avait tant recommandé d’épargner. David éclata en sanglots, quoique la mort d’Absalon eût été méritée par une horrible impiété. Cependant, le fils superbe et méchant étant allé en son lieu, le peuple de Dieu, que sa révolte avait divisé, reconnut son vrai roi, et l’unité rétablie consola le père de la perte de son fils[19].

3. Nous ne vous blâmons donc pas, illustre seigneur et honorable fils, pour avoir cru devoir avertir de tels hommes ; à Thamugas, par une ordonnance. Mais parce que vous y dites : « Sachez que vous subirez une mort méritée, il ont cru, comme leurs écrits nous le montrent, que vous les menaciez de les faire mourir ; ils n’ont pas compris que vous avez seulement parlé de cette mort qu’ils veulent eux-mêmes se donner. Car vous n’avez reçu d’aucune loi le droit de vie et de mort sur eux ; les décrets impériaux, dont l’exécution vous est confiée, ne prescrivent pas qu’ils soient punis par le dernier supplice. Vous vous êtes mieux expliqué à cet égard dans votre seconde ordonnance. En écrivant à leur évêque[20] avec douceur, vous avez montré quel esprit de mansuétude anime, dans l’Église catholique, ceux même qui, au nom des empereurs chrétiens, sont chargés de ramener les errants par la crainte ou par le châtiment ; peut-être l’avez-vous traité avec plus de témoignages d’honneur qu’il ne convenait d’en donner à un hérétique.

4. Vous demandez que je réponde à la lettre que cet évêque vous a adressée ; vous pensez sans doute que ce serait un service à rendre aux gens de Thamugas, et qu’il faudrait soigneusement réfuter la doctrine trompeuse de celui qui les séduit ; nais je spis chargé d’occupations, et d’ailleurs, dans beaucoup de mes ouvrages, j’ai réfuté tous les vains discours de ce genre. Déjà, dans je ne sais combien d’entretiens et de lettres, j’ai montré que les donatistes ne peuvent pas avoir la mort des martyrs, parce qu’ils n’ont pas la vie des chrétiens ; ce qui fait le martyr ce n’est pas le supplice, c’est a cause pour laquelle on est frappé. J’ai établi aussi que le libre arbitre donné à l’homme n’empêche pas qu’il n’y ait des peines très-justement portées par les lois divines et humaines contre les péchés graves, et qu’il appartient aux rois pieux de la terre de réprimer par une sévérité convenable, non-seulement les adultères, les homicides et d’autres crimes de cette espèce, mais encore les sacrilèges[21] ; j’ai montré que c’est une grande erreur de croire que les donatistes soient repus parmi nous tels qu’ils sont, parce que nous ne les rebaptisons pas. Comment resteraient-ils les mêmes, puisqu’ils sont hérétiques et qu’ils deviennent catholiques en passant dans nos rangs ? Le sacrement une fois donné ne se réitère pas, mais il ne s’ensuit pas qu’il ne soit point permis de corriger la dépravation des âmes.

5. Quant à ces furieux qui se donnent la mort et sont un objet de détestation et d’abomination pour tous ceux de leur parti dont la folie n’égale pas leur folie, nous avons répondu souvent d’après les Écritures et d’après les idées chrétiennes : « A qui sera bon celui qui est mauvais à lui-même[22] ? » Celui qui croit pouvoir se tuer lui-même, se croira-t-il obligé de tuer son prochain placé dans les mêmes épreuves que lui, parce qu’il est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même[23] ? » Il n’est pas permis, sans le commandement de la loi ou des puissances légitimes, de tuer même celui qui le veut et le demande, et qui ne peut plus vivre ; l’Écriture nous le fait voir assez. Le roi David fit périr celui qui avait tué le roi Saül, quoique celui-ci, blessé et à demi-mort, l’eût demandé et qu’il eût imploré comme une grâce un dernier coup pour délivrer son âme des chaînes qui, malgré elle, la retenaient dans le corps[24]. Si donc ôter la vie à en homme, sans être revêtu d’un droit légitime, c’est être homicide ; il faut n’être pas homme pour n’être pas homicide quand on se tue soi-même. Nous avons dit tout cela, de différentes manières, dans beaucoup de discours et de lettres.

6. Cependant, je l’avoue, je ne me souviens pas d’avoir répondu à ce qu’ils disent du vieillard Razias ; après d’inutiles recherches dans tous les auteurs ecclésiastiques, ils se vantent enfin d’avoir trouvé, dans le livre des Macchabées, cet exemple dont ils voudraient s’armer pour justifier le crime de leur suicide[25]. Pour les réfuter, il suffira à votre charité et à tout homme sage de leur dire qu’ils auront le droit de citer cet exemple s’ils sont disposés à appliquer à la vie chrétienne tout ce qui est raconté des Juifs et rappelé dans leurs Écritures. Parmi les actions des personnages loués dans l’Ancien Testament, il en est qui ne conviendraient pas à notre temps et qui, même en ce temps-là, n’étaient pas conformes à l’idée du bien ; telle fut l’action de Razias. Son rang parmi les siens et sa courageuse persévérance dans la loi, l’avaient fait appeler le père des juifs, et nous savons, d’après les paroles de l’Apôtre, que le judaïsme, comparé à la justice chrétienne, n’était que chose vile[26]. Quoi d’étonnant que Razias, saisi d’une pensée d’orgueil comme il en vient au cœur d’un homme, ait mieux aimé périr de ses propres mains que de subir une indigne servitude au milieu de ses ennemis, après avoir été si considérable aux yeux des siens !

7. Les païens lie manquent pas de célébrer ces choses-là dans leurs écrits. Dans le livre des Macchabées, l’homme est loué, il est vrai, mais son action ne l’est pas : elle n’est que racontée ; on la met sous nos yeux plutôt comme une chose soumise à notre jugement que proposée (16) (46) à notre imitation ; nous ne devons pas assurément la juger avec notre propre jugement, ce que nous pourrions faire aussi en notre qualité d’hommes, mais avec la saine doctrine très-claire sur ce point, même dans les anciennes Écritures. La conduite de Razias s’éloignait de ces prescriptions des Livres saints : « Accepte tout ce qui t’arrive, demeure en paix dans ta douleur, et, au temps de ton humiliation, garde la patience[27]. » En choisissant ainsi sa mort, cet homme n’obéit donc point à des inspirations de sagesse ; mais il se refusa à porter l’humiliation.

8. Il est écrit qu’il voulut mourir « noblement et courageusement[28]. » L’Écriture ne dit pas : sagement. Il voulut mourir « noblement », c’est-à-dire de peur de perdre dans l’esclavage la liberté dont jouissait sa race ; « courageusement », c’est-à-dire qu’il eut assez de force d’âme pour se tuer lui-même. N’ayant pu se donner tout à fait la mort d’un coup d’épée, Razias se précipita du haut d’un mur ; et malgré cela vivant encore, courut vers une pierre brisée ; debout et ayant perdu tout son sang, il s’arracha les entrailles, et, de ses deux mains, les jeta sur la foule, et puis, dans son épuisement, il mourut[29]. Ces choses sont grandes, et ne sont pas bonnes cependant ; car tout ce qui est grand n’est pas bon, puisqu’il y a même des crimes qui ont de la grandeur. Dieu a dit : « Ne tue pas l’innocent et le juste[30]. » Si donc Razias n’a été ni innocent ni juste, pourquoi veut-on qu’il soit imité ? Mais s’il a été innocent et juste, pourquoi le louer, puisqu’il a été le meurtrier d’un innocent et d’un juste, c’est-à-dire de Razias lui-même ?

9. Je termine ici cette lettre pour qu’elle ne soit pas trop longue. Mais je dois un même service de charité aux gens de Thamugas. Appuyés sur votre désir et sur la recommandation de mon honorable et cher fils Eleusius, qui a été tribun chez eux, de répondre aux deux lettres de Gaudentius, évêque donatiste de leur ville, surtout à sa dernière, qu’il croit conforme aux saintes Écritures, et d’y répondre de façon à ne pas laisser dire qu’il y ait quelque chose d’oublié[31].

LETTRE CCV.

(Octobre 420.)

Saint Augustin répond à diverses questions, entre autres sur le corps de Jésus-Christ dans le ciel, depuis son ascension. Il satisfait à une curiosité pieuse et répand sans effort les plus intéressantes observations Le début de la lettre est charmant ; l’évêque d’Hippone cherche toujours l’invisible beauté de l’homme intérieur.

AUGUSTIN À SON BIEN-AIMÉ FRÈRE CONSENTIUS.

1. En ce qui touche les yeux du corps, il est des hommes que nous voyons sans les connaître, car nous ignorons leurs goûts et leur vie ; il est d’autres hommes que nous connaissons sans les avoir vus, parce que leur charité et leurs sentiments se sont révélés à nous ; nous vous mettons de ce nombre, et si nous souhaitons tant vous voir, c’est pour que vous soyez de ceux que nous voyons et que nous connaissons. Ces inconnus qui nous arrivent, loin de les désirer, on les supporte à peine, à moins que la beauté de l’homme intérieur ne se montre en eux par quelques marques. Quant à ceux, comme vous, dont l’âme s’est révélée à notre esprit avant que le corps se soit montré à nos yeux, nous les connaissons sans doute ; mais nous désirons les voir, pour jouir plus doucement et plus familièrement de l’ami intérieur qui déjà nous était apparu. Dieu peut-être nous fera cette grâce et nous accordera de vous Noir quand il y aura, comme nous le souhaitons, plus de repos dans le monde : nous voudrions devoir cette joie à une honnête charité plutôt qu’à une triste extrémité[32]. Je vais répondre maintenant, autant que je le pourrai, avec l’aide de Dieu, aux questions que vous m’avez adressées, en dehors de votre lettre, sur une feuille séparée.

2. Vous demandez si « à présent le corps du Seigneur a des os et du sang et les autres linéaments de la chair. » Pourquoi ne demandez-vous pas aussi s’il a des vêtements ? Ne serait-ce pas autant d’ajouté à la question ? Pourquoi ? Parce que nous pouvons à peine nous représenter dans un état d’incorruptibilité les formes corruptibles de notre vie : et pourtant il y a eu déjà d’assez grands miracles de Dieu pour imaginer ce qu’il peut faire encore.

Si, au désert, les vêtements des Israélites ont pu durer tant d’années sans s’user, si la peau de leurs chaussures a pu être préservée si longtemps, Dieu a certainement la puissance de prolonger partout, et autant qu’il veut, l’incorruptibilité des corps, quels qu’ils soient. Je crois donc que le corps du Seigneur est dans le ciel tel qu’il était sur la terre, au moment de son ascension. Comme ses disciples doutaient de sa résurrection et qu’ils croyaient que c’était un esprit et non pas un corps qu’ils voyaient, le Sauveur leur dit : « Voyez mes mains et mes pieds ; touchez et voyez ; l’esprit n’a ni os ni chair, comme vous voyez que j’en ai[33]. » Tel ses disciples l’avaient touché de leurs mains lorsqu’il était sur la terre, tel ils le virent monter au ciel. On entendit des voix d’anges qui disaient : « Il viendra ainsi, comme vous l’avez vu monter au ciel[34]. » Qu’on ait la foi, et il n’y aura plus de difficulté.

3. « Et le sang ? » demandera-t-on peut-être ; car le Sauveur a dit : « Touchez et voyez, un esprit n’a ni chair ni os », et il n’a pas ajouté : ni sang. N’ajoutons donc pas à nos questions ce que le Sauveur n’a pas ajouté à ses paroles ; et terminons là, si vous voulez bien. Car, à l’occasion de ce sang, nous pourrions bien être pressés par quelque interrogateur incommode qui nous dirait : S’il y a du sang dans le corps de Jésus-Christ dans le ciel, pourquoi n’y aurait-il pas de là pituite, de la bile jaune ou de la bile noire, puisque, d’après les enseignements de la médecine, le tempérament du corps humain se compose de ces quatre humeurs ? Mais, quoi que puisse ajouter la curiosité qui cherche, qu’on se garde bien de penser que le corps du Seigneur puisse se corrompre, de peur qu’on ne corrompe sa propre foi.

4. Ma faiblesse humaine mesure les œuvres divines qu’elle ne connaît pas, d’après les choses de ce monde dont elle a l’expérience, et s’applaudit de sa subtilité lorsqu’elle dit : s’il y a de la chair, il y a du sang ; s’il y a du sang, les autres humeurs y sont ; si les autres humeurs sont là, il y a aussi la corruption. C’est comme si on disait : s’il y a de la flamme, elle est ardente ; si elle est ardente, elle brûle ; si elle brûle, elle a donc brûlé les corps des trois hommes jetés dans la fournaise par un roi impie. Mais si tout homme qui pense sainement sur les œuvres divines, ne met pas en doute la miraculeuse préservation des trois hommes dans la fournaise[35], qui refusera de croire que Celui qui a sauvé ces corps du feu puisse préserver le corps du Sauveur de la flamme, de la faim, de la maladie, de la vieillesse et de tout ce qui a coutume d’atteindre le corps humain ? Si on veut que ce ne soit pas la chair de ces trois hommes qui soit devenue incorruptible, mais que ce soit le feu qui soit devenu impuissant contre eux, craindrons-nous de penser que Celui qui a ôté au feu le pouvoir de corrompre n’ait pu faire une chair incorruptible ? Car le miracle est plus grand, si c’est le feu qui a été changé et non pas la chair : en même temps que le feu brûlait sans nuire aux corps des trois hommes, il brûlait en dévorant le bois de la fournaise. Ceux qui ne croient pas cela, ne font pas grand fonds sur la puissance divine, mais ce n’est pas avec eux ni contre eux que nous avons affaire en ce moment. Ceux qui le croient doivent, à l’aide de ces explications, résoudre à peu près les difficultés dont ils cherchent pieusement la solution.

La puissance divine peut donc ôter à des corps visibles et sensibles les qualités qu’elle veut sans les ôter toutes ; elle peut établir dans une vigueur inaltérable des membres mortels qui garderaient leur aspect extérieur sans garder leur corruption ; c’est la même image avec la mortalité de moins ; c’est toujours le mouvement, ce n’est plus la fatigue ; c’est le pouvoir, ce n’est plus le besoin de se nourrir.

5. Quant à ce que dit l’Apôtre que « la chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu[36] », c’est une difficulté qu’on peut résoudre, comme vous le faites vous-même, en comprenant sous le nom de la chair et du sang les œuvres de la chair et du sang. Mais parce qu’en cet endroit l’Apôtre ne parlait pas des œuvres, mais du mode de résurrection, et qu’il avait en vue cette question même, mieux vaut entendre ici par ces mots de chair et de sang la corruption de la chair et du sang. Si le mot de chair signifie l’œuvre, pourquoi ne signifierait-il pas aussi la corruption, comme il est dit par le Prophète : « Toute chair n’est que de l’herbe[37]? » C’est bien notre corruptibilité dont il est ici question, car le Prophète ajoute « Toute gloire de la chair est comme la fleur de l’herbe ; l’herbe se sèche, la fleur tombe[38]. » Cela convient-il au corps sacré dont il a été dit : « Touchez et voyez, l’esprit n’a ni os ni chair, comme vous voyez que j’en ai ? »

Comment cette chair du Sauveur sécherait-elle et tomberait-elle, puisqu’il est écrit que « le Christ ressuscité d’entre les morts ne meurt plus, et que la mort n’aura plus d’empire sur lui[39]? »

6. Voyez donc ce qui précède ce passage de l’Apôtre et considérez-le dans tout son ensemble. Comme il voulait prouver la résurrection des morts à ceux qui n’y croyaient pas, il cite d’abord en exemple celle du Christ, puis, après d’autres choses, il se fait cette question : « Mais quelqu’un dira : comment les morts ressusciteront-ils ? avec quel corps reviendront-ils ? » Ensuite il se sert de l’exemple des semences : « Insensé, dit-il, ce que tu sèmes ne prend point vie s’il ne meurt auparavant ; et ce que tu sèmes, ce n’est pas le corps même qui doit être, mais seulement le grain, que ce soit du froment ou toute autre semence ; Dieu donne à ce grain un corps comme il veut et à chaque semence le corps qui lui est propre[40]. » C’est donc dans ce dernier sens que l’Apôtre avait dit : « Tu ne sèmes pas le corps même qui doit être. » Cela ne signifie pas que le froment ne naisse pas du froment, mais que nul ne sème l’herbe, ni la tige du blé et tout ce qui enveloppe les grains, quoique pourtant tout cela vienne des semences. Voilà pourquoi l’Apôtre a dit qu’on sème seulement le grain ; voulant montrer que si Dieu peut ajouter ce qui ne se trouve pas dans la seule semence, il peut à plus forte raison rétablir ce qui était dans le corps de l’homme.

7. Saint Paul, continuant son épître, nous fait voir parmi les ressuscités les différentes gloires des fidèles et des saints. « Toute chair n’est pas la même chair, dit-il : autre est la chair des hommes, autre la chair des bêtes, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons. Il y a des corps célestes et des corps terrestres ; mais autre est la beauté des corps célestes, autre est celle des corps terrestres. Autre est l’éclat du soleil, autre l’éclat de la lune, autre l’éclat des étoiles ; car une étoile diffère d’une étoile par la splendeur ; il en sera ainsi des morts ressuscités[41]. » Le sens de tout ceci c’est que s’il y a de la différence dans la chair, quoique tout animal soit mortel ; de la différence dans les corps visibles selon la manière dont ils sont placés, ce qui fait que la beauté des corps célestes est autre que la beauté des corps terrestres ; et si, même dans les cieux, les corps ne brillent pas d’un mat égal : quoi d’étonnant qu’à la résurrection des morts la différence des mérites fasse une différence de gloire !

8. L’Apôtre arrive ensuite à ce qu’il y a de commun à toute chair qui ressuscite pour la vie éternelle : « Le corps est semé dans la corruption, il se lèvera dans l’incorruptibilité ; il est semé dans l’ignominie, il se lèvera dans la gloire ; il est semé dans la faiblesse, il se lèvera dans la force ; il est semé corps animal, il se lèvera corps spirituel[42]. » Est-il permis, d’après ces paroles, de penser que nos corps ressusciteront avec plus de gloire que n’en a eu le corps du Christ ? La résurrection du Sauveur n’est-elle pas le modèle de celle à laquelle notre foi doit s’attacher et que nous devons espérer par sa grâce ? Le corps du Christ n’a donc pas pu ressusciter dans un état corruptible, si l’incorruptibilité est promise à notre corps après la résurrection ; il n’a pas pu ressusciter sans gloire, si c’est dans la gloire que le nôtre doive ressusciter. Et où serait la gloire s’il y avait encore la corruption ? Il serait trop absurde d’imaginer que le corps du Christ ait été ressuscité dans les conditions de faiblesse où il est mort, puisque notre corps, semé dans la faiblesse, se lèvera dans la force, et puisque saint Paul nous apprend que le Christ crucifié selon la faiblesse de la chair est maintenant vivant par la puissance de Dieu[43]. Mais qui serait assez absurde pour croire que notre corps « semé corps animal » doive ressusciter « corps spirituel », et qu’il n’en ait point été ainsi du corps du Sauveur ressuscité ?

9. Il est donc constant et hors de doute que le corps du Christ, quoique inaccessible à la corruption dans le sépulcre, d’après ces prophétiques paroles : « Vous ne souffrirez pas que « votre Saint voie la corruption[44] », a pu être percé par les clous et la lance, mais que maintenant il demeure tout à fait dans l’incorruptibilité ; qu’après avoir passé par l’ignominie de la passion et de la mort, il est à présent dans la gloire de la vie éternelle ; qu’il a pu être crucifié, mais qu’il règne dans la force ; et qu’après avoir été un corps animal, parce qu’il a été pris dans la chair des enfants d’Adam, il est aujourd’hui un corps spirituel, parce qu’il est désormais inséparablement uni à l’esprit. L’Apôtre, voulant nous apprendre par les Écritures ce que c’est que le corps animal, cite la Genèse : « De même qu’il y a un corps animal, dit-il, il y a un corps spirituel, selon qu’il est écrit : Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante[45]. » Vous vous rappelez assurément ce qui est écrit : « Et Dieu répandit sur sa face un souffle de vie, et l’homme eut une âme vivante[46]. » Il a été dit aussi des animaux : « Que la terre produise une âme vivante[47]. » Notre corps est donc appelé « animal », à cause de ce qu’il a de semblable au corps des animaux, la nécessité de se soutenir avec de la nourriture et ensuite la mort qui est la séparation du corps d’avec l’âme vivante. Mais il est appelé spirituel, parce qu’il devient immortel comme l’âme.

10. Quelques-uns ont pensé que le corps deviendra alors spirituel, en ce sens que le corps sera changé en esprit, et que l’homme, auparavant composé d’un esprit et d’un corps, ne sera plus qu’un esprit, comme si l’Apôtre avait dit : il est semé corps, il ressuscitera esprit. Il a dit au contraire : « Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel. » De même donc qu’un corps animal n’est pas une âme, mais un corps, ainsi nous ne devons pas croire qu’un corps spirituel soit un esprit, mais un corps. Qui osera croire que le corps du Christ ne soit pas ressuscité spirituel, ou s’il est ressuscité spirituel, qu’il ne soit plus corps, mais esprit ; puisque le Seigneur, voulant détromper ses disciples qui croyaient ne voir en lui qu’un esprit, leur dit : « Touchez et voyez, car un esprit n’a ni os ni chair, comme vous voyez que j’en ai ? » La chair du Sauveur était donc alors devenue un corps spirituel, et n’était cependant pas un esprit, mais un corps que nulle mort ne pouvait plus séparer de l’âme. Ainsi eût été le corps animal qui reçut la vie du souffle de Dieu quand l’homme fut créé avec une âme vivante : il serait devenu spirituel sans passer par la mort, si la transgression du précepte n’avait attiré le châtiment avant que l’observation de la justice méritât de Dieu la couronne.

11. C’est pourquoi le Fils de Dieu est venu à nous par nous ; juste, il est venu trouver des pécheurs ; il s’est couché, en quelque sorte, dans le lit de notre misère, mais sans avoir la maladie de notre iniquité. Il nous est apparu avec un corps animal, c’est-à-dire mortel, tandis que, s’il l’eût voulu, il eût pris dès le principe un corps immortel. Mais, parce qu’il fallait nous guérir par l’humilité du Fils de Dieu, il est descendu jusqu’à notre infirmité, et nous a montré, par la vertu de sa résurrection, le mérite et la récompense de notre foi. Aussi l’Apôtre continue et dit : « Le nouvel Adam a été rempli d’un esprit vivifiant. » Soit qu’il faille entendre ici le premier Adam formé de la poussière, ou le second né d’une vierge ; soit qu’il y ait dans chaque homme comme un premier Adam d’un corps mortel, et un second Adam d’un corps immortel toujours est-il que l’Apôtre a voulu nous apprendre que la différence entre l’âme vivante et l’esprit vivifiant, c’est qu’en ce monde nous avons un corps animal, et que nous aurons dans l’autre un corps spirituel. L’âme vit en effet dans le corps animal, mais elle ne le vivifie pas jusqu’à faire disparaître la corruption ; mais dans le corps spirituel où l’esprit uni à Dieu ne fait qu’un avec lui[48], l’âme vivifie le corps au point de le rendre spirituel : délivré de toute corruptibilité, il ne craint plus que l’âme ne l’abandonne.

12. C’est pourquoi l’Apôtre ajoute : « Ce n’est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, c’est le corps animal, et ensuite le spirituel. Le premier homme formé de la terre est terrestre ; le second, vertu du ciel, est céleste. Tel qu’est le terrestre, tels sont les terrestres ; tel qu’est le céleste, tels sont les célestes. De même que nous avons porté l’image de l’homme terrestre, portons l’image de Celui qui est venu du ciel [49]. » Que veulent dire ces mots : « Tel qu’est le terrestre, tels sont les terrestres », si ce n’est qu’on naît mortel d’un père mortel ? et que veulent dire ces mots : « Tel qu’est le céleste, tels sont les célestes », si ce n’est qu’on devient immortel par un père immortel ? La première chose s’accomplit par Adam, la seconde par le Christ. Le Seigneur s’est fait terrestre, tout céleste qu’il fût, pour élever jusqu’au ciel ceux qui étaient de la terre ; c’est-à-dire : d’immortel qu’il était, il s’est fait mortel, en prenant la forme de serviteur sans rien changer à sa nature de Maître ; mais c’était pour donner aux mortels l’immortalité, en leur communiquant sa grâce de Maître sans conserver l’abaissement de serviteur.

13. L’Apôtre, parlant de la résurrection, a donc enseigné que nos corps passeront de la (49) corruptibilité à l’incorruptibilité, du mépris à la gloire, de la faiblesse à la force, de l’animalité à la spiritualité, c’est-à-dire de la mortalité à l’immortalité ; il arriva alors au sujet que nous examinons, et il ajouta : « Je veux dire, mes frères, que la chair et le sang ne peuvent pas posséder le royaume de Dieu[50]. » De peur qu’on ne crût qu’il s’agissait ici de la substance de la chair, saint Paul s’explique en ces termes : « Et la corruption ne possédera point ce qui est incorruptible. » C’est comme s’il eût dit : en annonçant que la chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu, j’ai voulu faire entendre que la corruption ne possédera pas ce qui est incorruptible. Les mots de chair et de sang signifient donc ici la corruption de la mortalité.

14. Voici un mystère que je vous dis. Nous « ressusciterons tous », ou comme portent les exemplaires grecs : « Nous dormirons tous, mais nous ne serons pas tous changés[51]. » L’Apôtre suppose ensuite qu’on lui demande : « Comment il y aura et il n’y aura pas de chair après la résurrection, car il y aura de la chair puisque le Seigneur a dit : « Touchez et voyez, l’esprit n’a ni os ni chair, comme vous voyez que j’en ai ; » et il n’y aura pas de chair, puisque « la chair et le sang ne posséderont « pas le royaume de Dieu ; » et il répond : « Voici un mystère. » La suite fait voir s’il faut entendre ce changement en mal ou en mieux. « Dans un atome de temps », c’est-à-dire en un moment indivisible ; « en un clin d’œil », c’est-à-dire avec la plus grande promptitude ; « au son de la dernière trompette », c’est-à-dire au dernier signe qui sera donné pour que ces choses s’accomplissent « car la trompette sonnera, ajoute l’Apôtre, et « les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons changés[52]. » Il faut donc croire sans aucun doute que ce sera un changement en mieux, puisque tous, bons et méchants ressusciteront : mais, comme parle le Seigneur dans l’Évangile. « Ceux qui auront fait le bien « ressusciteront pour la vie, ceux qui auront « fait le mal, ressusciteront pour le jugement[53];» le jugement signifie ici la peine éternelle, de même qu’en ce passage : « Celui qui ne croit pas est déjà jugé[54]. » Ceux donc qui ressusciteront pour le jugement ne participeront point à cet état d’incorruptibilité inaccessible à la douleur : c’est l’état des fidèles et des saints ; quant aux autres, ils souffriront dans une corruption perpétuelle, parce que leur feu ne s’éteindra pas, et leur ver ne mourra pas[55].

15. Que veut donc dire ceci : « Et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons changés », si ce n’est que tous les morts ressusciteront incorruptibles, mais que les bons participeront seuls à cet état d’incorruptibilité inaccessible à toute mauvaise atteinte ? Ainsi ceux qui n’y participeront pas, ressusciteront incorruptibles dans tous leurs membres, mais pour être livrés aux peines éternelles quand ils entendront ces paroles : « Allez, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges[56]. » Le juste entendra ces paroles sans épouvante[57]. Après avoir parlé du changement des justes, l’Apôtre veut nous apprendre comment se fera et quel sera ce changement, et il nous dit : « Il faut que ce corps corruptible soit revêtu d’incorruptibilité ; et que ce corps mortel soit revêtu d’immortalité[58]. » C’est dans ce sens, je crois, qu’il a dit aussi : « La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu ; » car dans ce royaume de Dieu, il n’y aura plus ni corruption, ni mortalité pour la chair et pour le sang ; car la chair et le sang désignent ces deux conditions de notre nature tombée.

16. Un exemple se présente à moi et je le citerai ; il est écrit : « De peur que vous ne soyez tentés par celui qui tente, et que notre travail ne soit vain[59]. » C’est du diable que parle ici l’Apôtre, comme si Dieu ne tentait pas du tout, selon le mot de saint Jacques : « mais lui-même ne tente personne[60]. » Ceci n’est pas en contradiction avec le passage du Deutéronome où il est dit : « Le Seigneur votre Dieu vous tente ; » cette apparente difficulté se résout aisément, parce que le mot de tentation a divers sens : tantôt elle est une tromperie et tantôt une épreuve. Dans le premier sens, c’est le diable qui tente, dans le second c’est Dieu. De même, quand il est dit que la chair possédera ou ne possédera pas le royaume de Dieu, il faut prendre garde aux sens différents, et toute difficulté cessera. La chair, comme substance, possédera le royaume de Dieu, selon ces paroles : « L’esprit n’a ni os ni chair, comme vous voyez que j’en ai ; » mais la chair, comme corruption, ne possédera pas le royaume de Dieu. L’Apôtre l’a montré lorsqu’après avoir exclu du royaume de Dieu la chair et le sang, il ajoute que la corruption ne possédera pas ce qui est incorruptible. En voilà assez, je crois, là-dessus.

17. Vous demandez si chacun des traits de notre corps est formé par le Dieu créateur. Cela ne vous préoccupera point, si, dans la mesure de ce que peut l’esprit humain, vous comprenez la puissance de l’action divine. Comment nier que tout ce qui se crée présentement soit l’œuvre de Dieu, puisque le Seigneur a dit : « Mon Père agit sans cesse[61] ? » Le repos du septième jour doit donc s’entendre en ce sens que Dieu a cessé de créer les natures elles-mêmes et non pas de les gouverner. Ainsi, quand le Créateur gouverne la nature des choses, et que tout naît selon l’ordre, en des lieux et des temps marqués, Dieu agit sans cesse. Car si Dieu ne formait pas ces choses, comment aurait-il pu dire au Prophète : « Avant que je t’eusse formé dans le sein de ta mère, je te connaissais[62]? » Et quel sens auraient ces paroles de l’Évangile : « Si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui est aujourd’hui, et qui demain sera jetée dans la fournaise ? » Voudra-t-on croire par hasard que Dieu revêt l’herbe et que Dieu ne forme pas les corps ? Lorsque l’Évangile dit que Dieu « revêt », il ne parle pas d’un ordre établi dès le commencement de la création, mais il parle d’une opération présente. C’est le sens aussi des paroles de l’Apôtre sur les semences, que j’ai citées plus haut : « Tu ne sèmes pas le corps qui doit être, mais seulement le grain, soit du blé, soit de toute autre semence ; mais Dieu lui donne le corps comme il veut[63]. » L’Apôtre ne dit pas : Dieu a donné ou disposé, mais Dieu « donne ; » par là il nous fait comprendre que la sagesse du Créateur agit réellement pour créer chaque jour ce qui naît en son temps. C’est cette sagesse dont il a été dit qu’elle atteint fortement d’une extrémité à l’autre et qu’elle dispose (non pas qu’elle a disposé) toute chose avec douceur[64]. Ce serait beaucoup que de savoir, même un peu, comment des choses changeantes et temporelles sont faites, non point par des mouvements changeants et temporels du Créateur, mais par une force éternelle et toujours la même.

18. Vous désirez savoir si les baptisés qui meurent coupables de divers crimes et sans en avoir fait pénitence, obtiendront leur pardon après un certain temps. J’ai écrit sur ce point un livre assez étendu[65]; si vous vous en procurez une copie, vous n’aurez peut-être plus rien à souhaiter là-dessus.

19. Vous voulez aussi que je vous dise si le souffle de Dieu sur Adam a été l’âme même du premier homme. Je réponds en peu de mots Ou ce souffle a été l’âme d’Adam ou il l’a faite. Mais s’il est l’âme du premier homme, il est créé. Car c’est de l’âme que Dieu parle quand il dit par le prophète Isaïe : « C’est moi qui ai fait le souffle. » La suite le montre suffisamment : « A cause du péché, est-il dit, je l’ai un peu contristé[66] », c’est-à-dire le souffle lui-même, et le reste qui ne peut s’entendre que de l’âme humaine. Dans cette question il faut éviter de croire que l’âme ne soit pas une nature créée de Dieu, mais qu’elle soit la substance de Dieu même comme son Fils unique qui est le Verbe, ou qu’elle en soit une portion quelconque : cette nature, cette substance par laquelle Dieu est ce qui est, ne peut pas être sujette au changement ; et nous tous qui avons une âme, nous savons combien elle est changeante.

Pendant que je dictais cette lettre, le porteur, qui attendait le vent, me pressait beaucoup, parce qu’il voulait s’embarquer ; si donc vous y trouvez du désordre ou de la négligence, ou si vous y trouvez les deux, ne vous occupez seulement que de la doctrine, et pardonnez au langage. Et d’une autre main : Vivez pour Dieu, mon bien-aimé fils.

LETTRE CCVI.

(Année 420)

Lettre de recommandation.

AUGUSTIN A VALÈRE, SON ILLUSTRE, ÉMINENT SEIGNEUR ET TRÈS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST[67], SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Si chaque fois qu’on me demande des lettres de recommandation pour vous je n’en donnais pas, je craindrais de méconnaître soit votre bonté compatissante envers ceux qui sont sans appui, soit vos sentiments à mon égard. Je suis donc toujours prêt à rendre ces bons offices, surtout lorsqu’il s’agit de vous recommander des ministres du Christ attachés au service de l’Église dont vous êtes, à notre grande joie, le cohéritier et le fils, ô mon illustre, éminent seigneur et très-cher fils en Jésus-Christ ! Mon saint frère et collègue Félix m’ayant prié de lui remettre une lettre pour vous, je n’ai pas dû la lui refuser. Je vous recommande donc un évêque du Christ qui a besoin d’être soutenu par un homme illustre ; faites ce que vous pouvez, car vous pouvez beaucoup, par un bienfaits du Seigneur, dont nous savons que vous aimez ardemment les intérêts. 

LETTRE CCVII.

(Année 420.)

Saint Augustin envoie Claude, que nous croyons être un, évêque d’Italie, ses six livres contre Julien, alors le chef de lai secte pélagienne.

AUGUSTIN À SON BIENHEUREUX FRÈRE ET COLLÈGUE CLAUDE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

C’est vous qui, poussé par un sentiment fraternel, m’avez envoyé, avant que je vous les eusse demandés, les quatre livres de Julien contre le premier livre d’un de mes ouvrages[68]; je ne crois pas pouvoir mieux faire que de vous envoyer, avant tout autre, ce que j’y réponds vous jugerez si j’y réponds bien. Des extraits des quatre livres de Julien avaient été envoyés, j’ignore par qui, à l’illustre et pieux comte Valère, à qui on savait que mon ouvrage était dédié ; ces extraits m’étant parvenus, grâce aux soins de l’illustre comte, je me hâtai d’ajouter, à mon premier livre un second où je réfute tout cela de mon mieux. Mais en comparant, ces extraits aux quatre livres qui sont entre mes mains, je me suis aperçu que tout n’est pas mis comme Julien l’a écrit. Julien ou quelqu’un de ses amis pourra dire que je n’ai pas été vrai, parce que la publication des extraits envoyés au comte diffère des quatre livres. Quiconque donc lira mon second livre, adressé au comte Valère comme le premier, saura qu’en quelques endroits je ne réponds pas à Julien, mais à fauteur même de ces extraits infidèles, qui a cru devoir faire des changements, peut-être pour s’approprier en quelque manière fourrage d’autrui. Mais aujourd’hui, persuadé que les exemplaires que m’a envoyés votre sainteté sont plus exacts, je crois devoir répondre à l’auteur lui-même, qui se vante d’avoir réfuté mon premier livre avec ses quatre livres, et qui ne cesse de répandre partout ses poisons. J’ai donc entrepris cet ouvrage avec l’aide du Sauveur des petits et des grands ; et je sais que vous avez prié pour moi pour que je l’achève ; vous avez prié aussi pour ceux à qui nous espérons et désirons que ces sortes de travaux soient profitables. Examinez donc ma réponse[69], dont le commencement est à la suite de cette lettre. Adieu ; souvenez-vous de nous dans le Seigneur, bienheureux frère.

LETTRE CCVIII.

(Octobre 423.)

Il y a des chrétiens qui se laissent troubler par les scandales qui arrivent dans l’Église ; cette lettre de saint Augustin est faite pour dissiper les dangereuses inquiétudes de leur esprit.

AUGUSTIN A L’HONORABLE DAME FÉLICIE, SA CHÈRE FILLE EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je ne doute pas qu’avec une foi comme la vôtre et à la vue des faiblesses ou des iniquités d’autrui, votre âme ne soit troublée, puisque le saint Apôtre, si rempli de charité, nous avoue que nul n’est faible sans qu’il s’affaiblisse avec lui, et que nul n’est scandalisé sans qu’il brûle[70], J’en suis touché moi-même, et dans ma sollicitude pour votre salut, qui est dans le Christ, je crois devoir écrire à votre sainteté une lettre de consolation ou d’exhortation. Car vous êtes maintenant s’étroitement unie à nous dans le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est son Église et l’unité de ses membres ; vous êtes aimée comme un digne membre de son corps divin, et vous vivez avec nous de son saint Esprit.

2. C’est pourquoi je vous exhorte à ne pas trop vous laisser troubler par ces scandales ; ils ont été prédits, afin que, lorsqu’ils arrivent, nous nous souvenions qu’ils ont été annoncés, et que nous n’en soyons pas très-émus. Le Seigneur lui-même les a ainsi annoncés dans l’Évangile : « Malheur au monde à cause des scandales ! il faut qu’il en arrive ; mais malheur à l’homme par lequel arrive le scandale[71] ! » Et quels sont ces hommes, sinon ceux dont l’Apôtre a dit qu’ils cherchent leurs propres intérêts et non pas les intérêts de Jésus-Christ[72]. Il y a donc des pasteurs qui occupent les sièges des Églises pour le bien des troupeaux du Christ ; et il y en a qui ne songent qu’à jouir des honneurs et des avantages temporels. Il est nécessaire que dans le mouvement des générations humaines ces deux sortes de pasteurs se succèdent, même dans l’Église catholique, jusqu’à la fin des temps et jusqu’au jugement du Seigneur. Au temps des apôtres, s’il y en eut de semblables, s’il y eut alors de faux frères que l’Apôtre en gémissant signalait comme dangereux[73] et qu’il supportait avec patience au lieu de s’en séparer avec orgueil ; combien plus il faut qu’il y en ait au temps où nous sommes, puisque le Seigneur a dit clairement de ce siècle, qui approche de la fin du monde : « Parce que l’iniquité e abondera, la charité de plusieurs se refroidira. » Mais les paroles qui viennent à la suite doivent être pour nous une consolation et un encouragement : « Celui qui persévérera jusqu’à la fin, sera sauvé[74]. »

3. De même qu’il y a de bons et de mauvais pasteurs, de même, dans les troupeaux, il y a les bons et les mauvais. Les bons sont appelés du nom de brebis, les mauvais du nom de boucs ; ils paissent ensemble, jusqu’à ce que vienne le Prince des pasteurs, que l’Évangile nomme « le seul Pasteur[75]; » et jusqu’à ce que, selon sa promesse, il sépare les brebis des boucs[76]. Il nous a ordonné de réunir : il s’est réservé de séparer : car celui-là seul doit séparer, qui ne peut se tromper. Les serviteurs orgueilleux qui ont osé faire si aisément la séparation que le Seigneur s’est réservée, se sont séparés eux-mêmes de l’unité catholique impurs par le schisme, comment auraient-ils pu avoir un troupeau pur ?

4. C’est notre Pasteur lui-même qui veut que nous demeurions dans l’unité, et que, blessés par les scandales de ceux qui sont la paille, nous n’abandonnions point l’aire du Seigneur ; il veut que nous y persévérions comme le froment jusqu’à la venue du divin Vanneur[77], et que nous supportions, à force de charité, la paille brisée. Notre Pasteur lui-même nous avertit dans l’Évangile de ne pas mettre notre espérance même dans les bons pasteurs à cause de leurs bonnes œuvres, mais de glorifier Celui qui les a faits tels, le Père qui est dans les cieux, et de le glorifier aussi touchant les mauvais pasteurs, qu’il a voulu désigner sous le nom de scribes et de pharisiens, enseignant le bien et faisant le mal.

5. Jésus-Christ parle ainsi des bons pasteurs « Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut pas être cachée, on n’allume pas une lampe pour la placer sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est, dans les cieux[78]. » Mais avertissant les brebis au sujet des mauvais pasteurs, il disait : « Ils sont assis sur la chair de Moïse. Faites ce qu’ils vous disent ; ne faites pas ce qu’ils font ; car ils disent et ne font pas[79]. » Ainsi prévenues, les brebis du Christ entendent sa voix, même par les docteurs mauvais, et n’abandonnent pas son unité. Ce qu’elles leur entendent dire de bon ne vient pas d’eux, mais de lui ; et ces brebis paissent en sûreté, parce que, même sous de mauvais pasteurs, elles se nourrissent dans les pâturages du Seigneur. Mais elles n’imitent pas les mauvais pasteurs dans ce qu’ils font de mal, parce que de telles œuvres ne viennent que d’eux-mêmes et non pas du Christ. Quant aux tons pasteurs, elles écoutent leurs salutaires instructions et imitent leurs bons exemples.1,'Apôtre était de ce nombre, lui qui disait : « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ[80]. » Celui-là était un flambeau allumé par la Lumière éternelle, par le Seigneur Jésus-Christ lui-même, et il était placé sur le chandelier parce qu’il se glorifiait dans la croix : « A Dieu ne plaise, disait-il, que je me glorifie en autre chose qu’en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ[81] ! » Il cherchait non point ses intérêts, mais ceux de sots Maître, lorsqu’il exhortait à l’imitation de sa propre vie ceux qu’il avait engendrés par l’Évangile[82]. Toutefois il reprend sévèrement ceux qui faisaient des schismes avec les noms des apôtres, et blâme ceux qui disaient : « Moi, je suis à Paul. » Il (18)

Leur répond : « Est-ce que Paul a été crucifié pour vous ? ou êtes-vous baptisés au nom de Paul[83] ? »

6. Nous comprenons ici que les bons pasteurs ne cherchent pas leurs propres intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ, et que les bonnes brebis, tout en suivant les saints exemples des bons pasteurs qui les ont réunies, ne mettent pas en eux leur espérance, mais plutôt dans le Seigneur qui les a rachetées de son sang, afin que, lorsqu’il leur arrive de tomber sous la houlette de mauvais pasteurs, prêchant la doctrine qui vient du Christ et faisant le mal qui vient d’eux-mêmes, elles fassent ce qu’ils disent et non pas ce qu’ils font, et qu’elles n’abandonnent pas les pâturages de l’unité à cause des enfants d’iniquité. Les bons et les mauvais se mêlent dans l’Église catholique, qui n’est pas seulement répandue en Afrique comme le parti de Donat, mais qui, selon tes divines promesses, se propage et se répand au milieu de toutes les nations, « fructifiant et croissant dans le monde entier[84]. » Ceux qui en sont séparés, tant qu’ils demeurent ses ennemis, ne peuvent pas être bons ; lors même que quelques-uns d’entre eux sembleraient bons par de louables habitudes de leur vie, ils cesseraient de l’être par la seule séparation : « Celui qui n’est pas avec moi, dit le Seigneur, est contre moi ; et celui qui n’amasse pas avec moi, dissipe[85]. »

7. Je vous exhorte donc, honorable dame et chère fille en Jésus-Christ, à conserver — fidèlement ce que vous tenez du Seigneur ; aimez-le de tout cœur, lui et son Église ; c’est lui qui a permis que vous ne perdissiez pas avec les mauvais le fruit de votre virginité et que vous, ne périssiez pas. Si vous sortiez de ce monde, séparée de l’unité glu corps du Christ, il ne vous servirait de rien d’être restée chaste comme voles l’êtes. Dieu, qui est riche dans sa miséricorde, a fait en votre faveur ce qui est écrit dans l’Évangile ; les invités au festin du Père de famille, s’étant excusés de ne pouvoir y venir, le maître dit à ses serviteurs : « Allez le long des chemins et des haies, et forcez d’entrer tous ceux que vous trouverez[86]. » Vous donc, quoique vous deviez sincèrement aimer ses bons serviteurs par le ministère desquels vous avez été forcée d’entrer, vous ne devez cependant mettre votre espérance qu’en Celui qui a préparé le festin : vous avez été sollicitée de vous y rendre pour la vie éternelle et bienheureuse. En recommandant à ce divin Père de famille votre cœur, votre dessein, votre sainte virginité, votre foi, votre espérance et votre charité, vous ne serez point troublée des scandales qui arriveront jusqu’à la fin ; mais vous serez sauvée par la force inébranlable de votre piété, et vous serez couverte de gloire dans le Seigneur, en persévérant jusqu’à la fin dans son unité. Apprenez-moi, par une réponse, comment vous aurez reçu ma sollicitude pour vous, que j’ai voulu vous témoigner de mon mieux dans cette lettre. Que la grâce et la miséricorde de Dieu vous protègent toujours !

LETTRE CCIX.

(Année 423.)

Il s’agit ici de l’affaire d’Antoine, évêque de Fussale, qui fut une grande douleur dans la vie de saint Augustin. Voyez ce que nous en avons dit dans le XLVIe chapitre de notreHistoire de saint Augustin.

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU CHER, VÉNÉRABLE ET SAINT PAPE CÉLESTIN[87], SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je dois à vos mérites de vous féliciter tout d’abord de ce que le Seigneur notre Dieu vous a établi sur ce siège sans aucune division de son peuple, comme nous l’avons entendu dire ; puis, j’informerai votre Sainteté de nos propres affaires, afin que vous veniez à notre aide, non-seulement par vos prières, mais encore par vos conseils et vos secours. J’écris à votre Béatitude au milieu d’une grande tribulation ; en voulant être utile à quelques membres du Christ, dans notre voisinage, je leur ai fait beaucoup de mal, faute de prudence et de précaution.

2. Aux confins du territoire d’Hippone, il est un bourg nommé Fussale : jusqu’ici il n’y avait pas eu d’évêque, mais il appartenait, avec le pays qui l’entoure, au diocèse d’Hippone. Ce pays avait peu de catholiques ; les autres habitants, en très-grand nombre, étaient misérablement retenus dans l’erreur des donatistes, au point qu’il ne se trouvait pas un seul catholique à Fussale même. Tous ces endroits, grâce à la miséricorde de Dieu, étaient enfin rentrés dans l’unité de l’Église. Ce serait trop long de vous dire par quels travaux et quels dangers. Les premiers prêtres que nous avions mis là ont été dépouillés, battus, estropiés, aveuglés, tués ; leurs souffrances n’ont pas été inutiles et stériles, puisque l’unité a été conquise à ce prix. Mais comme Fussale est à quarante milles d’Hippone, et que cet éloignement ne me permettait pas de gouverner ces populations et de ramener le petit nombre de ceux qui résistaient encore (et ce n’étaient plus des gens menaçants, mais des fugitifs) ; comme je ne pouvais pas étendre sur ces Nouveaux catholiques toute la vigilance active dont ils avaient besoin, j’eus soin d’y faire ordonner et établir un évêque.

3. Il me fallait quelqu’un de convenable pour ce pays et qui de plus sût la langue punique. J’avais un prêtre tout prêt ; j’écrivis au saint vieillard qui était alors primat de Numidie, et j’obtins qu’il vint de loin pour ordonner ce prêtre. Lorsque déjà le primat était là, et que tout le monde attendait le moment où allait s’accomplir une grande chose, tout à coup celui qui me paraissait disposé refusa de se laisser ordonner. Moi qui, ainsi que l’événement l’a montré, aurais dû différer plutôt que de précipiter une aussi grave affaire, et qui ne voulais pas que le saint vieillard se fût fatigué à venir pour rien au milieu de nous, je présentai aux catholiques de Fussale, sans qu’ils me le demandassent, un jeune homme nommé Antoine, alors avec moi ; je l’avais, dès son premier âge, élevé dans notre monastère, mais, sauf les fonctions de lecteur, rien ne l’avait fait connaître dans aucun degré, ni dans aucune fonction de la cléricature. Ces malheureux, ne sachant pas ce qui devait arriver, s’en rapportèrent à moi et au choix que je leur proposais ; bref, Antoine devint leur évêque.

4. Que ferai-je ? Je ne veux pas charger auprès de vous celui que j’ai recueilli pour le nourrir, je ne veux pas abandonner ceux que j’ai enfantés à la foi par tant de craintes et de douleurs, et je ne puis trouver comment concilier les deux. La chose en est venue à un tel point de scandale que ceux qui, croyant bien faire, avaient accepté, de mes mains, Antoine pour évêque, plaident contre lui auprès de nous. Accusé de crimes contre la pudeur par d’autres que ceux dont il était évêque, il avait semblé justifié, parce que la haine avait man qué de preuves contre lui. Mais nous et d’autres, nous l’avons trouvé fort malheureux ; car, si tout ce que les gens de Fussale et de ce pays nous ont dit de son intolérable domination, de ses rapines et de ses violences, si cet ensemble de plaintes ne nous a point paru suffisant pour le déposer, nous avons exigé la restitution de ce qu’il aura véritablement dérobé.

5. Nous avons tempéré notre sentence de manière que, tout en le maintenant dans l’épiscopat, nous n’avons pas, cependant, laissé tout à fait impunies des actions qu’il ne devait pas recommencer et que d’autres auraient pu imiter. Nous lui avons donc conservé la dignité épiscopale, parce que, étant jeune, il peut se corriger ; mais nous avons restreint son pouvoir, afin que désormais il ne soit plus à la tête de ceux qui, dans leur irritation légitime contre sa conduite, ne le supporteraient plus, et que le mécontentement et la lassitude entraîneraient, peut-être, dans quelque malheur pour eux et pour lui. Ils ont clairement laissé voir cette disposition, quand les évêques ont voulu s’entendre avec eux ; et pourtant l’honorable Céler, dont Antoine se plaint d’avoir senti trop rudement l’autorité, ne remplit plus aucune fonction, ni en Afrique, ni ailleurs.

6. Mais pourquoi m’arrêter à tous ces détails ? Travaillez avec nous, je vous en conjure, pieux et bienheureux seigneur, cher et vénérable pape, et ordonnez qu’on vous lise ce qui vous a été adressé. Voyez de quelle manière Antoine a rempli ses devoirs d’évêque, et comment il a accepté notre sentence ; nous l’avions privé de la communion ecclésiastique jusqu’à complète restitution aux gens de Fussale ; l’estimation une fois faite, il a déposé le montant, pour que la communion lui soit rendue. Voyez par quels discours rusés il a trompé la bonne foi du saint vieillard, notre primat, au point que celui-ci l’a recommandé au vénérable pape Boniface comme étant pleinement innocent. Qu’ai-je besoin de vous rappeler le reste, puisque le vénérable vieillard a tout raconté à votre sainteté ?

7. Quand vous parcourrez les pièces, en grand nombre, de notre jugement, vous trouverez, je le crains, que nous avons manqué de sévérité ; mais je vous sais assez miséricordieux pour nous pardonner notre excès d’indulgence et pour pardonner à Antoine lui-même. Pour lui, se prévalant de notre bonté ou de notre clémence, il entreprend d’établir la prescription sur nos mesures de bienveillance ou de faiblesse. Il répète « qu’il devait rester sur son siège ou ne plus être évêque », comme si à présent il n’occupait pas son siège. Car il est demeuré évêque aux mêmes lieux qu’auparavant, de peur qu’on ne dît qu’il avait été transféré illicitement sur un autre siège, contre les règles de nos pères[88]. Mais, que ce soit avec sévérité ou douceur qu’on agisse, qui donc prétendrait que du moment qu’on ne juge pas à propos de dépouiller un évêque de sa dignité, il n’y a rien à faire contre lui, ou que du moment qu’il y a lieu à une peine, il faut le dégrader ?

8. Des jugements rendus ou confirmés par le Siège apostolique, nous font voir des évêques punis pour certaines fautes sans perdre leur dignité. Je ne chercherai pas dans les temps éloignés ; je citerai des exemples récents. Priscus, évêque de la province Césarienne dira : ou j’ai dû redevenir primat ou je n’ai pas dû rester évêque. Victor, autre évêque de la même province, frappé de la même peine que Priscus, et ne pouvant communiquer avec des évêques que dans son propre diocèse, dira aussi : ou je dois communiquer librement et partout avec mes collègues, ou je ne dois pas communiquer avec eux dans les lieux de ma juridiction. Un troisième évêque de la même province, Laurent, dira comme Antoine : ou je dois rester sur le siège pour lequel j’ai été ordonné, ou je ne dois plus rester évêque. Mais qui peut blâmer des décisions semblables, si ce n’est celui qui ne fait pas attention que tout ne doit pas rester impuni, et que tout ne doit pas être puni de la même manière ?

9. Le bienheureux pape Boniface, avec une vigilante précaution de pasteur, demandait, dans sa lettre sur Antoine, si celui-ci lui avait exposé les faits avec vérité. Vous les avez maintenant sous les yeux avec une exactitude qui manquait au récit d’Antoine, et j’ai ajouté ce qui s’est passé depuis que la lettre de ce pontife, de sainte mémoire, est arrivée en Afrique. Venez en aide à des gens qui implorent votre secours dans la miséricorde du Christ, et qui l’implorent avec plus d’ardeur que cet homme dont ils souhaitent d’être délivrés. Ils sont menacés, soit de sa part, soit par la rumeur publique, de poursuites judiciaires, des pouvoirs publics, du concours de la force armée pour l’exécution de la sentence réparatrice qu’il attend du Siège apostolique[89] ; ces malheureuses populations, depuis peu catholiques, redoutent de la part d’un évêque catholique plus de calamités qu’elles n’en ont jamais redouté des empereurs lorsqu’elles étaient hérétiques. Ne permettez pas que rien de tel arrive ; je vous en conjure par le sang du Christ, par la mémoire de l’apôtre Pierre qui avertit les pasteurs des peuples chrétiens de ne pas dominer violemment sur leurs frères[90]. Je recommande à votre Sainteté, parce que je les aime les uns et les autres, les catholiques de Fussale, mes enfants en Jésus-Christ, et l’évêque Antoine qui est aussi mon fils en Jésus-Christ. Je n’en veux pas aux gens de Fussale de s’être justement plaints auprès de vous que je leur aie infligé un homme non encore éprouvé et pas même d’un âge à donner des garanties, un homme qui devait leur causer de telles afflictions. Je ne veux pas non plus nuire à celui-ci, pour lequel j’ai une charité d’autant plus sincère que je résiste plus fortement à sa détestable cupidité. Que les uns et les autres obtiennent votre miséricorde les gens de Fussale pour qu’ils n’aient pas à souffrir ; l’évêque Antoine, pour qu’il ne fasse pas de mal : ceux-là, pour qu’ils ne haïssent pas notre Église, si des évêques catholiques et surtout le Siège apostolique ne les défendent point contre les violences d’un évêque catholique ; celui-ci, pour qu’il n’ait pas à se reprocher le crime de les avoir éloignés du Christ en voulant les retenir malgré eux sous sa main.

10. Quant à moi, je l’avouerai à votre Béatitude, je suis torturé par la crainte et la douleur en présence de ce double péril ; tel est mon tourment que je songe à renoncer à l’épiscopat pour passer le reste de mes jours à pleurer ma faute, comme elle doit l’être, si celui que mon imprudence a fait évêque vient à ravager l’Église de Dieu, et (ce qu’à Dieu ne plaise !) si je la vois périr avec son dévastateur. Me souvenant de ces paroles de l’Apôtre : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés par le Seigneur (###1) », je me jugerai pour que Celui qui doit juger les vivants et les morts me pardonne. Mais si vous tirez de leurs angoisses les membres du Christ qui sont dans ce pays-là, et que vous consoliez ma vieillesse par une justice miséricordieuse, Celui qui par vous nous aura secourus dans cette tribulation et qui vous a établi sur ce Siège, vous rendra le bien pour le bien dans la vie présente et dans la vie future.

LETTRE CCX.

(Année 423.)

Félicité était la supérieure et Rustique le supérieur d’un monastère de femmes où était entrée la division ; saint Augustin leur adresse d’utiles et de belles exhortations

AUGUSTIN ET CEUX QUI SONT AVEC LUI, À LEUR CHÈRE ET TRÈS-SAINTE MÈRE FÉLICITÉ, À LEUR FRÈRE RUSTIQUE ET AUX SŒURS QUI SONT AVEC EUX, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Le Seigneur est bon et sa miséricorde est partout répandue : elle nous console par votre charité dans ses entrailles. Il fait voir combien il aime ceux qui croient et espèrent en lui, qui l’aiment et s’aiment les uns les autres, et ce qu’il leur réserve dans l’avenir, alors surtout qu’il accorde en ce monde de grands biens aux gens sans foi et sans espérance, aux pervers, qu’il menace du feu éternel avec le démon s’ils persistent jusqu’à la fin dans une mauvaise volonté. « Il fait luire son soleil sur les bons et les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes[91] ; » ces courtes paroles suffisent pour faire beaucoup penser. Qui peut compter tous les biens et les dons gratuits que les impies reçoivent en cette vie de ce Dieu qu’ils méprisent ? Parmi ces biens il en est un véritablement grand, c’est l’avertissement qu’il leur donne en mêlant, comme un bon médecin, les tribulations aux douceurs de ce monde : par là il les invite à se dérober à la colère à venir, et, pendant qu’ils sont en chemin, c’est-à-dire dans cette vie, à se mettre bien avec la parole de Dieu dont ils se sont fait une ennemie en vivant mal. Qu’y a-t-il donc dans ce qui vient de Dieu aux hommes, qui ne soit un effet de sa miséricorde, puisque là tribulation qu’il nous envoie devient elle même un bienfait ? Car une chose heureuse est un don de celui qui console, une chose malheureuse un don de celui qui avertit ; et si, comme je l’ai dit, il accorde cela aux méchants eux-mêmes, que prépare-t-il donc à ceux qui se soutiennent dans la grâce ? Réjouissez-vous d’être mis de ce nombre par sa grâce, vous supportant les uns les autres avec charité, vous appliquant à garder l’unité de l’esprit dans le lien de la paix[92]. Il y aura toujours quelque chose que vous devrez supporter entre vous, jusqu’à ce que le Seigneur vous ait purifiés au point que la mort, étant absorbée par la victoire, Dieu soit tout en tous[93].

2. On ne doit jamais aimer les dissensions ; mais parfois, cependant, elles naissent de la charité ou lui servent d’épreuve. Trouve-t-on aisément quelqu’un qui veuille être repris ; où est le sage dont il est dit : « Reprends le sage et il t’aimera[94] ? » Faut-il pour cela ne rien dire à notre frère et le laisser tomber dans la mort lorsqu’il croit marcher en sûreté ? Souvent il arrive que celui qui est repris s’afflige au moment même ; il résiste, il conteste ; mais ensuite il repasse en silence, avec lui, même, ce qu’il vient d’entendre, il le repasse quand il n’y a plus que Dieu et lui ; il ne craint plus de déplaire aux hommes en se corrigeant, mais il craint de déplaire à Dieu en ne se corrigeant pas ; il ne retombera plus dans la faute qu’on lui a reprochée : et autant il haïra son péché, autant il aimera le frère qu’il sentira avoir été l’ennemi de son péché. Si celui qui est repris est du nombre de ceux dont il est dit : « Reprends l’insensé et il te haïra davantage[95] », ce n’est pas de son amour que naîtra la division, mais il exercera et il éprouvera l’amour du frère qui l’aura repris ; celui-ci ne lui rendra pas haine pour haine : l’amour qui oblige de reprendre continue à subsister sans trouble, lors même qu’il ne rencontre que la haine. Si, au contraire, celui qui blâme vent rendre le mal pour le mal à l’homme que le correction irrite, il n’est pas digne de le reprendre, mais plutôt il mérite lui-même la correction. Faites cela pour qu’il n’y ait pas d’irritation parmi vous, ou pour qu’une prompte paix les éteigne au moment où elles éclatent. Occupez-vous bien plus de vous mettre d’accord que de vous reprendre les uns les autres. De même que le vinaigre infecte le vase s’il y reste longtemps, ainsi la colère infecte le cœur si elle y demeure plus d’un jour. Faites donc cela, et le Dieu de paix sera avec vous. Priez en même temps pour nous, afin que nous mettions en pratique ce que nous vous disons de bon.

LETTRE CCXI.

(Année 423.)

L’évêque d’Hippone, après des reproches paternels et des plaintes touchantes, adresse à des religieuses un ensemble de prescriptions restées célèbres dans le monde chrétien sous le nom de Règle de saint Augustin. On peut voir ce que nous en avons dit dans l’Histoire de saint Augustin.

1. De même que la sévérité est toujours prête à punir les péchés qu’elle trouve, ainsi la charité ne veut rien trouver à punir. C’est pourquoi je ne suis point allé vers vous quand vous avez demandé à me voir, non pour la ; joie de votre paix, mais pour l’aggravation de ce qui vous divise. Mais n’étant pas là, il y a eu : parmi vous un désordre que nies yeux n’ont pas vu, mais qui, par vos voix, a frappé mes oreilles : si, moi présent, quelque chose de pareil avait éclaté, comment aurais-je pu le compter pour rien et le laisser impuni ? Peut-être même le désordre eût-il été plus grand devant moi, par suite de mon refus d’accéder à vos désirs : ce que vous me demandiez aurait été un dangereux exemple contre la saine discipline et ne vous eût pas convenu à vous-mêmes. Je vous aurais donc trouvées telles que je n’aurais pas voulu, et vous m’auriez trouvé tel que vous ne vouliez pas.

2. L’Apôtre écrivant aux Corinthiens, leur disait : « Je prends Dieu à témoin sur mon âme que c’est pour vous épargner que je ne suis point encore allé à Corinthe. Nous ne dominons point sur votre foi, mais nous désirons contribuer à votre bonheur[96]; » je vous dis la même chose que l’Apôtre, parce que c’est pour vous épargner due je ne suis pas allé vers vous. Je me suis épargné aussi moi-même, de peur que je n’eusse tristesse sur tristesse ; j’ai mieux aimé, au lieu de vous montrer mon visage, répandre pour vous mon cœur devant Dieu, et m’occuper de la cause de votre grand danger, non pas auprès de vous par des paroles, mais auprès de pieu par des larmes. Je l’ai supplié de ne pas changer en deuil la joie que vous me donnez depuis longtemps ; c’est vous qui me consolez au milieu de tant de scandales qui remplissent ce monde ; je pense à votre société nombreuse, au chaste amour qui vous unit, à votre sainte vie, à l’abondante grâce de Dieu qui vous a été donnée : vous devez à cette grâce divine, non-seulement d’avoir renoncé au mariage, mais encore d’avoir choisi la vie en commun, pour qu’il n’y ait plus parmi vous qu’une âme et qu’un cœur en Dieu.

3. A la vue de ces biens, de ces dons de Dieu qui sont votre partage, mon cœur a coutume de se reposer des pénibles agitations que lui causent les maux du reste du monde au milieu de beaucoup de tempêtes : « Vous couriez si bien ; qui vous a arrêtées ? Ce qu’on vous a persuadé ne vient pas de Dieu qui vous a appelées[97]. Un peu de levain… » je ne veux pas dire ce qui suit ; je désire, je prie Dieu, je demande plutôt que ce levain se change en quelque chose de meilleur, de peur que toute la masse ne se change en pis, comme c’était presque déjà fait. Si, vous ranimant, vous êtes revenues aux bonnes pensées, priez de peur que vous n’entriez en tentation ; priez pour que du milieu de vous disparaissent les contestations, les jalousies, les animosités, les divisions, les médisances, les mutineries, les dénonciations. Car, en prenant soin de vous, nous n’avons pas planté et arrosé le jardin du Seigneur pour ne recueillir que des épines. Mais si, trop faibles, vous n’êtes pas encore rentrées dans le repos, priez pour que vous soyez délivrées de la tentation. Celles qui vous troublent, s’il en est encore et si elles ne se corrigent pas, porteront, quelles qu’elles soient, la peine de leur rébellion.

4. Songez à ce qu’il y a de mal que nous ayons à déplorer des schismes intérieurs dans un monastère, pendant que nous nous réjouissons de voir les donatistes rentrer dans l’unité. Demeurez constantes dans les bonnes résolutions, et vous ne désirerez plus changer votre supérieure, avec laquelle, depuis si longtemps, vous avez vu croître votre nombre et vos années ; elle vous a portées, comme une mère, dans son âme, si ce n’est dans son sein. Vous toutes qui êtes dans ce monastère, vous l’y avez trouvée quand elle obéissait à la sainte supérieure ma sœur dont elle possédait l’affection, ou bien vous l’avez trouvée supérieure elle-même, et c’est elle qui vous a reçues. Sous elle vous avez été instruites, sous elle vous avez pris l’habit, sous elle votre communauté s’est accrue ; et vous vous soulevez pour qu’on vous la change quand vous devriez pleurer si nous voulions vous la changer ! C’est la même que vous avez connue, la même qui vous a reçues, la même avec laquelle, depuis tant d’années, votre monastère est devenu si nombreux. Il n’y a de nouveau chez vous que le supérieur : si c’est à cause de lui que vous cherchez de la nouveauté, et si c’est en haine de lui que vous vous révoltez ainsi contre votre mère, pourquoi n’avez-vous pas demandé que ce soit plutôt lui qu’on vous change ? Si cela vous fait horreur, parce que je sais avec quel respect vous l’aimez dans le Christ, pourquoi n’aimez-vous pas davantage votre mère ? Les premiers temps de la direction de votre nouveau supérieur sont tellement troublés, qu’il aime mieux vous quitter que de se résigner à entendre dire que, sans lui, vous n’auriez pas cherché une autre supérieure. Que Dieu donc calme et apaise vos esprits ! que l’œuvre du démon ne l’emporte pas en vous, mais que la paix du Christ triomphe dans vos cœurs. Ne courez pas à la mort par le dépit de n’avoir pas obtenu ce que vous vouliez, ou par la honte d’avoir voulu ce que vous n’auriez pas dû vouloir ; mais plutôt recouvrez votre vertu par le repentir ; imitez les larmes de Pierre le pasteur et non pas le désespoir de Judas le traître.

5. Voici les règles que nous établissons pour être observées dans le monastère. D’abord, puisque vous êtes réunies en communauté pour vivre d’un bon accord dans la maison, n’ayez qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. Qu’aucune de vous ne dise : ceci est à moi, mais que tout soit commun entre vous. Que votre supérieure distribue à chacune de vous la nourriture et le vêtement : non pas de la même manière à toutes, parce que vos forces ne sont pas égales, mais à chacune selon son besoin. Car vous avez lu dans les Actes des Apôtres : « Tout était en commun parmi eux et on donnait à chacun selon son besoin[98]. » Que celles d’entre vous qui avaient quelque chose dans le monde, à leur entrée dans le monastère, consentent volontiers que cela devienne un bien commun. Mais que celles qui n’avaient rien ne cherchent pas dans le monastère ce qu’elles ne pouvaient avoir dehors ; toutefois qu’il soit accordé à leur infirmité ce dont elles ont besoin, quand même, pauvres dans le monde, elles n’auraient pas pu y trouver le nécessaire. Pourtant qu’elles ne se croient pas heureuses parce qu’elles ont trouvé une nourriture et un vêtement comme elles n’en avaient pas hors du monastère.

6. Qu’elles ne lèvent pas la tête parce qu’elles sont devenues les compagnes de celles dont elles n’auraient pas osé s’approcher dans le monde ; mais qu’elles tiennent leur cœur élevé, qu’elles ne cherchent pas les biens terrestres, de peur que les monastères ne commencent à n’être utiles qu’aux riches et non pas aux pauvres, si les riches s’y humilient et que les pauvres s’y enorgueillissent. De leur côté, que celles qui paraissaient être quelque chose dans le monde, n’aient pas de dédain pour leurs sueurs venues d’un état pauvre à ce saint état ; qu’elles s’appliquent plutôt à se glorifier, non pas du rang de leurs parents riches, mais de la société de leurs sueurs pauvres. Qu’elles ne tirent pas vanité de ce qu’elles ont apporté à la vie commune, de peur que leurs richesses, données à un monastère, ne soient pour elles un plus grand sujet d’orgueil que si elles en avaient joui dans le monde. Toute autre iniquité a pour résultat de produire des œuvres mauvaises ; mais l’orgueil a des pièges, même pour nos bonnes œuvres, afin qu’elles périssent. Et que sert de répandre en donnant aux pauvres et en devenant pauvre soi-même, si l’âme, dans sa misère, se laisse aller à plus d’orgueil en méprisant les richesses qu’elle n’en avait en les possédant ? Vivez donc toutes dans une parfaite union ; honorez, les unes dans les autres, ce Dieu dont vous êtes devenues les temples.

7. Appliquez-vous à la prière dans les heures et les temps marqués. Que personne dans l’oratoire ne s’occupe d’autre chose que de celle pour laquelle l’oratoire est fait et d’où il tire son nom : il ne faudrait pas que ce qu’on voudrait y faire empêchât celles d’entre vous qui voudraient y prier quand elles le peuvent hors les heures marquées. Quand vous priez Dieu avec les psaumes et les hymnes, ayez dans le cœur ce que la voix fait entendre ; ne chantez que ce qui doit être chanté ; quant à ce qui n’est pas écrit pour être chanté, ne le chantez pas.

8. Domptez votre chair par le jeûne et l’abstinence du manger et du boire, autant que votre santé le permet. Lorsque l’une de vous ne peut pas jeûner, elle ne doit cependant prendre de la nourriture qu’à l’heure du repas, à moins qu’elle ne soit malade. Quand vous êtes à table, jusqu’à ce que vous vous leviez, écoutez sans bruit et sans dispute ce qui vous est lu selon la coutume : que ce ne soient pas seulement vos bouches qui prennent de la nourriture, que vos oreilles reçoivent aussi la parole de Dieu.

9. Si on donne une autre nourriture à celles qui sont faibles par suite d’anciennes habitudes, celles que d’autres habitudes ont rendues plus fortes ne doivent pas se plaindre de cette différence de régime ni la croire injuste. Qu’elles ne regardent pas comme plus heureuses celles qui mangent ce qu’elles ne mangent pas elles-mêmes : mais qu’elles se félicitent plutôt de pouvoir ce que celles-là ne peuvent point. Si les sueurs qui ont passé d’une vie délicate au monastère reçoivent en fait de nourriture, de vêtement, de lit et de couvertures, quelque chose que d’autres plus fortes, et par conséquent plus heureuses ne reçoivent pas, celles à qui ces choses ne sont pas données doivent considérer de quelle grande vie du monde sont descendues leurs compagnes délicates en embrassant la profession religieuse, quoiqu’elles n’aient pas pu arriver à la frugalité des plus robustes. Elles ne doivent pas se troubler de ce que d’autres reçoivent davantage, non comme marque d’honneur, mais par pure tolérance : il serait détestable que dans le monastère, où les femmes riches deviennent aussi dures pour elles-mêmes qu’elles le peuvent, les pauvres devinssent délicates. Les malades, pour ne pas être chargées, prennent moins de nourriture ; après la maladie, il faut les traiter de manière qu’elles soient promptement rétablies, lors même que, dans le monde, elles auraient appartenu à la condition la plus pauvre : le mal les a rendues délicates comme le sont les riches par leur vie d’autrefois. Mais aussitôt qu’elles ont retrouvé toutes leurs forces, elles doivent revenir à leur heureuse habitude, qui convient d’autant plus à des servantes de Dieu, qu’elles ont moins de besoins : il ne faut pas que, redevenues bien portantes, elles veuillent vivre comme quand il était nécessaire de soutenir leur faiblesse. Que celles-là se croient les plus riches qui pourront supporter le plus de privations. Car mieux vaut avoir besoin de moins que d’avoir plus.

10. Que votre habit n’ait rien qui le fasse remarquer ; ne cherchez pas à plaire par vos vêtements, mais par vos mœurs. Que la légèreté de vos voiles ne laisse pas voir votre coiffure. Que vos cheveux ne paraissent pas ; ils ne doivent ni flotter avec négligence, ni être arrangés avec art. Quand vous sortez, allez ensemble[99] ; quand vous êtes arrivées où vous voulez aller, tenez-vous ensemble. Dans votre marche, votre attitude, votre air, dans tous vos mouvements, que rien ne puisse inspirer de mauvais désirs, mais que tout s’accorde avec la sainteté de votre état. Que vos yeux même, en tombant sur quelqu’un, ne s’attachent sur personne. Lorsque vous cheminez, il ne vous est pas défendu de voir des hommes, mais seulement de les rechercher ou de désirer qu’ils vous recherchent. Ce n’est pas uniquement par le toucher, c’est aussi par le sentiment et les regards que s’échangent les mauvais désirs. Ne dites pas que vos cœurs sont pudiques si vos yeux ne le sont pas : l’œil qui n’est pas chaste est le messager d’une âme qui ne l’est pas. Lorsque, même la langue se taisant, deux cœurs vont l’un à l’autre par le regard et jouissent de leurs mutuelles et charnelles ardeurs, ils ont cessé d’être chastes quoique le corps soit resté pur de toute atteinte. Celle qui arrête ses yeux sur un homme et se plaît à en être regardée, ne doit pas croire qu’on ne s’en aperçoit point ; elle est vue, et de ceux-là même dont elle ne se doute pas. Mais admettons qu’elle soit cachée et que personne ne la voie, comment échappera-t-elle à ce témoin d’en-haut pour qui rien n’est gâché ? Doit-on dire qu’il ne voit pas parée qu’il voit avec d’autant plus de patience que sa sagesse est plus profonde ? Qu’une femme consacrée à Dieu craigne donc de lui déplaire, de peur qu’elle ne veuille criminellement plaire à un homme ; en songeant que Dieu voit tout, elle ne voudra pas regarder autrement qu’elle ne doit. C’est ici même que les Livres saints nous recommandent la crainte de Dieu : « Tout regard qui se fixe est en abomination devant le Seigneur[100]. » Lors donc que vous êtes ensemble dans une église, et partout ailleurs où se trouvent des hommes, conservez mutuellement votre pureté. Dieu, qui habite en vous, vous défendra encore de cette façon contre vous-mêmes.

11. Si vous remarques dans quelqu’une de vous cette hardiesse de regard dont je parle, avertissez-la aussitôt, de peur que le mal commencé ne fasse en elle des progrès, mais pour qu’elle s’en corrige au plus tôt. Si, après un premier avertissement, vous voyez qu’elle recommence, même un autre jour, il faut la découvrir comme une blessée et s’occuper de sa guérison : toutefois on en préviendra auparavant une ou deux autres de ses compagnes, afin qu’elle puisse être convaincue par la bouche de deux ou trois témoins[101] et punie avec une sévérité méritée. Ne croyez pas être malveillantes en donnant ces sortes d’avis. Vous seriez coupables, au contraire, en laissant périr par votre silence des sœurs que vous pouvez ramener en avertissant. Si une de vos sceurs avait sur le corps une plaie qu’elle voulût cacher, de peur qu’on n’y portât le fer, ne serait-ce pas une cruauté que vous n’en parlassiez pas, et n’y aurait-il pas une bonté compatissante à en prévenir ? A plus forte raison devez-vous faire connaître une plaie qui peut ravager l’âme tout entière. Mais avant de révéler les commencements du mal à d’autres par lesquelles la sœur puisse être convaincue si elle nie, on doit en informer la supérieure dans le cas où le premier avis serait resté inutile : il peut se faire qu’une correction secrète infligée par la supérieure produise tout l’effet souhaitable, et qu’il ne soit pas nécessaire de la signaler à d’autres. Si la sœur persiste à nier, c’est alors qu’il faut en mettre d’autres en mesure de lui opposer leur témoignage, afin qu’elle puisse être convaincue devant vous toutes, non plus seulement par un seul témoin, mais par deux ou trois. Ainsi convaincue, elle subira la peine que la supérieure ou le supérieur jugeront à propos d’appliquer, pour sa guérison : si elle refuse de s’y soumettre et qu’elle ne prenne pas le parti de sortir du monastère, on l’en chassera. Il n’y a pas cruauté à faire cela, mais commisération : il ne faudrait pas que l’exemple contagieux de l’une de vous en perdît beaucoup d’autres. Ce que je dis des regards qui ne sont pas chastes, doit s’appliquer avec soin à toutes les autres fautes qu’on peut découvrir ; on s’y prendra de la même manière pour avertir, convaincre et punir : la haine des vices demeurera inséparable de la charité pour les personnes. Si l’une de vous en est venue au point de recevoir secrètement des lettres ou des présents de quelque homme, et qu’elle l’avoue d’elle-même, qu’on lui pardonne et qu’on prie pour elle. Mais si c.ile est surprise et convaincue, qu’elle soit sévèrement punie, d’après la sentence de la supérieure ou du supérieur, ou même de l’évêque.

12. Ayez vos habits dans un même lieu, confiés au soin d’une, de deux ou d’autant de personnes qu’il en faudra pour en secouer la poussière et les préserver de la teigne : comme ce qui sert à votre nourriture se tire de la même dépense, ainsi tirez du même vestiaire ce qui sert à vous vêtir. Et si c’est possible, ne vous occupez pas de savoir quel vêtement on vous donne selon les saisons, ni si vous recevez celui que vous avez déposé ou celui qui a été porté par une autre ; pourvu toutefois qu’on ne refuse pas à chacune ce dont elle a besoin. Si des discussions et des murmures s’élèvent à cette occasion, et qu’on vienne à se plaindre d’avoir reçu quelque chose de moins bon que ce qu’on avait auparavant et qu’on ne trouve pas juste de n’être pas mieux vêtue que ne l’était telle autre sœur, vous éprouverez tout ce qui manque à votre sainteté intérieure, vous qui vous disputez pour l’habillement du corps. Si cependant, par tolérance pour votre infirmité, on vous laisse reprendre les vêtements que vous aviez déposés, mettez tout ce que vous quittez dans le même lieu que vos autres sueurs et sous la garde des mêmes personnes. Que nulle d’entre vous ne travaille à son profit particulier, soit pour se vêtir ou se coucher, soit pour les ceintures, les couvertures ou les voiles ; mais que tous ces ouvrages se fassent en commun, avec plus de soin et d’empressement que si vous travailliez uniquement pour vous-mêmes. On a dit de la charité qu’elle ne cherche pas ses propres intérêts[102], parce qu’elle fait passer les intérêts de tous avant les siens propres et non pas les siens propres avant ceux de tous. Vous reconnaîtrez avoir fait d’autant plus de progrès dans la charité que vous vous occuperez plus volontiers de la chose commune que de ce qui vous est propre : la charité qui ne passe pas doit s’élever au-dessus de toutes les choses dont on use par une nécessité passagère. Il suit de là que les sueurs ne doivent pas recevoir secrètement ce qui leur est envoyé par leurs parents ou par leurs amis, soit vêtements, soit toute autre chose nécessaire à la vie : il fait le mettre à la disposition de la supérieure pour le bien commun, afin qu’elle le donne à a première qui en aura besoin. Si l’une de vous cache ce qu’on lui a apporté, qu’elle soit condamnée comme pour un vol.

13. Que vos habits soient lavés comme l’aura décidé la supérieure, soit par vous, soit par les foulons : il ne faut pas qu’une propreté trop recherchée dans vos vêtements puisse causer des souillures à votre âme. Quant au bain pour laver le corps, l’usage ne doit pas en être fréquent : on ne vous le permettra qu’au temps accoutumé, c’est-à-dire une fois par mois. Si un bain est prescrit pour cause de maladie, qu’il ne soit pas différé ; que cela se fasse sans murmure par l’ordre du médecin : si la malade ne le veut pas, la supérieure l’obligera à faire ce qu’il faut pour sa santé. Si la malade le demande et que cela ne lui soit pas bon, on ne se rendra pas à son désir : parfois quoique cela nuise, on croit que ce qui plaît fait du bien. Si la servante de Dieu éprouve une douleur cachée, on doit croire sans hésitation ce qu’elle en dit ; mais pourtant si on n’est pas sûr du bon effet d’un remède qu’elle souhaite et qui est agréable, on doit consulter le médecin. Que les sœurs n’aillent pas aux bains ou partout ailleurs, moins de trois, celle qui a besoin de sortir n’ira pas avec qui elle voudra, mais avec celles que la supérieure aura désignées. Une sœur doit être chargée du soin des convalescentes ou de celles qui, même sans fièvre, se trouveraient dans un état de faiblesse : elle tirera elle-même de la dépense ce dont chacune des malades aura besoin. Les sueurs chargées, soit de la dépense, soit des vêtements, soit des livres, serviront leurs compagnes sans murmure. Qu’il y ait tous les jours une heure marquée pour demander des livres ; qu’on n’en donne qu’à cette heure-là. Que des habits et des chaussures soient remis sans retard aux religieuses qui en ont besoin par celles qui en ont la garde.

14. N’ayez pas de contestations ou terminez-les promptement, de peur que la colère ne devienne de la haine et d’un fétu ne fasse une poutre et ne rende l’âme homicide. Ce n’est pas seulement aux hommes que s’adresse cette parole de l’Évangile : « Celui qui hait son frère est homicide[103] ; » cette prescription regarde la femme autant que l’homme que Dieu créa le premier. Quiconque parmi vous en aura offensé une autre par injure, médisance, ou même par un injuste reproche, n’oubliera pas de lui donner satisfaction au plus vite, et celle qui a été blessée pardonnera sans discussion. Si deux sœurs se sont réciproquement offensées, elles se pardonneront réciproquement à cause de vos prières, car plus vos prières sont fréquentes, plus elles doivent être saintes. Celle qui est enclin à la colère et qui se hâte toujours de demander pardon à la personne qu’elle reconnaît avoir blessée, vaut mieux que celle qui s’emporte plus rarement et ne se presse pas de demander pardon. Celle qui ne veut pas pardonner à sa sœur ne doit pas espérer recevoir l’effet de l’oraison ; mais celle qui ne veut jamais demander pardon ou qui ne le demande pas du fond du cœur, n’a plus de raison de vivre dans un monastère, quoiqu’on ne l’en chasse pas. Abstenez-vous donc de paroles dures ; s’il s’en échappe de votre bouche, ne craignez pas de tirer le remède de la même bouche qui a fait la blessure. Quand la nécessité de la discipline vous force d’adresser des paroles dures à des inférieures qu’il vous faut reprendre, si vous sentez que vous ayez passé la mesure à leur égard, on n’exige pas de vous que vous leur demandiez pardon, de peur qu’un excès d’humilité ne compromette l’autorité nécessaire au gouvernement de la communauté : mais cependant vous en demanderez pardon à Celui qui est le maître de vous toutes, à ce Dieu qui connaît l’étendue de votre amour pour celles que vous reprenez avec peut-être trop de sévérité. C’est une affection toute spirituelle et non point charnelle qui doit régner entre vous : il y a des badinages et des jeux de femme à femme que la pudeur ne permet point ; les veuves et les vierges du Christ établies dans une sainte profession doivent se les interdire ; car les familiarités de ce genre doivent être évitées même par les femmes mariées et les jeunes filles appelées au mariage.

15. Qu’on obéisse à la supérieure comme à une mère, en l’honorant comme elle doit l’être, pour ne pas offenser Dieu dans sa personne. Qu’on obéisse plus encore au prêtre qui a soin de vous toutes. Il appartient surtout à la supérieure de veiller à la pratique de toutes ces choses, de ne rien laisser enfreindre, mais de corriger et de redresser : pour ce qui serait au-dessus de ses moyens et de ses forces, qu’elle en réfère au prêtre qui s’occupe de vous. Qu’elle ne se croie pas heureuse par le pouvoir qu’elle exerce, mais par la charité qui la met au service de vous toutes. Qu’elle soit placée au-dessus de vous aux yeux des hommes par sa dignité, mais sous vos pieds aux yeux de Dieu par la crainte de lui déplaire. Qu’elle soit envers toutes un modèle de bonnes œuvres[104]; qu’elle corrige celles qui sont remuantes, qu’elle ranime celles qui manquent de courage, qu’elle supporte les faibles et soit patiente envers toutes[105], qu’elle accepte volontiers la règle et ne l’impose qu’en tremblant ; qu’elle désire être aimée de vous bien plus que redoutée, quoique les deux soient nécessaires ; qu’elle pense toujours qu’elle aura un compte à rendre à Dieu pour vous. C’est pourquoi votre prompte obéissance ne doit pas être seulement de la compassion pour vous-mêmes, mais pour elle aussi ; car parmi vous la place la plus haute est la plus dangereuse.

16. Que le Seigneur vous, donne d’observer toutes ces choses avec amour, comme des filles éprises de la beauté spirituelle, exhalant la bonne odeur du Christ par une sainte vie, non point esclaves sous la loi, mais libres sous la grâce ! Pour que vous puissiez vous regarder dans ce petit écrit comme dans un miroir, et de peur qu’il n’y ait des négligences par oubli, qu’on vous le lise une fois par semaine : là où vous vous trouverez observatrices exactes de ce qui est écrit, rendez grâces au Seigneur dispensateur de tout bien ; mais là où l’une de vous connaîtra qu’elle a manqué en quelque chose, qu’elle s’afflige du passé et se tienne sur ses gardes pour l’avenir ; qu’elle prie pour que Dieu lui pardonne et ne la laisse pas succomber à la tentation.

LETTRE CCXII.

(Année 425.)

Saint Augustin recommande à son collègue Quintilien une veuve et sa fille, toutes les deux consacrées à Dieu ; les lignes qui terminent cette courte lettre seront pour les protestants un témoignage de l’antiquité du culte des reliques.

UGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR QUINTILIEN, SON VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L’ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Je recommande à votre révérence, dans l’amour du Christ, Galla et sa fille Simpliciola, honorables servantes de Dieu et précieux membres du Christ. Galla est une veuve d’une pieuse vie ; Simpliciola, une vierge au-dessous de sa mère par l’âge, au-dessus par la sainteté ; je les ai nourries de la parole du Seigneur, comme je l’ai pu ; je vous les remets, comme de mes mains, par cette lettre, afin que vous les consoliez et les aidiez dans tous leurs besoins. Votre sainteté le ferait, sans aucun doute, sans ma recommandation ; car si, à cause de cette Jérusalem céleste dont nous sommes tous citoyens, et où ces pieuses femmes désirent obtenir la place réservée aux saints, nous leur devons une affection à la fois civique et fraternelle, combien vous devez les aimer davantage, vous qui habitez le lieu où elles sont nées selon la chair, et où elles ont méprisé les grandeurs de ce monde pour s’attacher au Christ ! Daignez recevoir par elles mes respectueux devoirs avec la même charité qui m’inspire de vous les offrir, et souvenez-vous de nous dans vos prières. Elles portent avec elles des reliques du bienheureux et glorieux martyr Étienne ; votre sainteté sait combien elle doit les honorer comme nous les honorons nous-même.

LETTRE CCXIII.

(20 septembre 426.)

On est convenu de donner sous le titre de lettre CCXIII l’acte qui fut dressé le 26 septembre 426 dans l’église de la Paix à Hippone, en présence du clergé et du peuple, et par lequel les fidèles d’Hippone acceptèrent comme successeur de leur évêque le prêtre Héraclius, désigné par saint Augustin lui-même. Cette pièce est d’un grand et touchant intérêt.

1. Le très-glorieux Théodose étant consul pour la douzième fois et Valentinien auguste pour la seconde, le 6 des calendes d’octobre, après que l’évêque Augustin a eu pris place, avec ses collègues Beligien et Martinien, dans l’église de la Paix, à Hippone, les prêtres Saturnin, Léporius, Barnabé, Fortunatien, Lazare et Héraclius étant présents devant le clergé et un peuple nombreux, Augustin évêque s’est exprimé ainsi :

Nous devons nous occuper sans retard de ce que je vous ai annoncé hier ; j’ai voulu pour cela que vous fussiez ici en grand nombre, et je vous y vois. Si je voulais vous parler d’autre chose, vous l’écouteriez mal dans l’attente où vous êtes.

Nous sommes tous mortels en cette vie, et nul homme ne sait son dernier jour. Pourtant, dans l’âge naissant, on espère l’enfance ; dans l’enfance, on espère l’adolescence ; dans l’adolescence, on espère la jeunesse ; dans la jeunesse, on espère l’âge mûr ; dans l’âge mûr, on espère la vieillesse ; on n’est pas sûr que cela arrive, toutefois on peut l’espérer. Mais la vieillesse n’a pas devant elle un âge qu’elle puisse espérer : sa durée même est incertaine ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne reste aucun âge après la vieillesse. Dieu l’ayant voulu, je suis arrivé en cette ville dans la vigueur de l’âge ; je fus jeune et me voilà vieux. Je sais qu’après la mort des évêques, les ambitions et les contestations troublent souvent les Églises ; je dois, autant qu’il est en moi, épargner à cette ville ce qui a fait plus d’une fois le sujet de mes afflictions.

Comme votre charité l’a su, je suis allé récemment à Milève ; mes frères, et surtout les serviteurs de Dieu qui sont là m’avaient appelé. La mort de mon frère et collègue Sévère, d’heureuse mémoire, faisait craindre du trouble. Je suis donc allé à Milève, et, la miséricorde de Dieu aidant, on a tranquillement accepté le successeur que Sévère avait désigné de son vivant ; le peuple a volontiers accueilli la volonté de l’évêque défunt, du moment qu’il en a eu connaissance. Un certain nombre, toutefois, se montrait contristé de quelque chose qui n’avait pas été fait ; notre frère Sévère, croyant qu’il suffisait de désigner son successeur à son clergé, n’en avait rien dit au peuple ; de là la tristesse de quelques-uns. Que dirai-je de plus ? grâce à Dieu, la tristesse s’en est allée, la joie est venue à sa place ; on a ordonné celui que le précédent évêque avait choisi. Donc, pour que personne ne se plaigne de moi, je vous déclare à tous ma volonté, que je crois être celle de Dieu ; je veux pour successeur le prêtre Héraclius. Le peuple s’est écrié: Rendons grâces à Dieu ! louanges au Christ ! Cela a été dit vingt-trois fois. Christ, exaucez-nous ! longue vie à Augustin ! Cela a été dit seize fois. Vous pour père ! vous pour évêque ! Cela a été dit huit fois.

2. Le silence s’étant rétabli, Augustin évêque a continué en ces termes: Il n’est pas besoin que je loue Héraclius, j’aime sa sagesse et j’épargne sa modestie. Il suffit que vous le connaissiez ; ce que je veux ici, je sais que vous le voulez ; et si je l’avais ignoré, vos acclamations d’aujourd’hui me l’auraient prouvé. Voilà donc ce que je veux, voilà ce que je demande, à Dieu avec d’ardentes prières, malgré le froid de mes vieux ans. Je vous avertis, et vous conjure de le demander à Dieu avec moi, afin que, la paix du Christ unissant toutes nos pensées, Dieu confirme ce qu’il a opéré en nous[106]. Que Celui qui m’a envoyé Héraclius le conserve, qu’il le garde sain et sauf, qu’il le garde sans crime, afin qu’après avoir fait la joie de ma vie, il me remplace après ma mort. Vous le voyez, les greffiers de l’Église recueillent ce que nous disons, ce que vous dites : mes paroles et vos acclamations ne tombent pas à terre. Pour parler plus clairement, ce sont des actes ecclésiastiques que nous faisons en ce moment : par là je veux confirmer ma volonté autant que cela est au pouvoir des hommes. Le peuple s’est écrié trente-six fois: Rendons grâces à Dieu ! louanges au Christ ! Il a dit treize fois : Christ, exaucez-nous, longue vie à Augustin ! Il a dit huit fois : Vous pour père, vous pour évêque. Il a dit vingt fois : Il est digne et juste. Il a dit cinq fois: Il a bien mérité, il est bien digne\it. Il a dit six fois : Il est digne et juste.

3. Le silence s’étant rétabli, Augustin évêque a poursuivi ainsi: Donc, comme je le disais, je veux que ma volonté et la vôtre soient confirmées par des actes ecclésiastiques, autant que cela est au pouvoir des hommes ; quant à la volonté cachée du Tout-Puissant, prions tous, comme je l’ai dit, pour que Dieu confirme ce qu’il a fait en nous. Le peuple s’est écrié: Nous vous rendons grâces de votre choix ! cela a été dit seize fois. Le peuple a dit douze fois: Que cela se fasse, que cela se fasse ! et six fois : Vous pour père, Héraclius pour évêque !

4. Le silence s’étant rétabli, Augustin évêque a dit : Je sais ce que vous savez aussi, mais je ne veux pas qu’on fasse pour lui ce qu’on a fait pour moi. Beaucoup d’entre vous le savent, cela n’est ignoré que de ceux qui alors n’étaient pas nés ou qui n’étaient pas encore en âge de le savoir. Je fus ordonné évêque du vivant de mon père, le saint vieillard Valère, d’heureuse mémoire, et j’ai occupé le siège avec lui : je ne savais pas, il ne savait pas lui-même que cela était défendu par le concile de Nicée. Ce qu’on a donc blâmé en moi, je ne veux pas qu’on le blâme dans celui qui est mon fils. Le peuple a répété treize fois: Rendons grâces à Dieu ! louanges au Christ !

5. Le silence s’étant rétabli, Augustin évêque a dit : Héraclius restera prêtre comme il est ; il sera évêque quand Dieu voudra. Mais, la miséricorde de Dieu aidant, je vais faire ce que je n’ai pu faire jusqu’ici. Vous savez ce que je — voulais depuis quelques années, et vous ne l’avez pas permis. Nous étions convenus, vous et moi, que, pendant cinq jours de la semaine vous me laisseriez tranquille, pour que je pusse m’occuper des saintes Écritures, comme mes frères et mes pères les évêques avaient daigné m’en charger aux deux conciles de Numidie et de Carthage. Il en a été dressé acte, vous y avez consenti par vos acclamations ; on vous a lu cet acte, vos acclamations l’ont confirmé. Vous n’avez pas longtemps gardé votre promesse ; il y a eu de nouveau irruption violente sur moi, et je ne suis pas libre de faire ce que je veux avant et après midi je suis enveloppé par les affaires des hommes. Je vous conjure par le Christ et je vous somme de souffrir que je me décharge du poids de ces soins sur ce jeune homme, sur le prêtre Héraclius, que je désigne aujourd’hui au nom du Christ pour me succéder comme évêque. Le peuple a répété vingt-six fois : Nous vous rendons grâces de votre choix !

6. Le silence s’étant rétabli, Augustin évêque a dit: Je vous rends grâces devant le Seigneur notre Dieu, de votre charité et de votre bienveillance, ou plutôt j’en rends grâces à Dieu. Donc, mes frères, adressez-vous désormais à Héraclius pour tout ce qui avait coutume de vous amener chez moi ; quand il aura besoin d’un conseil, je ne lui refuserai pas mon secours : à Dieu ne plaise que je l’en prive ! Cependant adressez-vous à lui pour tout ce qui avait coutume de vous amener chez moi. Qu’il me consulte lorsque par hasard il ne saura pas ce qu’il doit faire ; qu’il demande pour aide celui qu’il a pour père. Ainsi rien ne vous manquera, et, si Dieu daigne prolonger encore un peu ma vie, ce n’est ni au repos ni à la paresse que je donnerai mes derniers jours, ce sera à l’étude des saintes Écritures, autant que Dieu le permettra et me l’accordera ; cette étude profitera à Héraclius, et, par lui, vous profitera à vous-mêmes. Que mon loisir ne déplaise donc à personne, car mon loisir va être grandement occupé.

Je vois que j’ai fait avec vous tout ce que je devais au sujet de l’affaire pour laquelle je vous avais engagés à venir ; il ne me reste plus qu’à prier ceux d’entre vous qui savent écrire de vouloir bien signer ces actes. J’ai besoin ici de votre réponse ; faites-la moi connaître ; marquez-moi votre consentement par quelque acclamation. Le peuple a répété vingt-cinq fois : Que cela se fasse, que cela se fasse ! Il a répété vingt-huit fois: Cela se doit, cela est juste. Il a répété quatorze fois: Que cela se fasse, que cela se fasse ! Il a répété vingt-cinq fois : Il y a longtemps que vous en êtes digne, il y a longtemps que vous le méritez. Il a répété treize fois: Nous vous rendons grâces de votre choix ! Il a répété dix-huit fois: Christ, exaucez-nous ! conservez Héraclius ! Le silence s’étant rétabli, Augustin évêque a dit: Il est bon que nous puissions remplir nos devoirs envers Dieu en lui offrant le sacrifice ; durant cette heure de supplication, je vous recommande de ne vous occuper d’aucune de vos affaires particulières et de prier le Seigneur pour cette Église, pour moi et pour le prêtre Héraclius.

LETTRE CCXIV.

(Année 426 ou 427.)

Saint Augustin écrit au supérieur et aux religieux du monastère d’Adrumet[107] où s’était montrée une certaine émotion à l’occasion de la lettre de notre docteur au prêtre Sixte sur la question pélagienne. Deux jeunes gens de ce couvent étaient venus trouver l’évêque d’Hippone. On verra tout au long dans la lettre CCXVI l’origine et le récit des troubles d’Adrumet.

AUGUSTIN À SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, A VALENTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Deux jeunes gens, Cresconius et Félix, qui se disent de votre communauté, sont arrivés ici ; ils nous ont rapporté qu’il est survenu quelque trouble dans votre monastère, à cause de certains d’entrevous qui enseignent la grâce de façon à nier le libre arbitre de l’homme, et, ce qui est plus grave, de façon à prétendre qu’au jour du jugement Dieu ne rendra pas à chacun selon ses œuvres[108]. Ces jeunes gens ne nous ont pas laissé ignorer non plus que beaucoup d’entre vous ne partagent pas ce sentiment et reconnaissent que la grâce de Dieu vient en aide au libre arbitre, pour que nous goûtions et nous pratiquions le bien ; et que, quand le Seigneur viendra rendre à chacun selon ses œuvres, il trouve bonnes nos propres œuvres « que Dieu a préparées afin que nous y marchions[109]. » Ceux qui pensent ainsi pensent bien.

2. « Je vous conjure donc, mes frères, comme l’Apôtre conjurait les Corinthiens, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de parler tous le même langage et de ne point souffrir de divisions parmi vous[110]. » Et d’abord le Seigneur Jésus, comme il est écrit dans l’Évangile, « n’est pas venu pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui[111]. » Mais après, comme l’écrit l’apôtre Paul, « Dieu jugera le monde[112] », lorsqu’il viendra, ainsi que le déclare toute l’Église dans le Symbole, « juger les vivants et les morts. » Si donc il n’y a pas de grâce de Dieu, comment le Seigneur sauve-t-il le monde ? Et s’il n’y a pas de libre arbitre, comment juge-t-il le monde ? Entendez dans ce sens le livre ou la lettre de moi que ces jeunes gens emportent avec eux, afin que vous ne niiez pas la grâce de Dieu et que vous ne défendiez pas le libre arbitre de manière à le séparer de la grâce de Dieu, comme si nous pouvions sans elle et de nous-mêmes penser ou faire quelque chose selon Dieu : or, c’est ce que nous ne pouvons pas. C’est pourquoi le Seigneur, parlant du fruit de la justice, dit à ses disciples : « Vous ne pouvez rien faire sans moi[113]. »

3. Vous saurez que cette lettre de moi, adressée au prêtre Sixte de l’Église romaine est, écrite contre les nouveaux hérétiques pélagiens, qui disent que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites, afin que celui qui se glorifie se glorifie non pas dans le Seigneur, mais en lui-même, c’est-à-dire dans l’homme et non dans le Seigneur. C’est ce que l’Apôtre défend lorsqu’il dit : « Que personne ne se glorifie dans l’homme[114]; » et ailleurs : « Vue celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (8). » Mais ces hérétiques pensant pouvoir devenir justes par eux-mêmes, comme si Dieu ne leur donnait pas cette justice, et qu’ils se la donnassent eux-mêmes, ne se glorifient pas dans le Seigneur, mais en eux. C’est à leurs pareils que l’Apôtre dit : « Qui te discerne ? » Saint Paul parle ainsi parce que Dieu seul sépare l’homme de la masse de cette perdition qui vient d’Adam, pour en faire un vase d’honneur et non pas un vase d’ignominie. À cette question de l’Apôtre, l’homme charnel et orgueilleux aurait pu répondre de la voix ou de la pensée que ce qui le discerne, c’est sa foi, c’est sa prière, c’est sa justice ; l’Apôtre va au-devant de sentiments semblables et dit : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Mais, si tu ras reçu, pourquoi t’en glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu[115]? » Ainsi se glorifient de ce qu’ils ont, comme ne l’ayant pas reçu, ceux qui pensent se justifier par eux-mêmes : et alors ils se glorifient en eux, et non pas dans le Seigneur.

4. C’est pour cela que, dans la lettre qui vous est parvenue, j’ai prouvé, par les témoignages des saintes Écritures, comme vous pourrez le voir, que nos bonnes œuvres, nos pieuses oraisons, notre foi droite n’auraient pas pu être en nous d’aucune manière si nous ne les avions reçues de celui dont l’apôtre Jacques a dit : « Toute grâce excellente, tout don parfait vient d’en-haut et descend du Père des lumières[116]. » Ainsi personne ne peut prétendre que la grâce de Dieu lui est accordée par les mérites de ses œuvres, de ses prières ou de sa foi, ni croire ce que répètent les hérétiques, savoir, que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites : ce qui est tout à fait faux. Ce n’est pas que les bonnes ou les mauvaises œuvres ne méritent rien, car, s’il en était ainsi, comment Dieu jugerait-il le monde ? Mais la miséricorde et la grâce de Dieu convertissent l’homme : « Le Seigneur est mon Dieu, dit le Psalmiste, il me préviendra de sa miséricorde[117]. » C’est par là que l’impie sera justifié, c’est-à-dire que d’impie il deviendra juste, et commencera à avoir des mérites que le Seigneur couronnera lorsque le monde sera jugé.

5. Je désirais vous envoyer bien des choses ; après les avoir lues, vous auriez connu plus exactement et plus à fond tout ce qui a été fait dans les conciles des évêques contre les hérétiques pélagiens ; mais ils sont pressés, vos frères qui sont venus vers nous et par lesquels nous vous écrivons sans que ceci soit cependant une réponse, car ils ne nous ont apporté aucune lettre de vous. Nous les avons reçus toutefois, parce que leur candeur ne nous permettait pas de croire qu’ils pussent nous tromper. Ils se hâtent, afin de passer avec vous les fêtes de Pâques[118], et que ce saint jour vous trouve tous en paix avec l’aide de Dieu.

6. Le mieux serait de m’envoyer (et je vous le demande instamment) celui qui, d’après ce qu’ils disent, a jeté le trouble parmi eux. Car, ou bien il n’entend pas mon livre, ou bien peut-être ne l’entend-on pas lui-même, lorsqu’il s’efforce de résoudre et d’expliquer une question difficile, et que peu d’hommes peuvent pénétrer. C’est la question de la grâce de Dieu qui faisait croire à des gens qui ne te comprenaient pas que l’apôtre Paul nous recommande de faire le mal pour qu’il en arrive du bien[119]. De là ces paroles de l’apôtre Pierre dans sa seconde épître : « C’est pourquoi, mes bien-aimés, dans l’attente de ces choses, faites en sorte que le Seigneur vous trouve purs, irrépréhensibles et dans la paix ; et croyez que la longue patience de Notre-Seigneur est pour notre salut. C’est aussi ce que Paul, notre cher frère, vous a écrit, selon la sagesse qui lui a été donnée, comme aussi dans toutes ses lettres où, il parle du même sujet, lettres dans lesquelles il y a quelques passages difficiles à entendre, et que des hommes ignorants et légers détournent à de mauvais » sens, aussi bien que les autres Écritures, « pour leur propre ruine[120]. »

7. Prenez donc garde à ces terribles paroles d’un si grand apôtre ; là où vous sentez que vous ne comprenez pas, croyez, d’après les Livres divins, que l’homme a un libre arbitre et qu’il y a une grâce de Dieu sans le secours de laquelle le libre arbitre ne peut ni se tourner vers Dieu ni avancer en Dieu. Et priez pour que vous compreniez avec sagesse ce que vous aurez commencé par croire avec piété. Le libre arbitre nous sert à comprendre sagement ces choses mêmes. Autrement la sainte Écriture ne nous dirait pas : « Comprenez donc, vous qui ne comprenez rien ; insensés, apprenez à connaître[121]. » Du moment qu’il nous est prescrit et ordonné de comprendre et de savoir, l’obéissance nous est demandée, et il ne peut pas y avoir obéissance sans libre arbitre. Mais s’il n’était pas besoin aussi de la grâce de Dieu pour comprendre et savoir, le Prophète ne dirait pas à Dieu : « Donnez-moi l’intelligence, et j’apprendrai vos commandements[122] ; » on ne lirait pas dans l’Évangile :, « Alors il leur ouvrit l’esprit, afin qu’ils comprissent les Écritures[123]; » et l’apôtre Jacques ne dirait pas : « Si quelqu’un de vous a besoin de sagesse, qu’il en demande à Dieu, qui répand ses dons sur tous libéralement et sans reproche, et la sagesse lui sera donnée[124]. » Le Seigneur est assez puissant pour vous faire la grâce de rétablir la paix au milieu de vous et pour nous donner la joie de l’apprendre bien vite. Je vous salue, non-seulement en mon nom, mais encore au nom des frères qui sont avec moi, et je vous demande de prier pour nous avec accord et avec instance.

LETTRE CCXV.

(Année 426 ou 427.)

Saint Augustin n’avait pas laissé repartir pour Adrumet les moines Cresconius et Félix, afin de les mettre en mesure de bien comprendre la vérité dans la question pélagienne ; lorsqu’ils forent près de quitter Hippone avec toutes les pièces relatives au pélagianisme et avec un livre de notre docteur composé tout exprès pour les moines d’Adrumet, le saint évêque leur donna la lettre suivante adressée à leur abbé et à leurs frères.

AUGUSTIN À SON BIENHEUREUX SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, A VALENTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI SALUT DANS LE SEIGNEUR.

ils n’ont point été tirés de la puissance des ténèbres pour passer dans le royaume du Christ, ils seront condamnés et porteront non-seulement la peine du péché originel, mais encore des fautes de leur volonté propre. Les bons recevront la récompense des œuvres de leur bonne volonté, mais c’est par la grâce de Dieu qu’ils ont obtenu cette bonne volonté elle-même. Ainsi s’accomplit ce qui est écrit : « Colère et indignation, tribulation et angoisse sur toute âme d’homme qui fait le mal, du juif premièrement, puis du grec ; mais gloire, honneur et paix à tout homme qui fait le bien, au juif premièrement, puis au grec[125]. »

2. Je n’ai pas besoin de m’arrêter longtemps dans cette lettre sur cette question très-difficile de la volonté et de la grâce ; j’en ai remis une autre à Cresconius et à Félix, au moment où je croyais qu’ils allaient partir. J’ai écrit aussi pour vous un livre[126] qui, j’espère, vous mettra d’accord sur cette question, si, Dieu aidant, vous le lisez avec attention et si vous le comprenez bien. Ces jeunes gens emportent d’autres pièces que nous avons cru devoir vous adresser, afin que vous sachiez comment l’Église catholique, secourue par la miséricorde de Dieu, a repoussé les poisons de l’hérésie pélagienne. Ils vous remettront ce qui a été écrit au pape Innocent, évêque de Rome, par le concile de la province de Carthage et par le concile de Numidie, ce qui lui a été écrit avec plus de soin par cinq évêques, ce qu’il a répondu lui-même à ces trois lettres[127]; Vous aurez également ce qui a été écrit au pape Zozime par le concile d’Afrique, sa réponse envoyée à tous les évêques du monde[128], la courte sentence que nous avons portée contre cette même erreur dans le dernier concile plénier de toute l’Afrique et le livre que j’ai mentionné plus haut et que je viens d’écrire pour vous : nous lisons en ce moment toutes ces choses avec Cresconius et Félix, et nous vous les envoyons par eux.

3. Nous leur avons lu aussi le livre du bienheureux martyr Cyprien sur l’oraison dominicale, et nous leur avons montré comment il enseigne que tout ce qui appartient à une pieuse vie doit être demandé à notre Père qui est dans les cieux, de peur que, trop confiants dans le libre arbitre, nous ne venions à déchoir de la grâce divine. Nous leur avons fait voir comment le même glorieux martyr nous avertit que nous devons prier pour nos ennemis qui ne croient pas encore en Jésus-Christ, afin qui Dieu leur donne la foi : cette recommandation serait vaine, si l’Église ne croyait point que même les volontés mauvaises et infidèles des hommes peuvent être converties au bien par là grâce de Dieu. Mais comme vos frères nous ont dit que ce livre de saint Cyprien est chez vous, nous ne vous l’envoyons pas. Nous avons lu avec eux ma lettre au prêtre Sixte, de l’Église romaine, qu’ils m’ont apportée ; nous leur avons expliqué qu’elle est écrite contre ceux qui Prétendent que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites, c’est-à-dire contre les pélagiens.

4. Donc, autant que nous l’avons pu, nous avons fait en sorte avec vos frères, qui sont aussi les nôtres, de les maintenir dans la vraie foi catholique. Elle ne nie pas qu’il y ait un libre arbitre pour une mauvaise ou une bonne vie ; mais elle ne lui accorde pas le pouvoir de faire quelque chose sans la grâce de Dieu, soit pour aller du mal au bien, soit pour persévérer dans le bien ; soit pour arriver à ce bien éternel avec la certitude de ne jamais le perdre. Je vous demande à vous aussi, mes très-chers frères, dans cette lettre, ce que l’Apôtre nous demande à tous, « de ne pas vouloir connaître avec sobriété, selon la mesure de foi que Dieu a donnée à chacun[129]. »

5. Voyez ce que l’Esprit-Saint nous apprend, par Salomon : « Redresse ta course: par tes pas, et que tes voies soient droites ; ne te détourne ni à droite, ni à gauche, mais éloigne-toi de la voie mauvaise. Dieu connaît les voies qui sont à droite ; mais les voies de gauche sont des voies de perdition. Dieu lui-même redressera ta course et dirigera ta route dans la paix[130]. » Remarquez, mes frères, d’après ces paroles de la sainte Écriture, que s’il n’y avait pas de libre arbitre, on ne dirait pas : « Redresse ta course par tes pas, et que tes voies soient droites ; ne te détourne ni à droite, ni à gauche. » Et cependant, si cela pouvait se faire sans la grâce de Dieu, on ne dirait pas ensuite : « Dieu lui-même redressera ta course et dirigera ta route dans la paix. »

6. Ne vous détournez donc ni à droite, ni à gauche, quoiqu’il y ait des louanges pour les voies qui sont à droite comme il y a une condamnation contre les voies qui sont à gauche ; car l’Écriture ajoute : « Eloigne-toi de la voie mauvaise, c’est-à-dire de la voie qui est à gauche ; » puis, complétant sa pensée : « Le Seigneur, dit-elle ensuite, connaît les voies qui sont à droite ; mais les voies de gauche sont des voies de perdition. » C’est dans les voies connues du Seigneur que nous devons marcher. Le Psalmiste dit que « le Seigneur connaît la voie des justes et que la voie des impies périra[131]. » Celle-ci n’est pas connue du Seigneur, parce qu’elle est à gauche ; et au dernier jour, il dira à ceux qui seront placés à sa gauche : « Je ne vous connais pas[132]. » Qu’est-ce que c’est donc que le Seigneur ne connaît pas, lui qui connaît toutes choses, les bonnes actions comme les Mauvaises actions des hommes ? Que veulent dire ces mots : « Je ne vous connais pas », sinon : Je ne vous ai pas faits tels ? C’est en ce sens qu’il est dit de Notre Seigneur Jésus-Christ : « Il n’a pas connu le péché[133]. » Que signifie : « il n’a pas connu », sinon qu’il n’a pas fait ? Ainsi donc ces mots « 1e Seigneur connaît les voies qui sont à sa droite », comment doit-on les entendre, si ce n’est en ce sens qu’il a fait lui-même les voies droites, c’est-à-dire les voies des justes, qui sont en effet les bonnes œuvres, « que Dieu a préparées, selon les paroles de l’Apôtre, pour que nous y marchions[134] ? » Quant aux voies de perdition qui sont à gauche, c’est-à-dire quant aux voies des impies ; le Seigneur ne les connaît point, parce qu’il ne les a pas faites pour l’homme et que l’homme les a faites pour lui-même. Aussi le Seigneur dit-il : « mais moi je hais les voies perverses des méchants, elles sont à gauche[135]. »

7. On nous dira : si les voies qui sont à droite sont bonnes, pourquoi nous est-il recommandé de ne nous détourner « ni à droite ni à gauche ? » Ne semble-t-il pas qu’on aurait dû dire : Suivez la droite et ne vous détournez pas à gauche ? Ce que nous avons à répondre c’est que, quelque bonnes que soient les voies qui sont à droite, il n’est pas bon cependant de se « détourner à droite. » On se détourne à droite en s’attribuant à soi-même et non point à Dieu les bonnes œuvres qui appartiennent aux voies droites. C’est pourquoi, après avoir dit : « Le Seigneur connaît les voies qui sont à droite, et les voies de gauche sont des voies de perdition ; » l’Écriture suppose qu’on lui demande : Pourquoi donc ne voulez-vous pas que nous déclinions à droite ? et elle ajoute : « Dieu lui-même redressera ta course et dirigera ta route dans la paix. » Comprends donc que le but de ce précepte : « Redresse ta course par tes pieds et dirige tes voies », c’est de te faire connaître que, lorsque tu accomplis ces choses, le Seigneur Dieu t’accorde la grâce de les accomplir ; et tu ne déclineras pas à droite, quoique tu marches dans les voies droites, en ne mettant pas ta confiance dans ta force et lui-même sera ta force ; lui qui redressera ta course et dirigera ta route dans la paix.

8. C’est pourquoi, mes bien-aimés, quiconque prétend que sa volonté lui suffit pour faire de bonnes œuvres, se détourne à droite. Et ceux-là se détournent à gauche qui pensent qu’il faut cesser de bien vivre, lorsqu’ils entendent prêcher et prouver que la grâce de Dieu elle-même rend bonnes les mauvaises volontés des hommes et les maintient telles qu’elle les a faites, et qui disent pour ce motif : « Faisons le mal afin qu’il en arrive du bien[136]. » Voilà pourquoi le Sage vous dit : « Ne vous détournez ni à droite ni à gauche », c’est-à-dire, ne défendez pas le libre arbitre jusqu’à lui attribuer les bonnes œuvres sans la grâce de Dieu, et ne défendez pas la grâce de façon à vous tenir pour assurés de son secours et à aimer les œuvres mauvaises : que la grâce de Dieu vous en préserve, car ce sont ceux-là que l’Apôtre fait parler ainsi dans son épître aux Romains : « Que dirons-nous donc ? demeurerons-nous dans le péché pour que la grâce abonde (2) ? » L’Apôtre répond comme il doit à ces paroles d’hommes qui se trompent et qui ne comprennent pas la grâce de Dieu : « à Dieu ne plaise ! s’écrie saint Paul ; car si nous « sommes morts au péché, comment vivrons-nous dans le péché[137] ? » Rien de plus court et de mieux. Dans ce monde en effet où le mal est si grand, quel plus grand bien pouvons-nous recevoir de la grâce de Dieu, que de mourir au péché ? Celui-là donc sera ingrat envers la grâce qui voudra vivre dans le péché à cause de cette même grâce par laquelle nous mourons au péché. Que Dieu qui est riche en miséricorde, vous donne de goûter le vrai, et de persévérer jusqu’à la fin dans un pieux dessein. Demandez-le avec instance et avec soin dans une paix fraternelle, demandez-le pour vous, pour nous, pour tous ceux qui vous aiment et pour ceux qui vous haïssent. Vivez avec Dieu. Si vous voulez me faire plaisir, envoyez-moi le frère Florus[138].

LETTRE CCXVI.

(Année 427)

Valentin raconte ce qui s’est passé dans son monastère, il explique comment il n’a pas écrit à l’évêque d’Hippone par ceux de ses frères qui sont allés trouver le saint Docteur ; il avoue humblement sa honte et condamne ce qui a été fait. Sa reconnaissance est vive pour le livre que saint Augustin a adressé aux moines d’Adrumet. La lettre de Valentin, écrite dans des termes de vénération profonde et dans un langage animé, nous donne une idée de l’immense considération dont jouissait saint Augustin parmi ses contemporains.

AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, DIGNE PAR-DESSUS TOUT DE RESPECT ET D’AMOUR, VALENTIN, SERVITEUR DE SÀ SAINTETÉ, ET TOUTE LA COMMUNAUTÉ QUI MET AVEC LUI SA CONFIANCE DANS LES PRIÈRES D’AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. En recevant les respectables écrits que vous nous avez envoyés et le livre de votre sainteté, nous avons éprouvé un tremblement de cœur comme celui qu’éprouva le bienheureux Élie lorsque, debout à l’entrée de la caverne, il se couvrit le visage devant la gloire du Seigneur qui passait ; la honte nous a fait ainsi mettre les mains sur nos yeux, car nous avons ###roug. de notre jugement à cause de la grossièreté de nos frères, dont le départ inopiné nous a permis de saluer votre béatitude. Mais il y a un temps de parler et un temps de se taire ; ce qui nous a empêchés de vous écrire, c’étaient les opinions incertaines et flottantes de ceux qui vous auraient porté notre lettre : nous ne voulions pas paraître douter avec ceux qui doutent, lorsqu’il s’agit d’une sagesse comme la vôtre et qui est celle d’un ange. Nous n’avions rien à apprendre sur votre sainteté, sur votre sagesse qui nous est connue par la grâce de Dieu. Quelle vive joie nous a causée le livre si doux de votre sainteté ! Nous étions comme les apôtres après la résurrection du Seigneur : ils, mangeaient aveu-lui et n’osaient pas lui demander qui il était ; ils savaient bien que c’était Jésus[139]. De même nous n’avons pas voulu, nous n’avons pas osé demander si ce livre était de vous : en voyant la grâce des fidèles mise en accord avec le libre arbitre et avec cette vivacité de langage, nous reconnaissions que l’ouvrage était parti de vos mains, ô saint pape notre seigneur !

2. Mais commençons, bienheureux pape notre seigneur, par le récit même des troubles qui ont éclaté parmi nous. Notre très-cher frère Florus, serviteur de votre paternité, s’était rendu à Uzale, son lieu natal, par une inspiration de charité ; il songea à nous apporter, comme un pain de bénédiction, un livre de votre sainteté[140] qu’il se fit dicter pendant les loisirs de son séjour à Uzale ; celui qui le lui avait pieusement dicté était ce même frère Félix qui paraît n’être arrivé près de vous qu’assez longtemps après ses compagnons. En quittant Uzale, Florus s’était acheminé vers Carthage ; on vint au monastère avec ce livre ; sans me le montrer, on le fit lire à des frères de peu de savoir qui ne le comprirent pas et s’en émurent. Lorsque le Seigneur disait à ses disciples : « Celui qui ne mangera pas de la chair du Fils de l’homme et ne boira pas son sang, n’aura pas la vie en lui[141] », il y en eut qui l’abandonnèrent parce qu’ils donnaient un sens impie à ces paroles ; ce n’était pas la faute du Seigneur, mais la faute d’un cœur impie.

3. Ces frères, donnant un faux sens à toute chose, troublèrent d’abord l’esprit des simples, à mon insu ; ce fut Florus qui, à son retour de Carthage, ayant connaissance de leurs agitations et de leurs réunions secrètes, m’en informa ; ils se cachaient ainsi avec peu de dignité pour discuter sur des vérités qu’ils n’entendaient pas. Je fus d’avis, afin de faire cesser des disputes impies, d’envoyer à notre saint père le seigneur Evode pour qu’il nous répondit lui-même, au sujet de ce livre si digne de respect, quelque chose de certain qui pût éclairer les ignorants[142]. Les dissidents n’eurent pas la patience d’accepter ce moyen ; ils prirent un parti qui ne pouvait nous plaire en de telles conditions, le parti d’aller vous trouver. Florus s’attristait de leur fureur contre lui ; ils lui reprochaient le mal que ce livre leur avait fait ; faibles qu’ils étaient, ils n’avaient pas pu y reconnaître le remède qui les eût guéris. Nous eûmes encore recours au saint prêtre Sabin comme à une plus grande autorité ; sa sainteté lut le livre et l’expliqua clairement ; mais cela ne suffisait pas à des esprits aussi malades. Je laissais donc partir nos frères et je pourvus par charité aux dépenses du voyage : Je craignais que le mal ne s’aggravât, ce mal qui aurait pu être guéri par la grâce même de votre livre où l’on croit sentir votre sainte présence. Ces frères étant partis, toute la communauté rentra dans le repos et la paix. Cette dispute était née de l’ardente vivacité de cinq ou six frères.

4. Mais quelquefois, seigneur pape, la joie sort de la tristesse, et aujourd’hui nous sommes consolés, car l’ignorance et la curiosité de nos frères nous ont valu d’être éclairés par les plus suaves avertissements de votre sainteté. Le doute du bienheureux Thomas demandant à toucher la place des clous[143], a servi à confirmer toute l’Église. Nous avons donc reçu, seigneur pape, le remède que vos soins pieux nous ont envoyé avec la grâce de vos lettres, et nous avons frappé notre poitrine pour que notre conscience soit guérie : elle ne peut l’être que par la grâce vivifiante et au moyen du libre arbitre qui est aussi un don de la miséricorde de Dieu. Ce secours d’en-haut est approprié à la vie présente où nous chantons encore la miséricorde du Seigneur en attendant d’autres manifestations. Quand nous commencerons à chanter le jugement divin, nous serons récompensés de nos œuvres, parce que le Seigneur est miséricordieux et juste, compatissant et droit[144]; parce que, comme votre sainteté nous l’enseigne, « il nous faudra comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises actions qu’il aura faites pendant qu’il était revêtu de son corps[145]; parce que le Seigneur viendra et sa récompense avec lui[146]; parce que l’homme sera debout avec son œuvre devant lui ; le Seigneur viendra a comme une fournaise ardente pour consumer à les impies comme de la paille[147]; parce que le Seigneur se lèvera comme un soleil de justice pour ceux qui craignent son nom, pendant que les impies seront punis par sa justice[148]. » C’est ce que redoutait avec tremblement le juste dont vous êtes l’ami, lorsqu’il disait en gémissant : « Seigneur, n’entrez pas en jugement avec votre serviteur[149]. » Si la grâce était une récompense, le juste ne craindrait pas le jugement caché dans les secrets de la majesté divine. Telle est la foi de votre serviteur Florus, ô pitre ; elle n’est pas ce qu’ont pu vous dire les autres frères. Ceux-ci ont entendu Florus dire lui-même que c’est par la grâce du Rédempteur et non pas selon nos mérites que la piété nous est donnée ; car pour cet autre jour du jugement, qui doute que la grâce en soit bien loin, puisque c’est alors que la justice commencera à s’irriter ? C’est ce que nous crions, ô père ! c’est ce que, d’après vos enseignements, nous chantons, non pas avec sécurité, mais avec tremblement : « Seigneur, ne nous reprenez pas dans votre fureur, et ne nous châtiez pas dans votre colère[150]. » Nous disons encore : « Corrigez-nous, Seigneur, instruisez-nous de votre loi, afin que nous soyons préservés dans les jours mauvais[151]. » Nous croyons, d’après vous, vénérable père, que Dieu interrogera le juste et l’impie, que, les bons et les mauvais étant placés, les uns à sa droite, les autres à sa gauche,.il récompensera, les uns de leurs œuvres de piété et punira les autres de leur obstination dans le mal. Où sera la grâce, lorsque les œuvres bonnes ou mauvaises seront comptées et jugées ?

5. Mais pourquoi ne craint-on pas de mentir contre nous ? Nous ne nions pas que la grâce de Dieu guérisse le libre arbitre, mais nous nions qu’il se tortille chaque jour par la grâce du Christ, et nous avons la confiance qu’elle lui vient en aide. Et des hommes nous disent qu’il est en leur pouvoir de faire le bien t Mais ce bien, le font-ils ? O prétention vaine de gens misérables ! Chaque jour ils se reprochent des fautes, et en même temps ils se vantent des forces de leur volonté propre ! Ils ne se rendent pas compte de leur conscience qui ne peut être guérie que par la grâce et ne disent pas : « Ayez pitié de moi ! guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous[152]! » Ceux qui se glorifient ainsi de leur libre arbitre (et nous ne nions point le libre arbitre, mais nous ne le séparons pas du secours de Dieu), que feraient-ils si déjà la mort avait été absorbée dans sa victoire, si déjà notre corps mortel avait été revêtu d’immortalité, et ose corps corruptible d’incorruptibilité[153]? La pourriture est dans leurs plaies, et c’est d’un ton superbe qu’ils demandent un remède ! Ils ne disent pas comme le juste « Si le Seigneur n’était venu à mon secours, mon âme aurait habité les régions de la mort[154]; » ils ne disent pas comme ce saint Prophète : « Si le Seigneur ne garde la cité, inutilement veille celui qui la garde[155]. »

6. Priez, ô père pieux, pour que nous n’ayons plus d’autre soin que d’expier nos péchés par nos larmes et de prêcher la grâce de Dieu. Priez, Seigneur notre père, pour que l’abîme ne referme pas sa bouche sur nous[156], pour que nous soyons retirés du milieu de ceux qui descendent dans le gouffre[157], pour que notre âme ne soit pas perdue avec celle des impies[158] à cause de notre orgueil, mais pour qu’elle soit guérie par la grâce du Seigneur. Ainsi que votes l’avez demandé, seigneur pape ; notre frère Florus, serviteur de votre sainteté, s’en va joyeusement vers vous ; il ne recule pas devant la fatigue du voyage, mais il l’aime : les peines de la route le rapprocheront de plus en plus des enseignements lumineux qui l’attendent auprès de vous. Nous vous le recommandons très-humblement, et nous vous demandons en même temps de recommander à Dieu dans vos prières les ignorants, afin qu’ils se remettent en paix et en bon accord. Priez, seigneur et doux père, pour que le démon s’enfuie de notre communauté, pour que, toute tempête de questions étrangères cessant au milieu de nous, le navire où nous sommes montés, dans ce port tranquille, comme autant de soldats enrôlés sous les saints drapeaux, poursuive en paix sa course à travers cette grande et immense mer du monde, et reçoive le juste prix des richesses dont il est chargé, dans cet autre port abrité contre tout péril de naufrage. Nous espérons l’obtenir, avec le secours de votre sainteté, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous vous demandons de rendre nos respectueux devoirs à tous nos seigneurs les clercs qui sont les enfants de votre apostolat et à tous ceux qui servent Dieu dans votre monastère : qu’ils daignent tous, avec votre béatitude, prier pour notes. Que l’indivisible Trinité du Seigneur notre Dieu nous conserve dans son Église votre apostolat qu’elle a choisi par sa grâce, et qu’elle vous couronne dans la grande Église du ciel en vous faisant souvenir de nous ! voilà ce que nous souhaitons, seigneur. Si notre frère Florus, serviteur de votre sainteté, vous demande quelque chose pour la règle de notre monastère, daignez l’écouter, ô père ! et daignez instruire sur tous les points notre ignorante faiblesse.

LETTRE CCXVII.

(Année 427)

Vital, de Carthage, ne partageait pas toutes les erreurs de Pélage, mais il prétendait que le commencement de la foi était l’œuvre même de la volonté de l’homme ; saint Augustin lui prouve le contraire par les saintes Écritures et par les prières de l’Église. Il établit douze points qui comprennent toute la vérité catholique sur la question de la grâce ; il éclaircit brièvement chacun de ces points.

AUGUSTIN ÉVÈQUE, SERVITEUR DU CHRIST, ET PAR LUI, SERVITEUR DES SERVITEURS DU CHRIST, À SON FRÈRE VITAL, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Depuis que j’ai appris de mauvaises nouvelles sur vous, j’ai demandé au Seigneur, et jusqu’à ce que j’en reçoive de bonnes, je demanderai que vous ne méprisiez point mes lettres, mais que vous les lisiez avec profit. Si Dieu écoute ma prière pour vous, il m’accordera aussi de lui offrir des actions de grâces à votre occasion. Si j’obtiens cela, vous n’aurez sans doute rien à dire à ce commencement de ma lettre. Car je prie pour la pureté de votre foi. Si donc vous ne trouvez pas mauvais que nous priions ainsi pour ceux qui nous sont chers, si vous reconnaissez que cette prière est chrétienne, si vous vous souvenez d’avoir ainsi prié vous-même, ou si vous sentez que vous auriez dû ainsi prier, comment dites-vous, d’après ce qu’on me rapporte : « La foi en Dieu et la soumission à l’Évangile ne sont pas un don de Dieu, mais cela vient de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre propre volonté que Dieu ne forme pas dans notre cœur ? » Et quand on vous demande ce que veut dire l’Apôtre lorsqu’il déclare que Dieu « opère en nous le vouloir et le faire[159] », vous répondez : « Dieu nous fait vouloir par sa loi ; par ses Écritures que nous lisons ou que nous eu« tendons ; mais il dépend de nous d’y consentir ou de ne pas y consentir, de façon que cela se fait si nous le voulons, mais que, si nous ne le voulons pas, nous rendons inutile l’action de Dieu sur nous. Dieu, ajoutez-vous, Dieu, autant qu’il est en lui, fait que nous veuillions, en nous faisant connaître sa parole ; mais si nous refusons de nous y soumettre, nous faisons que l’action divine ne nous sert de rien. » Si vous dites cela, vous n’êtes pas d’accord avec nos prières.

2. Dites-nous donc très-clairement que nous ne devons pas prier pour ceux à qui nous prêchons l’Évangile, afin qu’ils croient, mais que nous devons nous borner à leur prêcher l’Évangile. Faites voir toutes vos objections contre les prières de l’Église. Lorsque vous entendez le prêtre à l’autel exhorter le peuple de Dieu à prier pour tes incrédules afin que Dieu les convertisse à la foi, pour les catéchumènes afin que Dieu leur inspire le désir de la régénération, pour les fidèles afin qu’avec le secours de Dieu ils persévèrent dans leur œuvre commencée, moquez-vous de ces pieuses paroles, et dites que vous ne vous conformerez pas à de pareilles exhortations, c’est-à-dire que vous ne priez pas Dieu de donner la foi aux infidèles, parce que ces choses-là ne sont pas des dons de la miséricorde divine, mais ne tiennent qu’à la volonté de l’homme. Vous qui avez étudié dans l’Église de Carthage, condamnez le livre du bienheureux Cyprien sur l’oraison dominicale ; car ce docteur, dans ses commentaires, montre qu’il faut demander à Dieu notre père, ce qui, selon vous, dépend purement de l’homme.

3. Si vous comptez pour peu ce que je viens de vous dire des prières de l’Église et du martyr Cyprien, osez davantage, blâmez l’Apôtre qui a dit : « Nous prions Dieu que vous ne fassiez aucun mal[160]. » Vous ne prétendrez pas que ce n’est rien faire de mal que de ne pas croire en Jésus-Christ ou d’abandonner sa foi ; ces choses sont donc comprises dans le mal que l’Apôtre désire qu’on ne fasse pas. Ce n’est point assez pour lui de rappeler aux fidèles qu’ils ne doivent rien faire de mal ; il avoue qu’il demande à Dieu qu’ils s’en abstiennent, sachant bien que Dieu lui-même corrige et dirige la volonté humaine pour l’en préserver. « Le Seigneur dirige les pas de l’homme, et c’est alors que l’homme voudra la voie de Dieu[161]. » Le Psalmiste ne dit pas : et l’homme apprendra la voie de Dieu, ou bien il la suivra, il y marchera, ou toute autre parole qui supposerait que Dieu donne quelque chose à l’homme qui veut déjà, de façon que sa bonne volonté précède et mérite la grâce d’être dirigé dans ses pas, afin qu’il apprenne sa voie, qu’il s’y maintienne et qu’il aime la voie de Dieu. Mais le Psalmiste dit : « Le Seigneur dirige les pas de l’homme, et c’est alors qu’il voudra la voie de Dieu », pour que nous sachions que la bonne volonté, par laquelle nous commençons à vouloir croire, est elle-même un don de celui qui dirige nos pas, d’abord afin que nous le voulions ; car la voie de Dieu n’est autre chose qu’une foi pure. L’Écriture ne dit pas en effet : « le Seigneur guide les pas de l’homme », parce que l’homme a voulu la voie de Dieu, mais il les guide et l’homme voudra. Les pas de l’homme ne sont pas dirigés parce qu’il a voulu, mais parce qu’ils sont dirigés-il voudra.

4. Peut-être nous direz-vous encore que le Seigneur fait cela par la lecture ou la prédication de sa doctrine, si l’homme soumet sa volonté à ce qu’il lit ou à ce qu’il entend. Car, ajoutez-vous : « Si la doctrine de Dieu était cachée à l’homme, ses pas ne seraient pas conduits de manière à vouloir la voie de Dieu ; » et selon vous, le Seigneur ne devient notre guide pour choisir sa voie, que parce que, sans la doctrine de Dieu, nous ne pouvons pas connaître la vérité, à laquelle nous soumettons nous-mêmes notre volonté. « Si l’homme se soumet à cette vérité, dites-vous, (et ceci appartient à son libre arbitre), il sera toujours vrai que le Seigneur guide les pas de l’homme pour qu’il choisisse la voie de Dieu, puisqu’il ne suivra la doctrine qu’après que la parole sainte l’aura persuadé. Restant dans sa liberté naturelle, il fera cela s’il le veut ; il ne le fera pas s’il ne le veut pas, et il y aura au bout de ses résolutions une récompense ou un châtiment. » Voilà bien la mauvaise doctrine des pélagiens, doctrine misérable et justement réprouvée ; Pélage lui-même la condamna, de peur d’être condamné par le jugement des évêques d’Orient. Ses partisans nous disent que la grâce de Dieu ne nous est pas donnée pour chacun de nos actes, mais qu’elle consiste dans le libre arbitre, dans la connaissance de la loi et les enseignements. O mon frère auronsnous le cœur appesanti au point de suivre, sur la grâce de Dieu, ou plutôt contre la grâce de Dieu, cette doctrine pélagienne que Pélage condamna, avec le mensonge dans l’âme, il est vrai, mais enfin qu’il condamna pour échapper à des juges catholiques ?

5. « Comment répondre ? » me direz-vous. — Comment pensez-vous pouvoir le faire plus aisément et plus clairement qu’en nous attachant à ce que nous avons dit plus haut sur la nécessité de prier Dieu, de façon qu’aucun oubli et aucune ruse de langage ne parviennent à arracher de notre esprit cette vérité ? Car si ce qui est écrit : « Les pas de l’homme sont dirigés par le Seigneur, et il voudra sa voie ; » et « la volonté préparée par le Seigneur ; » et « c’est Dieu qui opère en nous le vouloir[162]; » si beaucoup d’autres passages de ce genre marquent la vraie grâce de Dieu, c’est-à-dire celle qui, n’est pas donnée selon nos mérites, mais qui donne les mérites lorsqu’elle est donnée elle-même, parce qu’elle prévient la bonne volonté de l’homme, et ne la trouve pas dans le cœur de personne, mais elle la fait ; s’il fallait entendre tous ces passages de manière à croire que l’action de Dieu sur la volonté de l’homme se borne à soumettre sa foi et sa doctrine à notre libre arbitre, sans que, par une vocation profonde et secrète, il ouvrît notre âme à l’intelligence et à l’amour de sa loi ; assurément il suffit de la lire ou de l’entendre, et l’on n’aurait, pas besoin de prier que Dieu touchât les infidèles, et accordât aux cœurs convertis la grâce d’avancer et de persévérer. Si donc vous ne refusez pas de croire qu’il faille demander ces choses au Seigneur, que reste-t-il, mon frère. Vital, si ce n’est d’avouer que Dieu les donne, Dieu à qui vous reconnaissez qu’on doit les demander ? Et si vous niez que nous devions les lui demander, vous vous mettez en contradiction avec sa doctrine, puisque nous y apprenons à demander ces choses.

6. Vous savez l’oraison : dominicale et je ne doute pas que vous ne disiez à Dieu « Notre « Père qui êtes aux cieux, etc. » Lisez l’explication qu’en a faite le bienheureux Cyprien ; voyez avec soin et comprenez avec un esprit, de soumission la manière dont il commente ces paroles : « Que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel[163]. » Il vous enseignera certainement à prier pour les infidèles et les ennemis de l’Église, selon ce commandement du Seigneur : « Priez pour vos ennemis[164] ; » il vous enseignera à demander que la volonté de Dieu se fasse et dans ceux qui, déjà fidèles, portent l’image de l’homme céleste et méritent d’être appelés du nom de ciel, et dans ceux qui, à cause de leur infidélité, portant encore l’image de l’homme terrestre[165], sont justement appelés du nom de terre. Ces ennemis pour lesquels le Seigneur nous ordonne de prier, et pour lesquels le glorieux martyr Cyprien veut que nous demandions la foi quand nous disons : « Que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel », ces ennemis de la piété chrétienne, refusent d’entendre la loi de Dieu et la doctrine du Christ qui prêche cette foi, ou bien n’y voient qu’un sujet de railleries, de mépris et d’attaques blasphématoires. C’est vainement et par manière d’acquit, plutôt que véritablement, que nous demandons à Dieu la foi pour ces ennemis de sa doctrine, s’il n’appartient pas a sa grâce de convertir à la foi la volonté des hommes qui lui sont opposés. C’est aussi vainement et par manière d’acquit, plutôt que véritablement, que nous rendons à Dieu de grandes actions de grâces pour ceux d’entre eux qui embrassent la foi si Dieu n’y est pour rien.

7. Ne trompons pas les hommes, car nous ne pouvons tromper Dieu. Assurément nous ne prions pas Dieu, mais nous feignons de le prier, si nous croyons que ce n’est pas lui, mais nous, qui faisons ce que nous lui demandons. De même nous ne rendons pas grâces à Dieu, mais nous feignons de lui rendre grâces, si nous ne pensons pas qu’il fasse la chose pour laquelle nous le remercions. S’il y a du mensonge dans tous les discours des hommes, au moins qu’il n’y en ait pas dans les prières. Gardons-nous de nier au fond du cœur que Dieu fasse ce que notre bouche lui demande, et, ce qui serait plus coupable, de dire des choses pareilles pour tromper les autres. Il ne faut pas qu’en cherchant à défendre le libre arbitre devant les hommes, nous perdions devant Dieu le secours de la prière ; évitons de ne pas rendre à Dieu de véritables actions de grâces, en ne reconnaissant pas la grâce véritable.

8. Si vraiment nous voulons défendre le libre arbitre, ne combattons pas ce qui fait notre liberté ; car celui qui combat la grâce par laquelle notre volonté devient libre de s’éloigner du mal et de faire le bien, veut que la volonté demeure encore captive. Si ce n’est pals Dieu qui délivre notre volonté et si elle se délivre elle-même, dites-moi, je vous prie, ce que signifient ces paroles de saint Paul : « Rendons grâces au Père qui nous a rendus dignes d’avoir part à l’héritage des saints dans la lumière, qui nous a délivrés de la puissance des ténèbres et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour[166] ? » Nous mentons donc en rendant grâces au Père, comme s’il faisait ce qu’il ne fait pas ? Il s’est donc trompé celui qui a dit que Dieu « nous a rendus dignes de participer à l’héritage des saints dans la lumière », parce que c’est lui qui « nous a délivrés de la puissance des ténèbres et nous a transférés dans le royaume du Fils de son amour ? » Dites-moi comment notre volonté avait la liberté de s’éloigner du mal et de faire le bien, lorsqu’elle était sous la puissance des ténèbres ? Si c’est Dieu qui nous a « délivrés », comme dit l’Apôtre, c’est lui assurément qui a rendu notre volonté libre. S’il opère un bien si grand par la seule prédication de sa doctrine, que dirons-nous de ceux qu’il n’a pas encore délivrés de la puissance des ténèbres ? Faut-il seulement que la doctrine divine leur soit prêchée, ou faut-il aussi prier pour que Dieu les tire de la puissance des ténèbres ? Si vous prétendez qu’on doive se borner à la prédication, vous êtes en contradiction avec les ordres de Dieu et avec les prières de l’Église ; si vous avouez qu’on doit prier pour eux, vous avouez par là qu’il faut demander que, leur volonté étant délivrée de la puissance des ténèbres, ils embrassent la loi de Dieu. De la sorte, ils ne deviennent pas fidèles sans le libre arbitre, et ils le deviennent par la grâce de Celui qui a délivré ce libre arbitre de la puissance des ténèbres. Ainsi est reconnue la grâce de Dieu, la vraie grâce que nul mérite ne précède ; et le libre arbitre est défendu, de façon à s’affermir par l’humilité sans se ruiner par l’orgueil ; ainsi celui qui se glorifie doit se glorifier dans le Seigneur et non pas dans l’homme ni dans tout autre, ni dans lui-même[167].

9. Car qu’est-ce que c’est que la puissance des ténèbres, si ce n’est le pouvoir du démon et de ses anges, qui, autrefois anges de lumière et n’étant pas restés dans la vérité[168] par leur libre arbitre, sont tombés et devenus ténèbres ? Je ne vous dis pas ceci pour vous l’apprendre, mais pour vous en faire souvenir. Le genre humain se trouve soumis à cette puissance des ténèbres par la chute du premier homme à qui cette puissance persuada la prévarication, et dans lequel nous sommes tous tombés ; c’est pourquoi les enfants en sont délivrés lorsqu’ils sont régénérés dans le Christ. Les effets heureux de cette délivrance ne se font sentir qu’à l’âge de raison, quand ils s’attachent à la doctrine salutaire dans laquelle ils ont été nourris et où ils achèvent la vie, « s’ils sont du nombre des élus dans le Christ avant la création du monde, afin qu’ils soient saints et irrépréhensibles en sa présente dans la charité, et prédestinés pour devenir ses enfants adoptifs[169]. »

10. Cette puissance des ténèbres, c’est-à-dire le démon, qui est appelé aussi le prince de la puissance de l’air[170], opère dans les enfants de la défiance[171] ; il est le prince même des ténèbres[172], c’est-à-dire de ces enfants de la défiance ; il les mène à sa volonté, qui n’est plus libre pour le bien, mais qui, en punition de son crime, est endurcie et vouée à l’accomplissement du plus grand mal : aussi nul chrétien d’une foi saine ne croit ou ne dit que ces anges apostats puissent jamais avoir une volonté meilleure et revenir à leur piété d’autrefois. Qu’opère-t-elle, cette puissance, dans les enfants de la défiance, sinon leurs œuvres mauvaises, et avant tout et par-dessus tout, la défiance et l’infidélité par lesquelles ils demeurent ennemis de la loi de Dieu ? cette puissance des ténèbres sait bien qu’à l’aide de la foi ils pourraient être purifiés, guéris et parfaitement libres (c’est ce qu’elle envie le plus), et qu’ils pourraient régner dans l’éternité. C’est pourquoi elle permet que quelques-uns d’entre eux, par lesquels elle cherche à mieux tromper, accomplissent de certaines œuvres qui semblent bonnes et qui leur méritent des louanges ; elle l’a permis chez quelques peuples, et particulièrement chez les Romains, où se sont rencontrés des hommes qui ont vécu avec éclat et avec grande gloire. Mais, comme d’après nos véridiques Écritures, « tout ce qui « ne vient pas de la foi est péché[173] », et que « sans la foi il est impossible de plaire à Dieu[174], « mais non pas aux hommes », le prince du mal n’agit ainsi que pour empêcher qu’on ne croie en Dieu et qu’en croyant on ne vienne au Médiateur par lequel périssent les œuvres de ténèbres.

11. Mais le Médiateur lui-même entre « dans la maison du fort[175] », c’est-à-dire dans ce monde où l’on meurt et qui est placé sous la puissance du démon, autant que le démon l’a pu ; c’est de lui qu’il est écrit qu’il a « l’empire de la mort[176]. » Le Médiateur entre dans la maison du fort, c’est-à-dire de celui qui tient le genre humain sous sa domination ; et d’abord il le lie, c’est-à-dire qu’il réprime et arrête sa puissance par les liens plus forts de la sienne ; c’est ainsi qu’il tire de l’empire du démon les vases qu’il a prédestinés à être des vases d’honneur ; il le fait en délivrant leur volonté de sa puissance afin que, dégagés des étreintes du diable, ils croient en leur Libérateur avec leur pleine volonté devenue libre. C’est là l’ouvrage de la grâce et non pas de la nature. C’est, dis-je, l’ouvrage de la grâce que nous a apportée le second Adam, et non pas de là nature que le premier Adam a perdue en se perdant. C’est l’ouvrage de la grâce qui ôte le péché et donne la vie au pécheur qui est mort aux yeux de Dieu ; ce n’est pas l’ouvrage de la loi qui montre le péché et ne délivre pas de la mort du péché. Car le grand prédicateur de la grâce a dit : « Je n’ai connu le péché que par la loi[177]; si une loi nous avait été donnée qui pût nous rendre la vie, dit encore l’Apôtre, c’est entièrement de la loi que viendrait la justice[178]. » C’est l’ouvrage de la grâce : ceux qui la reçoivent, quoiqu’ils aient été auparavant les ennemis de la : doctrine salutaire des saintes Écritures, en deviennent les amis. Ce n’est pas l’ouvrage de la doctrine elle-même : ceux qui l’entendent ou la lisent sans la grâce de Dieu, deviennent pis.

12. La grâce de Dieu ne consiste donc pas dans la force du libre arbitre ni dans la loi et la doctrine, comme le prétendent les pélagiens avec tant de perversité et d’extravagance ; mais elle est donnée pour chacune de nos actions au gré de celui dont il a été écrit ; « Vous réserverez, ô mon Dieu, selon votre volonté, une pluie pour votre héritage[179]. » En effet, l’énormité du péché du premier homme nous a fait perdre le libre arbitre pour aimer Dieu, et la loi de Dieu tue, quoique sainte, juste et bonne[180] si l’Esprit ne la vivifie[181] : par l’assistance (le cet Esprit, nous ne nous contentons pas d’entendre la parole divine, noies lui obéissons ; nous ne lisons pas seulement ce qu’elle prescrit, nous l’aimons. Aussi, croire en Dieu et vivre pieusement, cela ne vient pas « de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde[182]. » Ce n’est pas qu’il ne faille point vouloir ni courir, mais Dieu lui-même opère en nous « le vouloir et le courir. » C’est pourquoi le Seigneur Jésus, séparant ceux qui croient de ceux qui ne croient pas, c’est-à-dire les vases de miséricorde des vases de colère, nous apprend que « personne ne vient à lui s’il ne lui a été donné par son Père[183]; » ce qui fit parler ainsi le Sauveur, c’est que quelques-uns de ses disciples, qui le quittèrent ensuite, s’étaient scandalisés de sa doctrine. Ne disons donc pas que la grâce est dans la doctrine, mais reconnaissons la grâce, qui fait que la doctrine nous sert : si cette grâce manque, nous voyons que la doctrine est elle-même nuisible.

13. C’est pourquoi Dieu, pour établir d’avance dans sa prédestination toutes ses œuvres futures, les a ainsi disposées qu’il convertit à sa foi quelques incroyants en écoutant des croyants qui prient pour eux. Ceci sert à réfuter, et si la miséricorde de Dieu le veut, à ramener ceux qui croient que la grâce de Dieu est la force du libre arbitre avec lequel nous naissons, ou que cette grâce est la doctrine qui se prêche par la parole ou par les livres, et dont au reste nous ne contestons pas l’utilité. En priant pour les infidèles, nous ne prions pas pour qu’ils soient des hommes ni pour que la doctrine leur soit prêchée : ils l’entendent pour leur malheur s’ils ne croient pas. La plupart de ceux pour lesquels nous prions ne veulent pas croire, tout en lisant ou en entendant ; mais nous demandons à Dieu que leur volonté soit redressée, leur nature guérie, et qu’ils s’attachent à la loi de Dieu.

14. Les fidèles prient aussi pour eux-mêmes, afin qu’ils persévèrent dans leurs pieux desseins. Car il est utile à tous ou à presque tous de ne pas savoir ce qu’ils seront : c’est par là qu’on garde une humilité salutaire. Aussi, l’Apôtre dit : « Que celui qui croit se tenir ferme, prenne garde de tomber[184]. » Polir que nous conservions cette crainte utile, et que, régénérés et commençant à bien vivre, nous nous défendions d’une dangereuse sécurité au milieu de nos œuvres pieuses, la Providence a permis que les fidèles qui ne persévèrent pas soient mêlés à ceux qui persévèrent ; effrayés de la chute de ces chrétiens, ce n’est plus qu’avec crainte et tremblement que nous suivons la voie droite jusqu’à ce que nous passions de cette vie, qui est une tentation sur la terre[185], à une autre vie où il n’y aura plus d’orgueil à réprimer, ni de lutte à soutenir contre ses suggestions.

15. Qu’on cherche, si l’on veut, d’autres explications de ces exemples de fidèles qui ne doivent pas demeurer dans la foi et la sainteté chrétiennes, qui reçoivent la grâce pour un temps et restent sur la terre jusqu’à ce qu’ils tombent, au lieu d’être traités comme celui dont parle le Livre de la Sagesse, cet élu qui mourut jeune « de peur que le mal ne changeât son cœur[186]. » Qu’on cherche autrement l’explication de ces chutes, et si on en trouve une autre que celle que j’ai donnée, une autre qui ne s’éloigne point des règles de la vraie foi, qu’on la suive ; je la suivrai moi-même, dès que je viendrai à la connaître : mais cependant demeurons dans le sentiment où nous sommes parvenus, jusqu’à ce que Dieu nous éclaire, si nous avons d’autres pensées, d’après les avertissements de l’Apôtre[187]. Or nous sommes parvenus à des vérités que nous savons fermement appartenir à la foi véritable et catholique ; nous devons y marcher et ne pas nous en écarter, avec l’aide et la miséricorde de Celui à qui nous disons : « Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité[188]. »


Douze articles contre les Pélagiens.

16. Chrétiens catholiques par la miséricorde du Christ, nous savons :

I. Que ceux qui ne sont pas nés n’ont rien fait de bien ni de mal dans une vie antérieure, et qu’ils ne viennent pas au milieu des misères de celle-ci d’après ce qu’ils ont mérité dans je ne sais quelle première vie qu’aucun d’eux n’a pu avoir en propre ; mais que cependant, issus d’Adam selon la chair, ils sont souillés par leur naissance du péché qui donne la mort, et qu’ils ne peuvent être délivrés de la mort éternelle passée d’un seul à tous par une juste condamnation, qu’en renaissant par la grâce en Jésus-Christ.

II. Nous savons que ce n’est pas d’après les mérites que la grâce de Dieu est donnée aux enfants ni aux personnes en âge de raison ;

III. Nous savons que cette grâce est donnée aux personnes en âge de raison pour chacune de leurs actions ;

IV. Nous savons qu’elle n’est pas donnée à tous les hommes, et que ceux à qui elle est donnée ne la reçoivent ni en considération des mérites de leurs œuvres ni même, en considération de leur bonne volonté : ce qui se voit surtout dans les enfants ;

V. Nous savons que c’est par une miséricorde gratuite de Dieu qu’elle est donnée à ceux à qui Dieu la donne ;

VI. Nous savons que c’est par un juste jugement de Dieu qu’elle n’est pas donnée à ceux à qui Dieu ne la donne pas ;

VII. Nous savons que nous paraîtrons tous devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive récompense ou châtiment, selon ce qu’il a fait de son vivant, et non selon ce qu’il eût fait, s’il eût plus longtemps vécu ;

VIII. Nous savons que les enfants aussi recevront une récompense ou une punition selon ce qu’ils auront fait pendant leur vie. Ils n’ont pas fait par eux-mêmes, mais par ceux qui, répondant pour eux, ont déclaré renoncer au démon et croire en Dieu, ce qui les a mis au nombre des fidèles dont le Seigneur a dit : « Celui qui croira et qui sera baptisé, sera sauvé[189]. » Quant aux enfants qui ne reçoivent pas le sacrement du baptême, ils tombent sous le coup de ces autres paroles : « Mais celui qui ne croira pas, sera condamné[190]. » C’est pourquoi, les enfants mêmes, ainsi que je l’ai dit, s’ils meurent dans ce premier âge, sont jugés, non pas d’après ce qu’ils auraient fait s’ils eussent vécu longtemps, mais d’après ce qu’ils ont fait pendant le temps qu’ils ont vécu dans leur corps, quand ils ont cru ou n’ont pas cru par le cœur et la bouche de ceux qui les portaient, quand ils ont été ou n’ont pas été baptisés, quand ils ont mangé ou n’ont pas mangé la chair du Christ, quand ils ont bu ou n’ont pas bu son sang ;

IX. Nous savons que ceux-là sont heureux qui meurent dans le Seigneur, et que le mal qu’ils auraient pu faire, s’ils eussent vécu plus longtemps, ne leur est pas imputable ; X. Nous savons que ceux qui croient dans le Seigneur par leur propre cœur le font par leur volonté et leur libre arbitre ;

XI. Nous savons que nous agissons d’après les règles de la vraie foi, lorsque, nous qui croyons, nous prions Dieu pour ceux qui ne veulent pas croire, afin qu’il leur en donne la volonté ;

XII. Nous savons que nous remplissons un devoir véritable lorsque nous avons coutume de remercier Dieu, comme d’un bienfait, de la conversion de ceux pour lesquels nous prions.

17. Vous reconnaissez, je pense, que dans les vérités que je viens d’établir je n’ai pas voulu rappeler tout ce qui appartient à la foi catholique, mais seulement ce qui touche à la question de la grâce de Dieu, débattue entre nous : il s’agit de savoir si la grâce précède ou suit la volonté de l’homme ; pour parler plus clairement, il s’agit de savoir si la grâce nous est donnée parce que nous le voulons, ou si cette volonté même est l’œuvre de la grâce de Dieu. Si donc vous aussi, mon frère, vous tenez avec nous ces douze articles que nous savons appartenir à la vraie foi catholique, j’en remercie Dieu ; je ne rendrais pas grâces à Dieu en toute vérité, si la grâce de Dieu n’était pas cause que ces douze articles vous paraissent des points de foi. Et du moment que vous les croyez vrais comme nous, il n’y a plus entre nous de débat sur cette question.

18. Car, pour expliquer rapidement ces douze articles :

Comment la grâce suivrait-elle le mérite de la volonté humaine, puisqu’elle est donnée aux enfants qui ne peuvent encore ni vouloir, ni ne pas vouloir ?

Comment dire que la grâce, chez les hommes en âge de raison, est précédée des mérites de la volonté, puisque la grâce, pour qu’elle le soit véritablement, ne se donne plus en considération de nos mérites ? Pélage a craint si fort de se mettre en contradiction avec ce point de là foi catholique, qu’il a condamné sans hésitation, pour ne pas être condamné par des juges catholiques, ceux qui prétendent que là grâce nous est donnée en considération de nos mérites.

Comment dire que la grâce de Dieu consiste dans la force du libre arbitre ou dans la loi et la doctrine, puisque Pélage lui-même a condamné ce sentiment, avouant que la grâce de Dieu est donnée, pour chacune de leurs actions, à ceux qui ont l’usage de leur libre arbitre ?

19. Comment dire que tous les hommes recevraient la grâce si ceux à qui elle n’est pas donnée ne la repoussaient pas par leur volonté, et que cela résulte de cette parole de l’Apôtre « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés[191] », puisque la grâce n’est pas donnée à bien des enfants et que beaucoup d’entre eux meurent sans elle ? Ils n’ont pas une volonté qui s’y oppose, et parfois, malgré le désir et la hâte de leurs parents, et les ministres étant tout prêts et de bonne volonté, c’est Dieu lui-même qui refuse la grâce ; l’enfant pour le salut duquel chacun se pressait, expire avant d’avoir reçu le baptême. Il est donc manifeste que ceux qui résistent à l’évidence de cette vérité ne comprennent pas du tout dans quel sens il a été dit que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, car beaucoup ne sont pas sauvés, non point parce qu’ils né l’ont point voulu, mais parce que Dieu lui-même ne l’a pas voulu : cela se voit sans l’ombre d’un doute dans les enfants. Tandis qu’un si grand nombre est puni de la mort éternelle, il a été dit cependant que « tous seront vivifiés dans le Christ 2 : » cela signifie uniquement que quiconque recevra la vie éternelle ne la recevra que dans le Christ ; de même, lorsque l’Apôtre dit : « Dieu veut que tous les hommes, soient sauvés », tandis qu’il en est un si grand nombre dont Dieu ne veut pas le salut, cela signifie uniquement que tous ceux qui sont sauvés ne le sont que par la volonté de Dieu lui-même. Nous ne rejetons pas toute autre manière d’entendre ces paroles de l’Apôtre, pourvu qu’on ne se mette pas en contradiction avec cette vérité évidente, savoir, que plusieurs ne sont pas sauvés, les hommes le voulant, mais Dieu ne le voulant pas.

20. Comment la grâce divine est-elle donnée en vue des mérites de la volonté humaine, puisque, pour être véritablement une grâce, elle est donnée par une miséricorde gratuite à ceux à qui Dieu la donne ?

Comment tenir compte ici des mérites de la volonté humaine, puisque ceux à qui la grâce n’est pas donnée ne diffèrent souvent ni en mérite, ni en volonté de ceux qui la reçoivent, et que la cause des uns et des autres est absolument la même ? et pourtant c’est par un juste jugement de Dieu qu’elle ne leur est pas donnée, car il n’y a point d’injustice en Dieu[192] ; par là, ceux qui reçoivent la grâce doivent comprendre qu’elle leur est donnée bien gratuitement, et qu’elle aurait pu avec justice ne pas leur être donnée, puisqu’elle a été refusée avec justice à des hommes placés dans la même situation qu’eux.

21. Comment ne serait-ce pas un effet de la grâce de Dieu, non-seulement de vouloir, croire dès le commencement, mais encore de vouloir persévérer jusqu’à la fin, puisque le terme même de cette vie n’est pas au pouvoir de l’homme, mais de Dieu, et que Dieu peut accorder à quelqu’un qui n’aurait pas persévéré, la faveur de l’enlever de ce monde avant que la malice ait changé son cœur ? L’homme ne recevra récompense ou châtiment que d’après ce qu’il aura fait « par son corps », non pas d’après ce qu’il aurait fait s’il eût plus longtemps vécu.

22. Comment dire que, parmi les enfants qui meurent, Dieu donne aux uns la grâce et ne la donne pas aux autres, en prévision de leurs volontés futures s’ils eussent vécu, puisque, selon les paroles de l’Apôtre[193], chacun reçoit récompense ou punition d’après ce qu’il a fait « par son corps », et non pas d’après ce qu’il aurait fait s’il avait vécu plus longtemps ?

Comment les hommes seraient-ils jugés d’après les volontés qu’ils auraient pu avoir dans l’avenir s’ils avaient vécu plus longtemps, puisque l’Écriture dit : « Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur[194]? » Il est hors de doute que leur félicité ne sera pour vous ni certaine, ni assurée, si Dieu ne juge pas ce qu’ils ont fait, mais ce qu’ils auraient fait avec une plus longue vie ; il s’ensuivrait que ce n’est plus un bienfait que d’être enlevé de ce monde avant que la malice change notre cœur, puisqu’on subirait la peine de cette malice à laquelle on aurait échappé. Nous ne pourrions plus aussi nous réjouir de ceux que nous savons être morts dans une foi pure et une pieuse vie ; car il faudrait craindre qu’ils ne fussent jugés d’après les crimes qu’ils auraient commis peut-être s’ils eussent vécu davantage ; et nous ne pourrions plus gémir ni laisser tomber notre réprobation sur ceux qui achèvent leur vie loin de la foi et dans de mauvaises mœurs, parce que peut-être, s’ils eussent vécu, ils auraient fait pénitence, auraient bien vécu et auraient été jugés d’après la piété de leurs derniers jours. Il faudrait alors condamner et rejeter le livre tout entier du très-glorieux martyr Cyprien sur la Mortalité; le but de ce livre étant de nous apprendre à nous réjouir ; de la mort des chrétiens fidèles, enlevés aux tentations de cette vie et placés ensuite dans une bienheureuse sécurité. Mais parce que cela est la vérité et que, sans aucun doute, ceux — là sont heureux qui meurent dans le Seigneur, il faut répondre par la moquerie et la détestation à l’erreur de ces gens qui pensent que les hommes sont jugés d’après des volontés futures que la mort empêche de se produire.

23. Comment dire que nous nions le libre arbitre, nous qui déclarons que tout homme qui croit en Dieu par son propre cœur ne croit que par sa libre volonté ? Les ennemis de la grâce de Dieu sont bien plutôt les ennemis du libre arbitre, puisque c’est par la grâce que notre volonté acquiert la liberté de choisir et de faire le bien.

Comment dire que le « Seigneur prépare la volonté de l’homme[195] » au moyen de la connaissance de la loi et de la doctrine des Écritures et non point par une secrète inspiration de la grâce, puisque la religion nous autorise à demander à Dieu une bonne volonté pour ceux qui, se déclarant contre la loi de Dieu, ne veulent pas y croire ?

24. Comment Dieu attend-il les volontés des hommes, afin qu’elles préviennent celui qui leur donne la grâce, puisque c’est à bon droit gué nous lui rendons grâces de prévenir par sa miséricorde ceux qui ne croient pas en lui et persécutent sa doctrine par une volonté impie, et de les convertir avec une toute-puissante facilité en substituant promptement en eux la bonne volonté à la résistance ? Pourquoi lui en rendrions-nous grâces, s’il ne le fait pas ? Pourquoi le glorifions-nous d’autant plus qu’il donne la foi à ceux dont le cœur s’y montrait le moins disposé, si cet heureux changement de la volonté humaine n’est pas l’ouvrage de la grâce divine ? « J’étais, dit l’Apôtre Paul, inconnu de visage aux églises de Judée, qui sont dans le Christ ; seulement elles entendaient dire : Celui qui autrefois nous persécutait, annonce maintenant la foi qu’il s’efforçait de détruire, et elles glorifiaient Dieu à cause de moi[196]. » Pourquoi auraient-elles glorifié Dieu, si Dieu, par la bonté de sa grâce, n’avait pas tourné vers lui le cœur de cet homme, qui reconnaît avoir obtenu miséricorde pour devenir fidèle s’et s’attacher à la foi qu’il poursuivait auparavant ? la parole même dont il se sert ne déclare-t-elle pas que c’est Dieu qui a fait ce grand bien ? Que voulait-il nous apprendre en disant qu’à cause de lui les églises de Judée glorifiaient Dieu, sinon qu’elles louaient la miséricorde que Dieu avait fait éclater en faveur de Paul ? Et comment les églises de Judée auraient-elles loué la miséricorde de Dieu, si ce grand ouvrage de la conversion de Paul n’avait pas été l’ouvrage de Dieu ? Et de quelle manière Dieu l’eût-il fait, si au fond de ce cœur qu’enflammait la résistance il n’eût mis une bonne volonté ?

25. De ces douze points que vous êtes obligés de reconnaître comme appartenant à la foi catholique, il résulte évidemment que la grâce de Dieu prévient la volonté de tous et de chacun, et qu’elle prépare plutôt ces volontés qu’elle n’est donnée à cause de leur mérite. Si vous niez la vérité de l’un de ces points dont le nombre même, que je remarque à dessein, doit vous aider à mieux vous souvenir et à mieux comprendre, prenez la peine de me l’écrire, et je vous répondrai autant que le Seigneur me le permettra. Car je ne crois pas que vous soyez un hérétique pélagien ; mais je ; veux que vous soyez tel que rien de l’erreur de Pélage ne pénètre en vous ou qu’il n’en reste en vous aucune trace.

26. Mais dans ces douze points vous, trouverez peut-être quelque chose que vous croirez pouvoir nier ou mettre en doute, et qui deviendrait polar nous le sujet de laborieuses discussions. Défendrez-vous à l’Église de prier pour les infidèles afin qu’ils soient des fidèles ; pour ceux qui ne veulent pas croire afin qu’ils veuillent croire ; pour ceux qui se montrent opposés à sa loi et à sa doctrine afin qu’ils se soumettent à sa loi et à sa doctrine, afin que Dieu leur donne ce qu’il a promis par je prophète, un cœur pour le connaître, des oreilles pour l’entendre[197], ces oreilles qu’avaient reçues ceux dont le Sauveur disait : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende[198]? » Ne répondrez-vous pas : « Ainsi soit-il », quand vous entendrez le prêtre de Dieu à l’autel exhorter le peuple à prier Dieu ou le prier lui-même à haute voix pour qu’il contraigne les nations incrédules à venir à sa foi ? Soutiendrez-vous des sentiments contraires aussi à cette foi ? Direz-vous tout haut osa tout bas que le bienheureux Cyprien se trompe lorsqu’il nous enseigne à prier pour la conversion même des ennemis de la foi chrétienne ?

27. Enfin blâmerez-vous l’apôtre Paul des vœux qu’il forme pour les juifs infidèles « Mon cœur désire et je supplie Dieu de les sauver [199]? » L’Apôtre dit encore, en s’adressant aux Thessaloniciens : « Au reste, mes frères, priez pour nous, afin que la parole de Dieu se répande et soit glorifiée, comme elle l’est déjà au milieu de vous ; et afin que nous soyons délivrés des hommes injustes et mauvais, car la foi n’est pas à tous[200]. » Comment la parole de Dieu se répandra-t-elle et sera-t-elle glorifiée, sinon par la conversion de ceux à qui elle est prêchée, puisque l’Apôtre dit aux fidèles : « Comme elle l’est déjà au milieu de vous ? » Il sait assurément que cela ne peut se faire que par le Seigneur, à qui il veut qu’on demande cette grâce et qu’on demande aussi de le délivrer des hommes injustes et mauvais : ceux-ci devaient persister à ne pas croire, malgré les prières des fidèles. C’est pourquoi l’Apôtre ajoute : « car la foi n’est pas à tous. » C’est comme s’il disait quelles que soient vos prières, la parole de Dieu ne sera pas glorifiée par tous les hommes ceux-là croiront qui ont été compris dans les desseins de Dieu pour la vie éternelle, qui ont été prédestinés pour être ses enfants d’adoption par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qui ont été élus en lui avant la création du mondes ; mais Dieu, par les prières des fidèles, donne la foi à ceux qui ne l’ont point, pour montrer que c’est son œuvre. Car nul n’est assez ignorant, assez charnel, assez dépourvu d’esprit, pour ne pas voir que Dieu fait ce qu’il nous commande de prier qu’il fasse.

28. Ces témoignages divins et d’autres encore qu’il serait trop long de citer, montrent que Dieu, par sa grâce, ôte aux infidèles leur cœur de pierre et qu’il prévient dans les hommes les mérites des bonnes volontés ; de façon que la grâce prépare la volonté et n’est donnée en considération d’aucun mérite antérieur. Cela se voit par les actions de grâces aussi bien que par les prières : les prières pour les infidèles, les actions de grâces pour les fidèles. Car c’est à celui qu’on a prié de faire qu’il faut rendre grâces après qu’il a fait ; « c’est pourquoi, dit le même Apôtre aux Éphésiens, ayant appris quelle est votre foi dans le Seigneur Jésus et quel est votre amour pour tous les saints, je ne cesse de « rendre grâces pour vous[201]. »

29. Nous parlons maintenant du commencement même d’une foi naissante, quand des hommes, jusque-là éloignés et ennemis, se tournent vers Dieu, commencent à vouloir ce qu’ils ne voulaient pas et à avoir la foi qu’ils n’avaient pas. On prie pour eux, afin que cela se fasse en eux, quoique eux-mêmes ne prient pas : et comment pourraient-ils invoquer Celui en qui ils ne croient pas[202] ? Mais des actions de grâces sont rendues pour eux et par eux après qu’on a obtenu ce qu’on demandait. Nous sommes d’accord, je crois, en ce qui touche les prières des fidèles, pour eux et pour d’autres fidèles, afin d’avancer dans ce qu’ils ont commencé d’être, et en ce qui touche les actions de grâces des progrès déjà faits : nous nous réunissons sur ce point, vous et nous, pour combattre les pélagiens. Ils attribuent tellement au libre arbitre tout ce qui tient à une pieuse vie, qu’ils pensent qu’il ne faut pas le demander à Dieu et que nous le tenons de notre propre fond. Quant à vous, si ce que j’entends dire est vrai, vous ne regardez pas comme un don de Dieu le commencement de la foi où se trouve aussi le commencement d’une bonne, c’est-à-dire d’une pieuse volonté ; mais vous prétendez que c’est par nous-mêmes que nous commençons à croire. Pour ce qui est des autres biens de la vie religieuse, vous êtes d’avis que Dieu les donne par sa grâce aux fidèles qui demandent, qui cherchent, qui frappent à la porte. Vous ne faites pas attention qu’on prie Dieu pour les infidèles afin qu’ils croient, parce que c’est Dieu qui donne d’abord la foi, et qu’on rend grâces à Dieu pour ceux qui ont cru, parce que c’est par lui que la foi leur a été donnée.

30. Et pour finir enfin ce discours, si vous niez qu’il faille prier, afin que ceux qui ne veulent pas croire le veuillent, si vous niez qu’il faille rendre grâces à Dieu de ce que ceux qui ne le voulaient pas l’ont voulu, il y aura autre chose à faire avec vous, afin que vous n’erriez pas ainsi, ou que vous ne jetiez pas les autres dans l’erreur, au cas où vous y persisteriez. Si au contraire, ce que j’aime mieux croire, vous pensez et vous êtes d’accord avec nous que nous devons garder notre coutume de prier Dieu pour ceux qui ne veulent pas croire afin qu’ils le veulent ; pour ceux qui combattent sa loi et sa doctrine afin qu’ils s’y attachent ; si vous pensez et si vous êtes d’accord avec nous que nous devons garder notre coutume de rendre grâces à Dieu quand des cœurs rebelles se tournent vers sa foi et sa doctrine et que ceux qui ne le voulaient pas veuillent croire, il faut sans hésitation reconnaître que la grâce de Dieu prévient les volontés des hommes et que Dieu fait que les hommes veulent le bien qu’ils ne voulaient pas, puisque c’est lui que nous prions de le faire, et, après qu’il l’a fait, c’est à lui que nous trouvons digne et juste d’en rendre grâces. Que le Seigneur vous donne l’intelligence en toutes choses, seigneur mon frère.

LETTRE CCXVIII.

(Octobre 427.)

Saint Augustin encourage à la vie chrétienne un jeune homme du monde dont le cœur s’était séparé des choses de la terre ; et comme le pélagianisme, était alors le grand péril des âmes, l’évêque d’Hippone ne manque pas de prémunir son jeune ami.

AUGUSTIN À SON BIEN-AIMÉ ET DÉSIRÉ SEIGNEUR ET FILS PALATIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Votre vie, devenue plus forte et plus féconde devant le Seigneur notre Dieu, a été pour nous le sujet d’une grande joie. Vous avez, dès votre jeunesse, aimé à vous instruire, pour avoir la sagesse des vieillards[203]. Car la prudence est la vieillesse de l’homme, et une vie sans tache est une longue vie[204]. Que le Seigneur l’accorde à vos désirs, à vos recherches, à vos instances, lui qui sait donner à ses fils les biens les meilleurs[205] ! Quoique autour de vous les bons conseils abondent pour vous diriger dans la voie dû salut et de l’éternelle gloire, et quoique surtout la grâce du Christ vous fasse entendre au fond du cœur un efficace langage, nous vous apportons quelques paroles d’exhortation à cause des devoirs que nous impose notre affection envers vous : ce sera notre réponse à votre lettre ; vous n’êtes pas de ceux dont on doive secouer l’indolence et le sommeil, mais vous courez et nous venons exciter vos pas :

2. Il faut, mon fils, que vous ayez la sagesse pour persévérer, parce que vous l’avez eue, pour choisir. Qu’il soit de votre sagesse de savoir d’où vient ce don. Marchez sous les yeux de Dieu, espérez en lui : il agira lui-même, il fera éclater voire justice comme la lumière et votre innocence comme le midi[206]. Il redressera votre course et dirigera votre route dans la paix[207].

De même que vous avez méprisé ce que vous espériez dans le monde, de peur de vous glorifier dans l’abondance des richesses que vous aviez commencé à désirer à la façon des enfants du siècle ainsi maintenant ne vous confiez point dans votre propre force pour porter le joug et le fardeau du Seigneur, et ce joug sera doux, et ce fardeau léger[208]. Le Psalmiste réprouve de la même manière ceux qui se confient dans leur propre force et ceux qui mettent leur gloire dans l’abondance des richesses [209]. Vous n’aviez pas encore la gloire des richesses, mais vous avez sagement méprisé celle qui aurait pu devenir l’objet de vos désirs. Prenez garde de vous laisser surprendre par la confiance en vous ; car vous êtes homme, et quiconque met son espérance dans l’homme est maudit[210]. Confiez-vous à Dieu de tout votre cœur, il sera lui-même votre force ; et, dans votre pieuse reconnaissance, vous lui direz avec humilité et foi : « Je vous aimerai, Seigneur, qui êtes ma force[211]. » Cette charité de Dieu qui chasse toute crainte[212], ne se répand point dans nos cœurs par nos forces, c’est-à-dire par les forces humaines, mais, comme dit l’Apôtre, « par le Saint-Esprit qui nous est a donné[213]. »

3. Veillez donc et priez, de peur que vous n’entriez en tentation[214]. La prière même vous avertit que vous avez besoin du secours de Notre-Seigneur, de peur que vous ne mettiez en vous l’espérance de bien vivre. Maintenant vous ne priez plus pour recevoir les richesses et les honneurs de la vie présente, ou quelque chose des vains biens de ce monde, mais pour que vous n’entriez pas en tentation. Si l’homme, par sa seule volonté, pouvait s’en défendre, il ne le demanderait point par la prière ; si la volonté suffisait pour ne pas entrer en tentation, nous ne prierions pas ; et si la volonté manquait, nous ne pourrions pas prier. Que Dieu donc vienne à notre aide pour vouloir, mais prions, afin que nous puissions ce que nous aurons voulu, lorsque, avec la grâce de Dieu, nous aurons aimé le bien. Vous avez commencé à le goûter, et vous devez en rendre grâces à Dieu. Qu’avez-vous en effet que vous n’ayez reçu ? Si vous l’avez reçu, prenez garde de vous en glorifier comme si vous ne l’aviez pas reçu[215], c’est-à-dire comme si vous aviez pu l’avoir de vous-même. Sachant de qui vous l’avez reçu, demandez-lui qu’il achève ce qu’il a commencé en vous. Travaillez donc à votre salut avec crainte et tremblement ; c’est Dieu qui, selon sa volonté, opère en vous le vouloir et le faire[216]. C’est le Seigneur qui prépare la volonté[217], c’est lui qui dirige les pas de l’homme, et l’homme voudra la voie de Dieu[218]. Cette sainte pensée vous préservera, et votre sagesse deviendra de la piété : c’est-à-dire que vous deviendrez bon par le secours de Dieu lui-même, et vous ne serez point ingrat envers la grâce du Christ.

4. Vos parents vous désirent ; leur foi se réjouit de vous voir mettre dans le Seigneur des espérances meilleures et plus hautes que les espérances de la terre. Pour nous, que vous soyez absent ou présent, nous souhaitons vous avoir dans ce même Esprit par lequel la charité se répand en nos cœurs, afin qu’en quelque lieu que soient nos corps, nos âmes ne puissent jamais être séparées. Nous avons reçu avec reconnaissance les cilices que vous nous avez envoyés ; vous nous avez ainsi averti, le premier, de la nécessité de pratiquer et de garder l’humilité de la prière.

LETTRE CCXIX.

(Année 427.)

Cette lettre, rédigée par saint Augustin, de concert avec trois évêques d’Afrique, est adressée à Procule, évêque de Marseille, et à un autre évêque du midi des Gaules, appelé Cylinnin Elle est un monument du respect des évêques les uns pour les autres. Le moine Léporius, du diocèse de Marseille, ayant été chassé à cause de ses persistantes erreurs sur l’incarnation, était venu en Afrique et s’était mis entre les mains de saint Augustin. Notre saint Docteur eut le bonheur de le ramener à la vérité et de ramener aussi ceux que Léporius avait séduits, et qui l’avaient suivi en Afrique. Saint Augustin s’excuse d’avoir accueilli un moine chassé par ses collègues des Gaules et les prie de vouloir bien les recevoir, lui et ses compagnons, maintenant qu’ils sont revenus à la vraie doctrine. Il joint à sa lettre la profession de foi, signée de Léporius et de ses compagnons. On croit que cette profession de foi fut rédigée par saint Augustin lui-même. Il y a, dans la lettre qu’on va lire, un tact admirable et des précautions parfaites pour ne pas déplaire aux deux évêques des Gaules. Gennade, dans son livre des Ecrivains Ecclésiastiques, Cassien, dans son Traité de l’Incarnation, le pape Jean 2 dans une lettre, Facundus, dans ses douze livres sur les trois chapitres, ont mentionné le retour de Léporius à la foi catholique par les soins de saint Augustin.

AURÈLE, AUGUSTIN, FLORENT[219] ET SECONDIN[220] À LEURS BIEN- AIMÉS ET HONORABLES FRÈRES PROCULE ET CYLINNIUS, LEURS COLLÈGUES DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Notre fils Léporius, que vous aviez eu raison de reprendre de la témérité de son erreur, et que vous aviez expulsé de vos diocèses, étant venu chez nous, nous l’avions reçu comme un homme inutilement troublé, comme un esprit dévoyé qu’à fallait ramener, comme un malade qu’il fallait guérir. De même que vous avez obéi à l’Apôtre en « reprenant les inquiets[221], ainsi lui avons-nous obéi en consolant les pusillanimes et en supportant les faibles[222]. » La faute où avait été surpris Léporius, et elle n’était pas petite, c’était d’avoir des sentiments erronés sur le Fils unique de Dieu. Au commencement ce Fils de Dieu était le Verbe, et ce Verbe était en Dieu, et ce verbe était Dieu ; mais, dans la plénitude des temps ce Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous[223]. Léporius niait donc que Dieu se fût fait homme, craignant d’avoir à reconnaître quelque changement ou quelque corruption indigne de la substance divine par laquelle le Fils est égal au Père ; il ne prenait pas garde qu’il introduisait dans la Trinité une quatrième personne, ce qui est tout à fait contraire à la pureté du symbole et de la vérité catholique. Dieu aidant, nous l’avons instruit, le mieux que nous l’avons pu, dans un esprit de douceur; surtout parce que, après cet avis que nous donne le Vase d’élection, il poursuit « faisant attention à toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté[224]; » il ne voulait pas que quelques-uns se réjouissent de se croire parvenus à un progrès spirituel qui ne permette plus qu’ils soient tentés comme le sont les hommes. Une autre raison, c’est la salutaire et pacifique maxime qu’il ajoute. « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous remplirez ainsi la loi du Christ. Car celui qui pense être quelque chose, tandis qu’il n’est rien, se trompe lui-même[225] », bien-aimés et honorables frères.

2. Toutefois, nous n’aurions peut-être jamais pu ramener Léporius, si auparavant vous n’aviez condamné ce qu’il y avait en lui de défectueux. Il est à la fois notre maître et notre médecin, Celui qui a dit : « Je frapperai et je guérirai[226]; » par vous il a frappé l’orgueil, par nous il a guéri la souffrance, et ses ministres ne sont que ses instruments. Administrateur et économe tee sa maison, par vous il a jeté à bas ce qui était mal construit ; par nous il a rétabli ce qui devait rentrer dans l’ordre. Cultivateur soigneux, il a arraché par vous ce qui était inutile et nuisible ; par nous il a fait des plantations utiles et, fécondes. Que la gloire en revienne non pas à nous, mais à sa miséricorde : nous sommes entre ses mains, nous et nos discours[227]. Notre humilité a loué ce que Dieu a fait par votre ministère ; votre sainteté se réjouira également de ce qu’il a fait par le nôtre. Recevez donc d’un cœur paternel et fraternel celui que nous avons corrigé avec une sévérité miséricordieuse. Quoique notes ayons fait, vous et nous, des choses différentes, une même charité les a inspirées, et les unes et les autres étaient nécessaires au salut de notre frère. Le même Dieu a tout fait, puisque Dieu est charité[228].

3. C’est pourquoi, de même que nous avons reçu Léporius à cause de son repentir, de même vous le recevrez à cause de sa lettre[229]; nous l’avons signée de notre main pour rendre témoignage de son authenticité. Nous ne doutons pas que votre charité n’apprenne avec grand plaisir que Léporius s’est amendé, et que vous ne le fassiez savoir à tous ceux pour lesquels son erreur a été un scandale. Ceux qui étaient venus ici avec lui se sont aussi amendés et ont été guéris ; vous le verrez par leurs signatures qu’ils ont apposées devant nous. Au milieu de la joie que nous fait éprouver le salut de nos frères, il nous reste à former un désir : c’est que vous daigniez y mêler bientôt la joie d’une réponse de votre béatitude. Portez-vous bien dans le Seigneur, et souvenez-vous de nous, bien-aimés et honorables frères.

LETTRE CCXX.

(Année 427.)

Boniface fut un des derniers hommes d’épée qui soutinrent la grandeur romaine ; on sait comment les machinations de son rival Aétius lui firent perdre la confiance de l’impératrice Placidie et le firent tomber au rang des rebelles. Boniface, obligé de se défendre contre les forces de l’empire, ne recula point devant une alliance avec les vandales et leur ouvrit les portes de l’Afrique. Les barbares de l’intérieur avaient levé la tête ; les intérêts catholiques étaient menacés comme les intérêts romains. Saint Augustin, ami de Boniface, souffrait d’une situation aussi mauvaise ; il écrivit au gouverneur de l’Afrique la lettre suivante, où des faits curieux se mêlent à une grande sévérité chrétienne. L’exhortation à ne pas rendre le mal pour le mal
est ici d’un grand effet. Cette lettre remua profondément Boniface et prépara sa réconciliation avec Placidie. Voyez ce que nous en avons dit dans notreHistoire de saint Augustin, chapitre LI.

AUGUSTIN À SON SEIGNEUR ET FILS BONIFACE, QU’IL PLAISE A LA MISÉRICORDE DE DIEU DE PROTÉGER ET DE CONDUIRE POUR SON SALUT DANS LA VIE PRÉSENTE. ET DANS LA VIE ÉTERNELLE.

1. Jamais je n’aurais pu trouver, pour porter ma lettre, un homme plus fidèle et qui eût auprès de vous un accès plus facile que le diacre Paul, serviteur et ministre du Christ. En profitant de celui que le Seigneur me présente en ce moment et qui nous est cher à tous les deux, je n’ai pas l’intention de vous parler de votre puissance, ni de vos dignités dans ce siècle mauvais, ni de la santé de votre chair corruptible et mortelle, qui ne fait que passer et dont la durée est toujours incertaine ; mais je veux vous parler de ce salut que le Christ nous a promis. Il a été livré à l’opprobre et à la croix, afin de nous apprendre à avoir plus de mépris que d’amour pour les biens de ce monde, et à aimer et à attendre de lui ce qu’il nous a fait voir dans sa résurrection. Car il est ressuscité d’entre les morts, et désormais il ne meurt plus, et la mort n’aura plus sur lui aucun empire[230].

2. Vous ne manquez pas d’hommes, je le sais, qui vous aiment selon la vie de ce monde, et qui, en vue des choses d’ici-bas, vous donnera des conseils tantôt bons, tantôt mauvais ; car ils sont hommes, ils jugent du présent comme ils peuvent, et ignorent ce qui arrivera le lendemain. Mais on ne vous donne pas aisément des conseils selon Dieu, pour que vous sauviez votre âme. Ceux qui seraient disposés à vous les donner ne manquent pas ; seulement, il ne leur est pas facile de trouver les moments où ils puissent vous parler de ces choses. Quant à moi, j’ai toujours désiré et n’ai jamais trouvé ni le lieu ni le temps favorables pour faire avec vous ce qu’il faudrait faire avec un homme que j’aime tant dans le Christ. Vous savez dans quel état vous m’avez vu à Hippone, quand vous avez bien voulu venir vers moi : j’étais si faible que je pouvais à peine parler. Maintenant donc, écoutez-moi, mon fils, écoutez-moi au moins par lettres ; je n’ai jamais pu vous en envoyer au milieu de vos dangers : je craignais d’exposer le porteur[231]; j’avais peur que ma lettre ne tombât là où je n’aurais pas voulu. Pardonnez-moi si vous pensez que j’ai été plus timide que je n’aurais dû ; je vous ai dit cependant ce que j’ai craint.

3. Ecoutez-moi donc, ou plutôt écoutez le Seigneur notre Dieu par le ministère de ma faiblesse. Rappelez-vous ce que vous étiez quand votre première femme, de religieuse mémoire, était encore de ce monde ; rappelez-vous l’horreur que vous avez montrée, après sa mort, pour les vanités du siècle, et votre ardent désir de vous consacrer au service de Dieu. Nous sommes les témoins de vos sentiments et de vos volontés à cette époque ; ce fut à Tubunes que vous nous ouvrîtes votre âme. Nous étions seuls avec vous, mon frère Alype et moi. Je ne pense pas que les affaires dont votre vie est remplie aient pu l’effacer tout à fait de votre mémoire : vous désiriez quitter toutes vos fonctions publiques pour vous créer de saints loisirs et mener la vie que mènent les moines, serviteurs de Dieu. Ce qui vous détourna de ce dessein, ce fut, d’après les observations que nous finies valoir, la pensée des services que vous rendriez aux églises du Christ, si vos actions n’avaient d’autre but que de défendre le repos de la société chrétienne contre les Barbares, afin que nous vécussions, selon les paroles de l’Apôtre, « en toute piété et chasteté[232] », et si, ne demandant rien à ce monde que les choses nécessaires à votre subsistance et à celle de vos gens, vous ceigniez le baudrier de la continence et vous vous armiez plus fortement que vous ne l’êtes d’une autre manière par le fer et l’acier.

4. Lorsque nous nous réjouissions de vous savoir dans ces intentions, vous avez passé la mer et vous vous êtes remarié ; le voyage était un acte de l’obéissance que vous deviez à de plus hautes puissances, d’après les prescriptions de l’Apôtre[233]; quant à votre second mariage, vous ne l’auriez pas fait si, vaincu par la concupiscence, vous n’aviez abandonné vos chastes résolutions. Cette nouvelle, je l’avoue, m’étonna ; j’eus une consolation dans ma douleur en apprenant que vous n’aviez pas voulu épouser cette seconde femme avant qu’elle se fût faite catholique[234]. Et cependant, l’hérésie de ceux qui nient que le Christ soit véritablement le Fils de Dieu est en pied dans votre maison, au point que vous leur avez laissé baptiser votre fille. De plus, si ce qu’on nous a rapporté est vrai (et plût à Dieu qu’on eût été mal informé !), si des vierges consacrées à Dieu ont été rebaptisées par ces mêmes hérétiques, que de larmes il faudra pour un si grand malt Enfin, on dit que votre femme ne vous suffit pas et que vous souillez votre vie avec des concubines, et peut-être ceci n’est qu’un mensonge.

5. Que de désordres commis par vous et connus de tous, depuis que vous vous êtes remarié ! Que puis-je en dire ? Vous êtes chrétien, vous avez de l’intelligence, vous craignez Dieu : considérez vous-même ce que je neveux pas dire, et vous trouverez de quels maux vous devez faire pénitence ! J’espère que le Seigneur vous épargne et vous délivre de tous les périls, afin que vous fassiez cette pénitence comme vous le devez ; mais il faut écouter ce qui est écrit : « Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, ne diffère pas de jour en jour[235] » Vous dites que vous avez de justes motifs d’agir ainsi[236] : je n’en suis pas le juge, puisque je ne puis pas entendre les deux parties ; mais, quels que soient ces motifs, qu’il est inutile de chercher ou de discuter en ce moment, pouvez-vous nier devant Dieu que vous n’auriez pas été amené à cette nécessité si vous n’aviez aimé les biens de ce monde, ces biens que vous auriez dû mépriser et compter pour rien en demeurant fidèle serviteur de Dieu, tel que nous vous avions connu auparavant ? Ces biens, si on vous les eût offerts, vous auriez pu les prendre pour en user avec piété ; vous ne deviez pas, puisqu’on vous les refusait, les chercher de manière à vous laisser réduire à la nécessité où vous êtes. Vous êtes réduit à faire le mal en aimant le bien : peu de mal, à la vérité, par vous, mais beaucoup à cause de vous. Et pendant qu’on craint ce qui est nuisible pour un temps fort court, si toutefois cela peut nuire, on ne recule pas devant ce qui perd véritablement pour l’éternité.

6. Pour n’en dire qu’un mot, qui ne voit que beaucoup de gens attachés à la défense de votre pouvoir ou de votre personne, quelles que soient leur fidélité envers vous et la sûreté de leurs services, désirent, par vous, arriver à ces biens qu’ils n’aiment pas, eux, aussi, selon Dieu, mais qu’ils aiment selon le monde ? car vous, qui devriez dompter et modérer vos cupidités, vous êtes obligé de rassasier celles d’autrui. Cela ne peut se faire qu’avec beaucoup de choses qui déplaisent à Dieu, et l’ardeur de tant de désirs n’est pourtant pas satisfaite ; il est plus facile de les refréner dans ceux qui aiment Dieu que de les assouvir dans ceux qui aiment le monde. C’est pourquoi la divine Écriture nous dit : « N’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, il n’aime pas le Père, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie, ce qui ne vient point du Père, mais du monde. Or, le monde passe et sa concupiscence ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, comme Dieu lui-même demeure éternellement[237]. » Pourrez-vous, sans faire ce que Dieu défend et vous exposer à ses menacés, pourrez-vous, je ne dis pas rassasier, ce qui ne se peut, mais contenter de quelque manière, en vue d’épargner de moindres maux, la concupiscence de tant d’hommes armés, dont la cruauté est redoutable ? Que de débris amoncelés parleur cupidité violente ! Et que reste-t-il à prendre là où ils ont passé ?

7. Que dirai-je de l’Afrique dévastée par les Barbares même de l’Afrique, sans que personne les arrête ? Sous le poids de vos propres affaires, vous ne faites rien pour détourner ces malheurs. Quand Boniface n’était que tribun, il domptait et contenait toutes ces nations avec une poignée d’alliés ; qui aurait cru que Boniface devenu comte, et établi en Afrique avec une grande armée et un grand pouvoir, les Barbares se seraient avancés avec tant d’audace, auraient tant ravagé, tant pillé et changé en solitudes tant de lieux naguère si peuplés ? N’avait-on pas dit que dès que vous seriez revêtu de l’autorité de comte, les Barbares de l’Afrique ne seraient pas seulement domptés, mais tributaires de la puissance romaine ? Vous voyez maintenant combien ont été déçues les espérances des hommes ; je ne vous en parlerai pas plus longtemps : vos pensées sur ce point peuvent être plus abondantes et plus fortes que nos paroles.

8. Mais peut-être me répondrez-vous qu’il faut plutôt imputer ces maux à ceux qui vous ont blessé[238], et qui ont payé par d’ingrates duretés vos coura, eux services. Ce sont là des choses que je ne puis ni savoir ni juger ; voyez et examinez-vous vous-même, non pas pour savoir si vous avez raison avec les hommes, mais si vous avez raison avec Dieu ; puisque vous vivez fidèlement dans le Christ vous devez craindre de l’offenser lui-même. Je cherche, plus haut que les querelles et les ressentiments, la cause de nos malheurs : les hommes doivent imputer à leurs péchés les grands maux que souffre l’Afrique. Toutefois, je ne voudrais pas que vous fassiez du nombre de ces méchants et de ces impies dont Dieu se sert pour frapper ceux qu’il veut de peines temporelles. Des supplices éternels sont réservés à ces méchants lorsqu’ayant été les instruments de la justice de Dieu en cette vie, ils ne se corrigent pas de leur malice. Sonnez à Dieu, regardez le Christ qui a fait tant de bien et souffert tant de mal. Ceux qui désirent appartenir à son royaume et vivre avec lui et sous sa loi dans une éternelle félicité, doivent aimer leurs ennemis, faire du bien à ceux qui les haïssent et prier pour ceux qui les persécutent[239]; et quand ils sont obligés d’employer la sévérité au profit de l’ordre, ils gardent toujours une sincère charité. Si donc vous avez reçu des biens de l’empire romain, des biens terrestres et passagers, car l’empire romain lui-même est terrestre et n’est pas du ciel, et ne peut donner que ce qu’il a en sa puissance, ne lui rendez pas le mal pour le bien ; et si vous en avez reçu du mal, ne lui rendez pas le mal pour le mal. Laquelle de ces deux situations est la vôtre ? c’est ce que je ne veux pas examiner, c’est ce que je ne peux pas juger ; je parle à un chrétien : ne rendez ni le mal pour le bien, ni le mal pour le mal.

9. Vous me direz peut-être : que voulez-vous que je fasse dans un si grand embarras ? Si vous me demandez un conseil selon le monde et comment vous pourriez sauvegarder votre existence passagère, conserver et même accroître la puissance et la richesse que vous avez maintenant, je ne sais ce que je dois vous répondre, car il n’y a pas de conseil certain pour des choses incertaines. Mais si vous me consultez selon Dieu pour sauver votre âme, et si vous vous rappelez avec crainte ces paroles de l’Évangile : « Que sert-il à l’homme de gagner le monde entier s’il perd son âme[240] ? » je puis vous répondre en parfaite assurance, et j’ai un consul à vous donner. Ou plutôt je n’en ai pas d’autre que de vous répéter ce que j’ai dit plus haut : « N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui, car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie : ce qui ne vient point du Père, mais du monde. Or le monde passe, et sa concupiscence ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, comme Dieu lui-même demeure éternellement[241]. » Voilà un conseil ; saisissez-le et agissez. Faites voir si vous êtes un homme fort ; triomphez des cupidités par lesquelles on aime ce monde, faites pénitence du mal passé, alors que, vaincu par ses cupidités, vous vous laissiez entraîner aux mauvais désirs. Si vous recevez ce conseil, si vous vous y tenez et que vous le suiviez, vous parviendrez à ces biens qu’on ne peut pas perdre, et vous serez sûr du salut de votre âme au milieu des incertitudes de votre vie et de ce temps.

10. Mais peut-être me demandez-vous encore une fois comment vous pourriez pratiquer ces conseils au milieu de tant de nécessités de ce monde qui vous enveloppent. Priez fortement et dites à Dieu, comme le Psalmiste : « Délivrez-moi des maux qui m’accablent[242]. » Ces maux finissent lorsque ces cupidités sont vaincues. Celui qui, exauçant vos prières et les nôtres, vous a sauvé de tant et de si grands dangers dans ces guerres visibles où l’âme n’est pas exposée quand elle est affranchie de mauvais désirs, mais la vie seulement et une vie qui doit finir ; Celui-là, dis-je, vous exaucera pour que vous triomphiez des ennemis intérieurs et invisibles, c’est-à-dire pour que vous domptiez invisiblement et spirituellement vos passions, et que vous usiez de ce monde comme n’en usant pas ; il permettra que vous changiez en biens véritables les biens de ce monde, et que leur possession ne vous rende pas mauvais. Et d’ailleurs ce sont aussi des biens ; les hommes ne les reçoivent pas d’un autre que de Celui dont le pouvoir s’étend sur toutes les choses du ciel et de la terre. De peur qu’on ne croie que ce soit des maux, Dieu les donne aussi aux bons ; mais de pur qu’on ne croie que ce soit de grands et (le souverains biens, Dieu les donne aux méchants ; et quand il les ôte aux bons, c’est une épreuve ; aux méchants, c’est un supplice.

11. Qui donc ignore, qui donc est assez insensé pour ne pas voir que la santé de ce corps mortel, la vigueur de ces membres corruptibles, la victoire sur les ennemis, les honneurs et la puissance temporelle et les autres biens d’ici-bas sont donnés aux bons comme aux méchants et enlevés aux uns comme aux autres ? Mais le salut de l’âme avec la radieuse immortalité du corps, la force de la justice, la victoire sur les passions ennemies, la gloire, l’honneur et la paix dans l’éternité ne sont donnés qu’aux bons. Aussi ce sont les biens que vous devez aimer, désirer, chercher par tous les moyens. Pour les obtenir et les posséder, faites des aumônes, priez, jeûnez autant que vous le pouvez sans que votre santé en soutire. Mais n’aimez pas les biens terrestres, quelque grande que soit la part que vous en aviez : usez-en de manière à en tirer un grand parti pour le bien et à ne faire aucun mal. Car tout cela périra ; mais les bonnes œuvres ne périssent point, même celles qui se font avec des biens périssables.

12. Si vous n’étiez pas marié, je vous dirais, comme à Tubunes, de vivre dans une sainte continence ; je vous demanderais ce que nous vous défendîmes alors, je vous demanderais, autant que vous le permettraient les choses humaines, de renoncer aux armes et de vivre dans la société des saints, comme vous le souhaitiez à cette époque : c’est là que les soldats du Christ combattent en silence, non point pour tuer des hommes, mais pour résister aux princes, aux puissants et aux esprits du mal[243], c’est à dire au démon et à ses anges. Car les saints triomphent de ces ennemis qu’ils ne peuvent pas voir ; ils triomphent de ces ennemis invisibles en se domptant eux-mêmes. Mais votre mariage m’empêche de vous exhorter à embrasser la vie monastique ; il ne vous serait pas permis de vivre dans la continence sans le consentement de votre femme. Vous n’auriez pas dû vous marier après les paroles de Tubunes ; mais celle qui est maintenant votre femme, ne les connaissant pas, s’est unie à vous en toute simplicité de cœur. Plût à Dieu que vous pussiez lui persuader de garder la continence, pour que rien ne vous empêche d’accomplir envers Dieu les promesses que vous reconnaissez lui avoir faites ! Mais si cela ne se peut, conservez au moins la chasteté conjugale, et demandez à ce Dieu qui vous tirera de vos maux, de pouvoir faire un jour ce que vous ne pouvez pas présentement. Cependant le mariage n’empêche pas ou ne doit pas empêcher que vous aimiez Dieu et que vous n’aimiez pas le monde ; que dans les entreprises de guerre où vous pouvez vous trouver encore, vous gardiez la foi promise et ne perdiez jamais de vue la paix ; que vous vous serviez des biens de ce monde pour accomplir de bonnes œuvres, et qu’à cause de ces biens vous ne fassiez jamais le mal. Voilà, mon fils bien-aimé, ce que mon amour pour vous m’a porté à vous écrire ; c’est un amour selon Dieu et non pas selon le monde. L’Écriture a dit : « Reprenez le sage, et il vous aimera ; reprenez l’insensé, et vous gagnerez qu’il vous haïsse (1). » J’ai dû penser que vous n’étiez pas un insensé, mais un sage.

LETTRE CCXXI.

(Année 427.)

Quodvultdeus, de sainte mémoire, alors diacre, et qui occupa plus tard le siége de Carthage, demande à saint Augustin un travail où soient brièvement marquées les erreurs de chaque hérésie et les réponses des catholiques.

QUODVULTDEUS, DIACRE À SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET BIENHEUREUX PÈRE AUGUSTIN, ÉVÊQUE.

1. J’ai appréhendé longtemps, et j’ai bien souvent remis ce que j’ose aujourd’hui : mais j’y suis décidé surtout par la bonté de votre béatitude, à laquelle tous rendent hommage. En songeant à cette bonté si connue, j’ai craint que, devant Dieu, il n’y eût de l’orgueil à ne pas demander, de la négligence à ne pas chercher, de la paresse à ne pas frapper à la porte. Je crois qu’ici ma bonne volonté pourrait suffire, lors même que ma démarche serait sans fruit ; mais je sais avec certitude que votre pieuse intelligence, tout entière au Christ, est non-seulement prête à ouvrir à tous ceux qui le veulent la porte des vérités divines dont une grâce céleste vous donne les clefs, mais encore qu’elle s’adresse aux hommes de mauvaise volonté pour les déterminer à entrer. Je n’aurai donc garde de retenir longtemps votre révérence par des discours inutiles, et je vous dirai brièvement le but de ma prière.

2. J’ai reconnu par moi-même qu’il y a des ignorants dans le clergé de cette grande ville[244], et votre sainteté jugera si ce que je désire ne serait pas profitable à tous les ecclésiastiques. Malgré mon indignité, je désire l’obtenir par le privilège de tous ceux qui cherchent à s’éclairer de vos travaux, vénérable seigneur et bienheureux père. Je demande donc à votre béatitude de vouloir bien nous dire quelles ont été, depuis l’établissement du christianisme, les hérésies, et en quoi ont consisté ou consistent encore leurs erreurs, ce qu’elles ont pensé ou pensent encore contre l’Église catholique, sur la foi, sur la Trinité, le baptême, la pénitence, Jésus-Christ homme, Jésus-Christ Dieu, la résurrection, le Nouveau et l’Ancien Testament, et tous les points sur lesquels chacune de ces hérésies se sépare de la vérité ; quelles sont celles qui ont le baptême et celles qui ne l’ont pas, quelles sont celles après lesquelles l’Église baptise, sans rebaptiser, et ce que l’Église répond à chacune d’elles par la loi, l’autorité et la raison.

3. Je ne suis pas assez sot, croyez-le, pour ne pas voir qu’il faudrait beaucoup de gros volumes pour un travail détaillé et complet. Ce n’est pas ce que je demande ; d’ailleurs je ne doute pas que cela n’ait été fait plus d’une fois ; mais j’ose vous prier de nous marquer brièvement et sommairement les opinions de chaque hérésie et de nous exposer, dans une mesure qui suffise à notre instruction, quelle est la doctrine de l’Église catholique contre chacune de ces erreurs. Ce serait comme un abrégé de tous nos auteurs sur ces matières ; si quelqu’un voulait connaître plus au long les objections, ou s’il ne se trouvait pas assez convaincu, on le renverrait aux grands et magnifiques travaux qui ont approfondi ces questions et surtout à ceux de votre révérence. Mais je pense qu’une indication de ce genre suffirait aux savants et aux ignorants, à ceux qui ont du loisir et à ceux qui n’en ont pas, à tous les clercs, quels que soient leurs rangs dans l’Église ; car celui qui a beaucoup lu se souvient à l’aide de peu de mots ; celui qui sait peu s’instruit dans des abrégés et y apprend ce qu’il faut penser ou éviter, ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Peut-être même, si je ne me trompe pas, ce petit ouvrage ne serait-il pas déplacé au milieu de vos autres travaux admirables pour confondre la malignité et les mensonges des calomniateurs. L’erreur, dans le vaste champ de ses agressions, rencontre de tous côtés d’infranchissables barrières, et la vérité lui lance toutes sortes de traits ; mais un petit livre comme celui que je désire serait une espèce de javelot dont les ennemis de la vérité sentiraient les atteintes multipliées : ils n’oseraient plus exhaler leur souffle de mort.

4. Je vois que je vous suis incommode ; vous avez mieux à penser et de plus grandes choses à faire, sans compter le poids de votre sainte vieillesse et de vos infirmités. Mais, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vous a si volontiers fait part de sa sagesse, je demande que vous accordiez cette grâce aux ecclésiastiques ignorants, vous qui vous reconnaissez « redevable aux savants et aux simples[245] », et qui aurez le droit de dire : « Voyez que je n’ai pas travaillé pour moi seul, mais pour tous ceux qui aiment la vérité[246]. » Je pourrais encore vous adresser les instantes prières de beaucoup d’autres et me présenter à vous, entouré d’ignorants comme moi ; mais j’aime mieux écouter votre réponse que de vous obliger à me lire plus longtemps.


LETTRE CCXXII.

(Année 427.)

L’évêque d’Hippone parle de la difficulté du travail qui lui est demandé et rappelle ce qui a été fait par saint Epiphane et par Philastre.

AUGUSTIN, ÉVÉQUE, À SON BIEN-AIMÉ FILS ET COLLÈGUE DANS LE DIACONAT QUODVULTDEUS.

1. Au reçu de la lettre où votre charité exprimait le très-vif désir que j’écrivisse quelque chose de court sur toutes les hérésies qui ont pullulé contre la doctrine de Notre-Seigneur depuis son avènement, j’ai profité de l’occasion de mon fils Philocalus, un des hommes les plus considérables d’Hippone, pour vous dire combien cela serait difficile ; je profiterai aujourd’hui d’une occasion nouvelle pour vous montrer où serait la difficulté d’une œuvre de ce genre.

2. Philastre, évêque de Bresse[247], que j’ai vu moi-même avec saint Ambroise à Milan, a écrit un livre là-dessus ; il a mentionné les hérésies mêmes qui se sont montrées au milieu du peuple juif avant l’avènement du Seigneur, et il en a compté vingt-huit ; quant aux hérésies depuis l’établissement du christianisme, il en compte cent vingt-huit. Epiphane, évêque de Chypre[248], saintement célèbre dans la doctrine de la foi catholique, a écrit en grec sur ce sujet ; mais en ramassant les hérésies des temps qui ont précédé et suivi Notre-Seigneur, il n’en a trouvé que quatre-vingts. Tous les deux ont voulu faire ce que vous me demandez, et vous voyez comme ils diffèrent sur le nombre des sectes : cela ne serait pas arrivé, si ce qui a paru hérésie à l’un avait paru hérésie à l’autre. Il n’est pas à croire qu’ Epiphane ait ignoré des hérésies que Philastre ait connues, car nous trouvons Epiphane beaucoup plus savant que Philastre ; et si celui-ci avait mentionné moins d’erreurs que celui-là, nous devrions dire que c’est le savoir qui lui a manqué. Mais il n’est pas douteux qu’en pareille matière les deux auteurs n’avaient pas le même sentiment sur ce qui était ou n’était pas hérétique ; et en effet, il est difficile de le déterminer pleinement ; en dressant la nomenclature des hérésies, nous devons prendre garde d’en omettre qui le soient véritablement, et d’en compter quine le soient pas. Voyez donc si peut-être je ne devrais pas vous envoyer le livre de saint Epiphane ; je crois qu’il a parlé là-dessus avec plus de lumières fille Philastre[249]; vous trouveriez aisément à le faire traduire en latin à Carthage, et c’est vous alors qui nous donneriez ce que vous nous demandez.

3. Je vous recommande beaucoup le porteur de cette lettre. C’est un sous-diacre de notre diocèse ; il est d’une terre d’Oronce, homme très-honorable et qui nous est bien cher. Je lui écris pour ce sous-diacre et pour celui qui l’a adopté ; que votre bonté chrétienne lise ma lettre à Oronce, et veuillez l’appuyer de votre intercession auprès de lui. Je vous envoie avec ce sous-diacre un homme de notre Église, pour éviter qu’il ait trop de peine pour arriver jusqu’à vous : car j’en suis très-occupé ; et j’espère que le Seigneur, par l’entremise de votre charité, me délivrera de mes inquiétudes à cet égard. Je vous prie aussi de vouloir bien me dire quels sont, pour la foi catholique, les sentiments de ce Théodose par lequel des manichéens ont été découverts ; quels sont aussi les sentiments de ces manichéens qui ont été découverts par lui et que nous croyons ramenés à la vérité. Si par hasard vous savez quelque chose du voyage de nos saints évêques, faites-le moi savoir[250]. Vivez pour Dieu.

LETTRE CCXXIII.

(Année 428.)

Quodvultdeus s’afflige de ne pouvoir obtenir ce qu’il souhaite et fait de grandes instances auprès de saint Augustin. Il se compare à l’importun dont parle l’Évangile et veut frapper à la porte jusqu’à ce qu’on lui ouvre.

QUODVULTDEUS, DIACRE, À SON VÉNÉRABLE ET BIENHEUREUX SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN.

1. Je n’ai reçu qu’une lettre de votre révérence, celle que vous avez bien voulu m’envoyer par un ecclésiastique ; quant à l’autre que votre béatitude assure avoir remise à l’honorable Philocalus, elle ne m’est encore point parvenue. J’ai toujours eu la conscience de mes propres péchés ; mais je vois aujourd’hui avec évidence que ma personne est pour toute l’Église un empêchement à la faveur que j’ai instamment demandée. J’en ai cependant l’entière confiance ; Celui qui, par la grâce de son Fils unique, a daigné effacer les iniquités du genre humain, ne permettra pas que les miennes soient une cause de malheur pour tout le monde ; mais plutôt il fera surabonder la grâce où a abondé le péché[251], ô vénérable seigneur et bienheureux Père ! Je n’ignorais pas et je vous avais dit à l’avance les difficultés de l’ouvrage que je vous suppliais de faire pour notre instruction ; mais je savais quelle est l’abondance de cette source divine que le Seigneur a mise en vous.

2. Quoique Philastre et Epiphane, deux vénérables évêques, aient fait quelque chose de semblable à ce que je demande (et je l’ignorais comme tant d’autres choses, ou plutôt comme toute chose) ; je ne pense pas pourtant qu’ils aient eu le soin et la précaution de faire suivre chaque erreur des vérités contraires et d’y joindre les pratiques ; et, puis, ni l’un ni l’autre de ces deux ouvrages n’ont peut-être la brièveté que je désire. C’est inutilement qu’on renverra à l’éloquence des Grecs celui qui ne saura pas même ce qu’on aura écrit en latin ; et, quant à moi, ce n’est pas un conseil que j’ai demandé, mais un secours. Que puis-je apprendre à votre révérence, non-seulement sur la difficulté, mais encore sur l’obscurité des interprètes, lorsque vous le savez bien mieux et parfaitement ? Au reste, depuis les ouvrages de Phi]astre et d’Epiphane, il y a eu de nouvelles hérésies dont ces deux évêques ne parlent pas.

3. J’ai donc particulièrement recours à votre piété ; je fais appel de ma voix seule, mais au nom du désir de tous, à ce cœur toujours prêt à la bonté. Ne parlons plus de ces festins étrangers que vous nous offrez dans votre lettre ; ne refusez pas à nos besoins et à nos instances de nuit le pain de l’Afrique que notre province a coutume de placer avant tout, et qui a le goût et le prix de la manne du ciel. Je ne cesserai de frapper jusqu’à ce que vous m’accordiez ce pain si désiré ; je n’ai aucun droit à ce que je vous demande, mais je l’obtiendrai par une importunité que rien ne lassera.


LETTRE CCXXIV.

(Année 428.)

Saint Augustin promet au diacre de Carthage de faire ce qu’il désire, dès que sa réponse aux livres de Julien lui laissera quelque loisir ; il donne de curieux détails sur la Revue de ses ouvrages qui a occupé les derniers temps de sa vie.

AUGUSTIN, ÉVÉQUE, À SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR QUODVULTDEUS, SON FRÈRE ET SON COLLÈGUE DANS LE DIACONAT.

1. Une occasion de vous écrire s’offre à moï, par un prêtre de Fussale que je recommande à votre charité. J’ai reçu la lettre où vous me demandez d’écrire sur les hérésies qui ont pu s’élever depuis qu’on a commencé à prêcher dans le monde l’incarnation du Seigneur. J’ai même songé d’abord à entreprendre l’ouvrage et à vous en envoyer quelque chose : vous auriez vu que cet ouvrage est d’autant plus difficile que vous le voulez plus court. Mais j’en si été empêché par des affaires qui sont survenues et auxquelles il m’était impossible d’échapper ; j’ai même été obligé d’interrompre ce que j’avais dans les mains.

2. C’est ma réponse aux huit livres que Julien a publiés, après les quatre auxquels j’avais déjà répondu. C’est à Rome que mon frère Alype a trouvé ces livres : il ne les avait pas encore fait tous copier, lorsqu’une occasion s’est présentée de m’en envoyer cinq ; il n’a pas voulu la manquer ; il me promettait l’envoi prochain des trois autres, et me demandait vivement de ne pas tarder à y répondre. Pressé par ses instances, j’ai ôté une partie de mon temps à ce que je faisais ; voulant mener de front la réponse à Julien et mon œuvre commencée, je donne à l’un mes jours, à l’autre mes nuits, autant que me le permettent d’autres occupations qui se renouvellent sans cesse. Je faisais une chose très-nécessaire, car c’était la revue de mes ouvrages ; j’y cherchais ce qui pourrait me choquer ou choquer les autres ; tantôt je me condamnais, tantôt je me défendais en expliquant comment on doit entendre tel ou tel passage. J’avais déjà fait deux volumes, j’avais revu tous mes livres dont j’ignorais le nombre : j’ai su, par là, que ce nombre est de deux cent trente-deux. Il me restait à revoir les lettres, ensuite les discours au peuple, que les Grecs appellent des homélies. J’avais relu beaucoup de mes lettres, mais sans avoir rien encore dicté à cet égard, quand les livres de Julien ont commencé à m’occuper. Je suis en train de répondre au quatrième ; lorsque la réfutation de celui-ci et du cinquième sera terminée, si les trois autres n’arrivent pas, je commencerai, avec la volonté de Dieu, ce que vous demandez ; je m’en occuperai en même temps que de la revue de mes ouvrages[252], donnant à ces travaux mes heures du jour et de la nuit.

3. Je dis tout cela à votre sainteté, afin que, plus vos instances sont vives, plus vous demandiez ardemment au Seigneur qu’il vienne à mon aide pour la satisfaction de vos louables désirs et l’utilité de ceux à qui vous croyez qu’une œuvre semblable puisse profiter, bien-aimé seigneur et frère[253].

Je vous recommande encore une fois le porteur de ma lettre, et l’affaire pour laquelle il se met en route. Si vous connaissez celui avec qui il doit s’entendre je vous prie de ne pas lui refuser votre appui ; car nous ne pouvons pas abandonner dans leurs besoins, ces hommes qui sont pour nous, non pas des fermiers, mais des frères, et dont nous devons prendre soin dans la charité du Christ. Vivez pour Dieu.

LETTRE CCXXV.

(Année 429.)

Saint Prosper (d’Aquitaine), l’auteur du Poème contre les ingrats, écrivain de talent et d’une foi profonde, a glorieusement mêlé son nom au luttes contre le semi-pélagianiste. Le parti des semi-pélagiens, dans les Gaules, avait pour chef le célèbre Jean Cassien, fondateur de l’abbaye de Saint-Victor, à Marseille ; Prosper était retiré dans cette ville pendant que de pieux prêtres et même d’illustres évêques du midi des Gaules refusaient d’accepter toute la doctrine de saint Augustin, sur la grâce. Il écrivit à l’évêque d’Hippone la lettre suivante pour le mettre au courant de tout ce qui se passait autour de lui et pour le supplier de venir en aide à la vérité méconnue. On lira tout a l’heure une lettre écrite dans le même sens par Hilaire qui était laïque comme Prosper. Les livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance furent la réponse de saint Augustin aux deux laïques des Gaules.

PROSPER À SON BIENHEUREUX SEIGNEUR LE PAPE AUGUSTIN, SON ADMIRABLE, ÉMINENT, ET INCOMPARABLE MAÎTRE.

1. Je vous suis inconnu de visage, mais je ne vous suis pas inconnu de cœur et de parole, si vous voulez bien vous en souvenir ; car je vous ai écrit et j’ai reçu de vos lettres par mon saint frère Léontius, diacre. J’ose aujourd’hui écrire encore à votre Béatitude, non pas seulement, comme alors, par un sentiment de respect, mais j’y suis poussé par mon attachement à la fui, qui est la vie de l’Église. Je connais votre zèle vigilant pour tous les membres du corps du Christ, vos vigoureux combats contre les pièges des doctrines hérétiques et je n’ai pas craint de vous paraître incommode ni importun, puisqu’il s’agit du salut de plusieurs, ce qui dès lors regarde votre piété bien au contraire, je me croirais coupable si, en présence d’opinions que je reconnais pour être très-dangereuses, je ne m’adressais pas au défenseur particulier de la foi.

2. Beaucoup de serviteurs du Christ, dans la ville de Marseille, après avoir lu vos écrits contre les hérétiques pélagiens, trouvent votre doctrine contraire à l’opinion des Pères et au sentiment de l’Église dans tolet ce que vous avez dit de la vocation des élus selon le décret de Dieu. Pendant quelque temps ils ont mieux aimé accuser leur défaut d’intelligence que de blâmer ce qu’ils ne comprenaient pas, et quelques-uns d’entre eux voulaient vous demander sur cela de plus claires explications ; mais il est arrivé, par une disposition de la miséricorde de Dieu, que les mêmes choses ayant ému en Afrique quelques chrétiens[254], vous avez composé le livre de la Correction et de la Grâce, tout rempli de l’autorité divine. Ce livre étant venu à notre connaissance avec une opportunité inespérée, nous crûmes que toute querelle allait s’éteindre ; vous y répondez si pleinement et si parfaitement à toutes les difficultés sur lesquelles on voulait vous consulter, que vous semblez n’être occupé que d’apaiser les esprits au milieu de nous. Mais de même que ce livre a donné beaucoup plus de lumière et de savoir à ceux qui déjà suivaient l’autorité apostolique de votre doctrine ; ainsi il n’a fait qu’accroître l’éloignement de ceux qui s’embarrassaient auparavant dans les ténèbres de leurs propres pensées. Un dissentiment si marqué est d’abord dangereux pour eux, car il est à craindre que le souffle de l’impiété pélagienne ne gagne des hommes considérables et connus par la pratique de toutes les vertus ; ensuite il est à craindre que des esprits simples, dont le respect est grand pour la vertu de ces hommes-là, et qui les suivent les yeux fermés, n’acceptent leur sentiment sur ce point en se croyant en sûreté.

3. Voici donc ce qu’ils pensent sur ces matières ils reconnaissent que tout homme a péché en Adam, et que personne n’est sauvé par ses œuvres, mais par la grâce de Dieu au moyen de la régénération ; ils disent que la propitiation qui est dans le sacrement du sang du Christ, est offerte à tous les hommes sans exception, de manière que quiconque veut arriver à la foi et au baptême peut être sauvé. Selon eux, Dieu a connu par sa prescience, avant la création du monde, ceux qui croiraient et qui, avec le secours de sa grâce, demeureraient dans la foi ; il a prédestiné pour son royaume éternel ceux qu’il a gratuitement appelés, et qu’il a prévus devoir être dignes de l’élection et sortir saintement de cette vie. Ils disent que les enseignements divins exhortent tout homme à croire et à bien faire, afin que personne ne désespère d’obtenir la vie éternelle, puisqu’une récompense est préparée à la piété volontaire. En ce qui touche le décret de Dieu sur la vocation des hommes, par suite duquel a été faite la séparation des élus et des réprouvés, soit avant le commencement du monde, soit au moment de la création du genre humain, ne sorte que, selon qu’il a plu au Créateur, les uns naissent des vases d’honneur, les autres des vases d’ignominie, les hommes dont je vous parle croient que cette doctrine rendrait incapables d’effort ceux qui tombent et ôterait aux saints leur active et vigilante énergie. Ils jugent que des deux côtés il n’y a rien à faire, puisque les réprouvés ne peuvent en aucune manière entrer dans le royaume de Dieu et qu’il n’y a pas de négligence qui puisse en exclure les élus ; de quelque façon qu’ils agissent, il ne peut pas leur arriver autre chose que ce que Dieu a résolu ; il n’y a pas de course ferme avec une espérance incertaine, car tout effort est vain si le décret de Dieu le veut autrement. Ces hommes prétendent qu’il n’y a plus ni activité ni vertu si les desseins de Dieu préviennent les volontés humaines ; que, sous le nom de prédestination, c’est une nécessité fatale qu’on établis ; et que le Seigneur a créé des natures différentes, si nul ne peut être autrement qu’il n’a été fait. Pour achever de vous exposer en peu de mots les opinions de ces saints hommes, elles sont la reproduction ardente de toutes les difficultés que votre sainteté s’est proposées dans le livre De la Correction et de la Grâce, et de toutes les objections soulevées par Julien et si puissamment réfutées par vous. Quand nous leur opposons les écrits de votre béatitude, si fortement appuyés par tant de passages des divines Écritures, ou que nous ajoutons quelque chose de nous en vous prenant pour modèle, ils cherchent à autoriser leur obstination par l’antiquité ; ils affirment que jamais aucun auteur ecclésiastique n’a entendu comme à présent les passages de l’apôtre Paul aux Romains, au sujet de la manifestation de la grâce divine qui prévient les mérites des élus : Lorsque nous les prions de nous dire comment ils comprennent eux-mêmes ces passages, ils répondent qu’ils n’ont encore rien trouvé qui leur plaise, et demandent qu’on garde le silence sur des choses dont personne n’a pu encore pénétrer la profondeur. Enfin leur opiniâtreté va jusqu’à déclarer notre foi sur ce point nuisible à l’édification de ceux qui en entendent parler ; ils pensent que, la vérité fût-elle avec nous, nous ne devrions pas la donner à connaître : il leur paraît dangereux de prêcher ce qui ne saurait être bien reçu, et ils ne trouvent aucun péril à ce qu’on lie dise rien de ce qui ne saurait se comprendre.

4. Quelques-uns d’entre eux sont si près du pélagiagisme, que, lorsqu’ils sont poussés à reconnaître la grâce du Christ qui prévient tous les mérites humains parce que si elle était donnée en considération des mérites, elle ne devrait plus s’appeler grâce, ils nous disent ceci : Chaque homme est créé par la grâce de Dieu avec le libre arbitre et la raison ; il n’avait rien fait pour mériter cela, puisqu’il n’existait pas ; et il a été créé dans cette condition afin que, discernant le bien et le mal, il puisse diriger sa volonté vers la connaissance de Dieu, la pratique de ses commandements et parvenir ainsi, c’est-à-dire par ses facultés naturelles, en demandant, en cherchant, en frappant à cette grâce qui nous fait renaître dans le Christ : s’il reçoit, s’il trouve, s’il entre, c’est qu’il a fait un bon usage d’un bien de la nature, et qu’à l’aide de la grâce initiale, il parvient à la grâce qui sauve. — Ils entendent le décret de la vocation, en ce sens que Dieu a résolu de n’admettre personne dans son royaume autrement que par le sacrement de la régénération, et qu’il appelle au salut tous les hommes, soit par la loi naturelle, soit par la loi écrite, soit par la prédication de l’Évangile : ainsi ceux qui le veulent deviennent enfants de Dieu, ceux qui ne le veulent pas sont inexcusables ; la justice de Dieu veut que ceux qui ne croient point périssent, sa bonté éclate en ce que nul n’est retranché de la vie éternelle, mais Dieu veut que tous indifféremment soient sauvés, et qu’ils arrivent à la connaissance de la vérité. — Là-dessus ils citent des passages des divines Écritures qui invitent les volontés des hommes à l’obéissance : les hommes font ou ne font pas ce qui leur est prescrit, cela dépend de leur libre arbitre. Et de ce qu’il est dit du prévaricateur, qu’il n’obéit pas parce qu’il ne l’a point voulu, on conclut que le fidèle observe les commandements parce qu’il le veut, que chacun a autant de penchant pour le mal que pour le bien ; que le cœur va de la même manière au vice on a la vertu ; que la grâce de Dieu soutient celui qui désire le bien, et qu’une juste condamnation attend celui qui fait le mal.

5. Quand on leur objecte cette multitude innombrable d’enfants qui, n’ayant aucune volonté, aucune action qui leur soit propre, et n’étant coupables que du péché originel par lequel tous les hommes sont enveloppés dans la condamnation du premier homme, sont discernés non sans un jugement de Dieu ; quand on leur rappelle que ces enfants, sortis de cette vie avant de connaître la différence du bien et du mal, deviennent héritiers du royaume du ciel ou tombent dans la mort éternelle, selon qu’ils ont reçu ou qu’ils n’ont pas reçu le baptême, ils répondent que Dieu les damne ou les sauve selon ce qu’il prévoit de leur vie s’ils avaient vécu. Ils ne font pas attention que cette grâce de Dieu, dont ils font la compagne des mérites humains, au lieu de vouloir qu’elle les précède, ils la soumettent aux volontés mêmes qu’ils avouent être prévenues par elle, dans leur hypothèse de fantaisie. Mais, dans leur parti pris de découvrir des mérites d’où puisse dépendre l’élection divine, à défaut de mérites qui aient existé, ils en imaginent dans un avenir qui ne doit pas être ; par un nouveau genre d’absurdité qui leur appartient, ils veulent que Dieu prévoie ce qui ne doit pas se faire et que ce qu’il a prévu ne se fasse pas. Ils croient beaucoup plus raisonnablement établir cette prescience de Dieu pour les mérites humains, prescience qui, selon eux, détermine la grâce de la vocation, lorsqu’on en vient à considérer les nations du temps passé que Dieu a laissées cheminer dans leurs voies, ou celles d’à-présent qui périssent dans l’impiété d’une vieille ignorance, sans qu’aucun rayon de la Loi ou de l’Évangile ait brillé au milieu de l’épaisseur de leurs ténèbres. Néanmoins, partout où la porte s’est ouverte aux prédicateurs de la vérité, le peuple, qui était assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort, a vu une grande lumière[255]; le peuple qui n’était pas le peuple de Dieu l’est devenu ; et ceux dont Dieu n’avait pas eu pitié sont maintenant l’objet de sa miséricorde[256]. Nos contradicteurs nous disent ici que le Seigneur a connu d’avance ceux qui croiraient, et que pour chaque nation il a disposé le ministère des pasteurs et des maîtres de façon à le faire arriver en des temps où se rencontreraient les bonnes volontés pour croire ; ils répètent qu’il demeure toujours certain a que Dieu veut que tous les « hommes soient sauvés et qu’ils arrivent à la connaissance de la vérité[257]; » parce que ceux-là sont inexcusables qui, parleurs forces naturelles, ont pu parvenir au culte du Dieu unique et véritable, et s’ils n’ont pas entendu la prédication de l’évangile, c’est qu’il devaient ne pas lui ouvrir leur cœur.

6. Nos contradicteurs disent que Notre-Seigneur Jésus-Christ est mort pour tout le genre humain, que nul n’est excepté de la Rédemption qui est le prix de son sang, pas même celui qui passe sa vie éloigné de lui, parce que le sacrement de la miséricorde divine appartient à tous les hommes ; que si beaucoup ne sont pas régénérés, c’est qu’il auraient refusé de l’être ; qu’en ce qui touche la volonté de Dieu, la vie éternelle est préparée pour tout le monde, mais qu’en ce qui touche le libre arbitre, la vie éternelle n’est obtenue que par ceux qui d’eux-mêmes croient en Dieu, et, en considération du mérite de leur foi, reçoivent le secours de la grâce. Ces hommes dont l’opposition nous blesse et dont les sentiments étaient autrefois meilleurs, en sont arrivés à parler ainsi de la grâce, parce que s’ils reconnaissaient que la grâce prévient tous les mérites et que sans elle il n’y en a pas, ils seraient nécessairement amenés à nous accorder que Dieu, selon le décret et le conseil de sa volonté, par un jugement secret et une action manifeste, crée des vases d’honneur et des vases d’ignominie, puisque personne n’est justifié que par la grâce et que nous naissons tous dans la prévarication. ! Mais ils refusent d’avouer cela ; ils craignent d’attribuer à l’œuvre divine les mérites des saints ; ils nient que le nombre des élus prédestinés ne puisse ni s’accroître ni diminuer, de peur qu’il n’y ait plus moyen de parler à l’infidélité ou à la négligence, et que toute activité et tout travail cessent, car à quoi bon des efforts s’il n’y a pas d’élection ? Ils disent que chacun peut s’exciter à corriger ses fautes et à faire des progrès dans la piété, si on croit que cela puisse être ban pour le salut, et que le secours de Dieu vient en aide à notre liberté, qui se sera attachée à ce que Dieu commande. À l’âge où l’on peut faire un libre usage de sa volonté, il faut deux choses pour le salut : la grâce de Dieu et l’obéissance de l’homme. Ils veulent que l’obéissance précède la grâce, de façon à faire croire que le commencement du salut vienne de celui qui est sauvé et non pas de celui qui sauve, et que la volonté de l’homme se procure le secours de la grâce divine, au lieu que ce soit la grâce qui s’assujétisse à la volonté humaine.

7. La perversité d’opinions pareilles nous est connue par la miséricorde de Dieu et par les enseignements de votre béatitude. Nous pouvons continuer à les repousser avec fermeté, mais notre autorité n’est pas égale à l’autorité de ceux qui soutiennent ces doctrines ; ils l’emportent beaucoup sur nous par les mérites de leur vie, et quelques-uns d’entre eux s’élèvent plus encore par la dignité épiscopale dont ils ont été récemment revêtus : sauf un petit nombre de partisans intrépides de la grâce parfaite, personne n’ose tenir tête à des hommes si supérieurs. Les dignités nouvelles de ces redoutables contradicteurs ont ajouté au péril, soit pour ceux qui les écoutent, soit pour eux-mêmes ; le respect dont on les entoure fait faire silence et laisse tout passer sans la moindre observation : bien des gens croient irrépréhensible ce qui ne rencontre de cette manière aucune contradiction. Il y a encore bien du poison dans ces restes de l’impiété pélagienne : si le principe du salut est placé dans l’homme ; si la volonté humaine passe avant la volonté divine, de façon qu’on obtienne le secours de Dieu parce qu’on le veut et que ce ne soit pas le secours de Dieu qui nous fasse vouloir ; si on croit que l’homme, originellement mauvais, commence à être bon par lui même et non point par Celui qui est le souverain bien ; si on soutient qu’on puisse plaire à Dieu autrement que par un don de sa miséricorde, accordez-nous, bienheureux pape, excellent père, autant que l’aide de Dieu vous le permettra, accordez-nous l’appui de vos pieuses pensées, et daignez éclaircir par les explications les plus lumineuses ce qui, dans ces questions, resterait encore obscur et difficile à comprendre.

8. Et d’abord, comme beaucoup de gens ne pensent pas que la foi chrétienne reçoive la moindre atteinte de ces divisions, montrez combien cette persuasion est dangereuse. Faites voir ensuite comment le libre arbitre demeure entier avec la grâce qui le précède et opère avec lui. Dites-nous si la prescience de Dieu et le décret de sa volonté vont ensemble, de manière qu’il faille regarder comme prévu ce qui est résolu ; ou si la prescience et le décret sont différents d’après les états et les personnes : ainsi, par exemple, il y aurait une sorte de vocation dans ceux qui sont sauvés sans rien faire, comme si le décret seul de Dieu subsistait ici, et il y aurait une autre sorte de vocation dans ceux qui sont sauvés, après avoir fait quelque chose de bien, et ici le décret pourrait subsister avec la prescience. Quoiqu’il soit impossible de séparer, par une différence de temps, la prescience du décret, dites-nous si la prescience n’est pas toujours appuyée en quelque manière sur le décret, et s’il n’y a rien de bon en nous qui ne découle de Dieu, de même qu’il n’y a aucune chose au monde que Dieu n’ait connue dans sa prescience. Enfin, montrez-nous comment la doctrine du décret de Dieu, par lequel deviennent fidèles ceux qui sont prédestinés pour la vie éternelle, n’empêche pas de les exhorter à la piété, et ne saurait être un motif de négligence pour ceux qui n’espéreraient pas être du nombre des élus. En vous priant de supporter patiemment notre ignorance, nous vous demanderons encore ce qu’il faut répondre lorsqu’on nous objecte que, parmi les anciens, il n’en est presque pas qui aient entendu le décret et la prédestination de Dieu selon la prescience ; ils nous disent que Dieu a créé les uns des vases d’honneur, les autres des vases d’ignominie, parce qu’il prévoyait la fin de chacun d’eux et l’usage qu’il ferait de sa volonté avec l’assistance même de la grâce.

9. Après que vous aurez éclairci ces choses et beaucoup d’autres qui pourront se présenter à votre esprit, quand vous reviendrez sur ces questions avec la profondeur de votre regard, nous croyons et nous espérons que non-seulement vous aurez fortifié notre faiblesse par le secours de vos raisonnements, mais encore que les hommes pieux, élevés en dignités, et retenus sur ce point dans les ténèbres de l’erreur, ouvriront leurs yeux à la pure lumière de la grâce. L’un d’eux, homme de grande autorité et fort appliqué aux études chrétiennes, le saint évêque d’Arles, Hilaire, admire la doctrine de votre béatitude et s’y attache sur tous les autres points ; quant à cette question, il y a longtemps qu’il veut écrire son sentiment à votre sainteté. Mais nous ne savons pas s’il le fera ni de quelle manière il le fera ; et comme par une grâce que Dieu a fait au siècle présent, la force de votre charité et de votre science est notre espérance au milieu de toutes nos inquiétudes et de nos tristesses, nous vous conjurons d’instruire les humbles et de réprimander les superbes. Il est utile et nécessaire d’écrire de nouveau ce qui a été écrit, de peur qu’on ne regarde comme peu important ce qui n’est pas fréquemment relevé. Ils croient sain ce qui ne les fait pas souffrir, et ne sentent pas la plaie sous la peau : mais qu’ils sachent que la persistance du gonflement exige l’emploi du fer.

Que la grâce de Dieu et la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ vous couronnent en tout temps, et vous conduisent de vertu en vertu jusqu’à l’éternelle gloire, ô bienheureux seigneur et pape, admirable, éminent et incomparable maître !

LETTRE CCXXVI.

(Année 429.)

Voici la lettre d' Hilaire sur les semi-pélagiens des Gaules ; elle n’est pas d’une aussi bonne latinité que la lettre de saint Prosper, mais on sent un esprit pieux et vif, très-appliqué aux études religieuses, et auquel les matières de la grâce étaient familières Hilaire ramasse, autant qu’il le peut, les objections et les raisonnements des semi-pélagiens et s’attache à ne rien laisser ignorer au grand évêque dont il invoque les lumières. On comprendra, par sa lettre, qu’il avait vu saint Augustin à Nippone ; c’est lui qui avait engagé Prosper à écrire de son côté au grand docteur. Quinze ans auparavant, un laïque, du nom d’Hilaire, écrivait de Syracuse à saint Augustin, précisément sur la question pélagienne, et le saint évêque lui répondait ; cet Hilaire de Syracuse, qui écrivait en 414, est-il le même que le laïque de ce nom écrivant de Marseille en 429 ? c’est possible mais nous ne l’affirmons pas Ce qui est indubitable, c’est que l’auteur de la lettre que nous allons traduire est différent de saint Hilaire, évêque d’Arles.

HILAIRE À SON BIENHEUREUX SEIGNEUR, À SON PÈRE AUGUSTIN, TRÈS-AIMABLE ET TRÈS-ADMIRABLE DANS LE CHRIST.

1. Si on aime à répondre aux questions proposées par des gens studieux, en dehors de toute controverse et sur des choses qu’on puisse ignorer sans danger, vous ferez bon accueil, je pense, au récit que je vais vous faire d’après les instances de quelques-uns. Il s’agit de certaines opinions contraires à la vérité, et ce n’est pas tant pour nous que nous implorons votre zèle que pour ceux qui sont troublés et pour ceux qui troublent, ô bienheureux seigneur, et père très-aimable et très-admirable dans le Christ.

2. Voici donc ce qui se répand à Marseille et en d’autres lieux de la Gaule. On regarde comme nouveau et comme nuisible de prêcher que quelques hommes doivent être élus selon le décret de Dieu, et qu’ils ne peuvent ni entrer ni persévérer dans la voie du bien, si Dieu ne leur donne la volonté de croire. On dit que la prédication perd toute sa force, s’il n’y a plus rien dans les hommes qu’elle puisse remuer. On est d’accord que tout homme a été perdu par la faute d’Adam, et que nul, par sa propre volonté, ne peut être délivré de cette mort ; mais, en même temps, voici ce qu’on estime vrai et favorable à la prédication : quand les moyens de salut sont annoncés à des hommes tombés et qui ne peuvent se relever par leurs propres forces, s’ils veulent et croient pouvoir être guéris de leur maladie, ils méritent une augmentation de foi et l’entier rétablissement de la santé de leur âme. On convient, du reste, que personne ne peut se suffire à soi-même pour commencer une bonne œuvre, encore moins pour l’achever : on ne compte pas comme moyen de guérison l’effroi du mal qui inspire vivement à chaque malade le désir de retrouver la santé. Les hommes dont j’expose les sentiments expliquent de cette manière les paroles de l’Écriture : « Crois, et tu seras sauvé[258]; » ils disent que Dieu exige l’un et offre l’autre, et que si on fait ce que Dieu exige, il fera ce qu’il promet. C’est donc la foi qu’ils demandent d’abord à l’homme, parce que cela a été accordé à sa nature par la volonté du Créateur ; ils n’imaginent point que la nature soit jamais assez dépravée, assez perdue, pour qu’elle ne doive ou ne puisse pas aspirer à la guérison : on est guéri si on le veut, on est châtié si on ne le vent pas. Ils disent que ce n’est pas nier la grâce que d’admettre tout d’abord une volonté qui cherche un si grand Médecin, ne pouvant rien par elle-même. Ces paroles de l’Écriture : « Selon la mesure de foi accordée à chacun[259] », et d’autres paroles de ce genre, ils les entendent en ce sens que celui qui commence par vouloir est aidé de la grâce, et non pas en ce sens que ce vouloir même soit un don de Dieu et que ce don soit refusé à des hommes qui ne sont pas plus coupables que d’autres, et qui auraient pu également être délivrés, si la volonté de croire leur eût été donnée comme à ces autres, aussi indignes qu’eux. Nos contradicteurs prétendent qu’on rend facilement raison de l’élection ou de la réprobation, en supposant l’homme capable de mépriser ou d’obéir, et en faisant du mérite de la volonté humaine le fondement même des décrets de Dieu.

3. Quand on leur demande pourquoi la vérité est annoncée aux uns et pas aux autres, en tel pays et non pas ailleurs, et pourquoi elle ne l’a pas été à tant de nations du temps passé, et pourquoi aujourd’hui encore elle ne l’est pas à quelques-unes ; ils répondent que la vérité a été ou est prêchée selon que Dieu, dans sa prescience éternelle, sait que tels hommes, à tels temps et en telles contrées, la recevront avec foi. Ils déclarent prouver cela, non-seulement d’après les témoignages de beaucoup de docteurs catholiques, mais même d’après d’anciens écrits de votre sainteté, où, du reste, la grâce se trouve enseignée aussi clairement qu’en d’autres de vos ouvrages. Ils citent votre réponse à Porphyre sur l’époque de l’avènement de la religion chrétienne, quand vous dites « que le Christ a voulu apparaître au milieu des hommes et leur prêcher sa doctrine, dans les temps et les lieux où il savait qu’on croirait en lui[260]. » Ils citent ce passage de votre commentaire sur l’épître aux Romains : « Tu me dis : Pourquoi se plaindre encore ? Quelqu’un résiste-t-il à la volonté de Dieu[261]? « L’Apôtre, observez-vous, répond ici de manière à faire comprendre aux hommes spirituels et ne vivant pas selon l’homme terrestre, à qui sont imputables, les premiers actes de foi ou d’impiété, et comment Dieu, par sa prescience, sauve ceux qui doivent croire et damne les autres : il ne fait pas choix de ceux-là et ne rejette pas ceux-ci d’après leurs œuvres ; mais il accorde à la foi des uns de faire le bien et endurcit l’impiété des autres, en les abandonnant, afin qu’ils fassent le mal. Et plus haut, au même endroit : « Avant que les hommes aient mérité, ils sont tous égaux ; il ne peut y avoir choix en des choses égales de toute manière. Or, le Saint-Esprit n’étant donné qu’à ceux qui croient, Dieu n’a pas à choisir parmi des œuvres qui sont de purs dons de sa miséricorde, puisqu’il donne le Saint-Esprit afin que nous opérions les bonnes œuvres par la charité : mais il choisit d’après la foi, car, pour recevoir le don de Dieu, c’est-à-dire le Saint-Esprit, à l’aide duquel on peut opérer le bien par l’effusion de la charité, il faut croire et demeurer dans la volonté de le recevoir. Dieu donc, dans sa prescience, ne choisit pas d’après les œuvres, puisqu’elles viennent de lui, mais il choisit dans sa prescience d’après la foi ; sachant celui qui devait croire, il le choisit pour lui donner le Saint-Esprit, afin que, par de bonnes œuvres, il obtienne la vie éternelle ; car l’Apôtre dit que Dieu opère tout en tous[262], et jamais il n’a été dit que Dieu croit tout en tous : notre foi est à nous, mais nos œuvres viennent de Dieu[263]. » Ces endroits et d’autres du même ouvrage leur paraissent conformes à la vérité évangélique : ils font profession d’en suivre la doctrine.

4. Au reste, ils soutiennent que la prescience, la prédestination et le décret, tout cela signifie que Dieu a connu, a prédestiné, a choisi ceux qui devaient croire, et qu’on ne peut pas dire de cette foi : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu[264]? » Selon eux, la nature humaine, quoique corrompue, a gardé cette puissance de croire comme un reste de l’état parfait où elle a été créée. Ils se rangent au sentiment de votre sainteté, lorsque vous dites que personne ne persévère, si Dieu ne lui donne la force de persévérer, mais néanmoins, ils veulent que la bonne volonté, quoique inerte, précède ce don de Dieu : elle leur paraît libre en ce sens seulement qu’elle peut vouloir ou ne pas vouloir accepter le remède qui lui est offert. Ils tiennent en abomination et condamnent ceux qui croient que l’homme garde le pouvoir d’avancer par lui même vers la guérison. Ils ne veulent pas qu’on entende la persévérance de façon qu’on ne puisse ni la mériter par des prières, ni la perdre par la résistance. Ils ne veulent pas qu’on les renvoie à l’incertitude où nous sommes des desseins de Dieu, quand le commencement de la volonté marque avec évidence si on obtient ou si on perd le secours divin. Ils passent sous silence ce que vous dites au sujet de ces paroles du Livre de la Sagesse : « Il a été enlevé, de peur que la malice ne changeât son cœur[265] ; » parce que le livre d’où ce passage est tiré n’est pas canonique. Ils entendent donc la prescience en ce sens que les élus sont élus en prévision de leur foi future, et n’admettent pas que la persévérance soit accordée à quelqu’un, de manière qu’il ne puisse prévariquer, mais de manière qu’il soit toujours en son pouvoir de défaillir.

5. Ils disent que la coutume d’exhorter devient inutile, s’il ne reste plus rien dans l’homme que la correction puisse exciter ; la disposition à se corriger leur paraît tellement tenir à la nature elle-même, que du moment que la vérité est annoncée à celui qui l’ignore, on le regarde comme ayant part au bienfait de la grâce présente. Car, ajoutent-ils, si les prédestinés le sont de manière que nul d’entre eux ne puisse passer d’un côté à l’autre, a quoi bon tant de discours pour que nous devenions meilleurs ? Si l’homme ne produit pas la foi parfaite, il ressent au moins quelque douleur à la vue de sa misère, ou quelque horreur en présence du danger de la mort qu’on lui fait voir. Du moment qu’il ne peut éprouver un effroi salutaire que par une volonté qui ne vient point de lui, ce n’est pas sa faute s’il ne veut pas ; la faute en est à celui qui a mérité la condamnation avec toute sa postérité, et se trouve réduit à ne chercher jamais le bien, mais toujours le mal. Et s’il y a une douleur quelconque qui s’éveille sous le coup du blâme, on reconnaît la raison pour laquelle l’un est rejeté, l’autre reçu ; et il n’est plus besoin d’établir deux parts auxquelles on ne saurait rien ajouter, ni rien ôter.

6. Ils ne supportent pas la différence qu’on fait entre la grâce donnée au premier homme et la grâce donnée maintenant à tous : « Adam, avez-vous dit, ne reçut pas le don de la persévérance avec lequel il pouvait persévérer, mais le don sans lequel il n’aurait pas pu persévérer avec les seules forces du libre arbitre ; maintenant ce n’est pas un secours semblable que Dieu donne aux saints prédestinés à la gloire de son royaume par la grâce, mais un secours tel que réellement ils persévèrent. Ce n’est pas seulement un don sans lequel ils ne pourraient pas persévérer, mais un don par lequel ils ne peuvent que persévérer[266]. »

Dans l’émotion où les jettent ces paroles de votre sainteté, ils disent qu’elles sont de nature à inspirer aux hommes une sorte de désespoir. Si, disent-ils, plus favorisés qu’Adam, qui était aidé de la grâce de manière à pouvoir rester dans la justice ou s’en écarter, les saints sont maintenant aidés de telle manière, qu’ayant reçu la volonté de persévérer, ils ne puissent pas vouloir autre chose ; et s’il est des hommes ainsi abandonnés, qu’ils ne se rapprochent pas du bien, ou s’ils s’en rapprochent, ne tardent pas à s’en éloigner : où est désormais l’utilité des exhortations ou des menaces ? On n’aurait pu les adresser qu’à cette volonté du premier homme qui avait le libre pouvoir de persister dans la voie du bien ou d’en sortir ; on ne peut les faire entendre à ceux qu’une nécessité inévitable contraint à ne plus vouloir la justice. Il n’y a d’excepté ici que ceux que la grâce délivre de la masse de perdition dans laquelle les avait enveloppés la tache originelle.

Selon nos contradicteurs, toute la différence entre l’état du premier homme avant sa chute et notre état présent, c’est que la grâce, sans laquelle Adam ne pouvait pas persévérer, aidait sa volonté, dont les forces étaient alors entières, et qu’aujourd’hui, après la perte de nos forces, la grâce, trouvant en nous la foi, non-seulement nous relève quand nous tombons, mais soutient même notre marche. Ils prétendent que les prédestinés, quelque grâce que Dieu leur donne, peuvent la perdre ou la garder par le libre usage de leur volonté propre ; ce qui serait faux, si quelques-uns avaient reçu le don de la persévérance, de façon à ne pouvoir faire autrement que de persévérer.

7. C’est pourquoi ils n’admettent pas non plus que le nombre des élus et des réprouvés soit fixé, et ils n’acceptent pas votre explication du passage où l’Apôtre dit que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ; ils n’appliquent pas seulement au nombre des saints ces paroles de saint Paul, mais ils les appliquent à tous les hommes sans exception. Ils ne s’inquiètent pas de ce qu’on pourrait dire que quelques-uns se perdent malgré la volonté de Dieu ; mais, disent-ils, de même que Dieu ne veut pas que personne pèche et abandonne la justice, et cependant chaque jour la justice est abandonnée contre sa volonté, et des péchés se commettent ; ainsi Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, et pourtant tous les bommes ne le sont pas. Ils pensent que ce que vous avez cité de Saül et de David[267] n’a aucun rapport avec la question des exhortations ; les autres témoignages de l’Écriture ne leur paraissent se rapporter qu’à la grâce qui vient en aide à chacun après le premier mouvement d’une bonne volonté, ou même à la vocation qui est offerte à des indignes ; ils assurent qu’ils peuvent prouver tout cela par ces passages de vos ouvrages et d’autres qu’il serait trop long d’exposer ici.

8. Ils ne souffrent pas qu’on allègue ce qui regarde les enfants à l’appui de ce qui doit être pour les hommes en âge de raison ; ils disent que votre sainteté touche à cette question des enfants de façon à laisser voir vos incertitudes sur les peines et à montrer que le doute vous paraîtrait préférable. Ce qui peut leur donner lieu de penser ainsi, c’est ce que vous vous souvenez d’avoir écrit dans le troisième livre du Libre arbitre[268]. Ils invoquent de même en leur faveur d’autres ouvrages écrits par des hommes qui ont de l’autorité dans l’Église. Votre sainteté voit quel avantage nos contradicteurs peuvent en tirer, à moins que nous ne citions, à l’appui de notre doctrine, des témoignages plus grands ou au moins aussi concluants : Votre piété si éclairée n’ignore pas combien sont plus nombreux dans l’Église ceux qui suivent ou quittent une opinion d’après l’autorité des noms. Enfin, quand nous sommes tous las de discuter, il est une plainte qu’on entend et à laquelle s’associent ceux-là même qui n’osent condamner la doctrine de la prédestination ; cette plainte, la voici : Qu’était-il besoin de troubler tant de chrétiens d’une foi simple par toutes ces questions incertaines ? Ils disent que, quoique ces questions ne fussent pas résolues, beaucoup d’auteurs depuis longtemps et vous-même, vous n’aviez pas moins utilement défendu la foi catholique contre les hérétiques, et surtout contre les pélagiens.

9. Voilà, mon père, des choses, sans en compter beaucoup d’autres, que j’aurais mieux aimé vous porter moi-même : je ne vous cache pas que c’était mon vœu le plus cher. Puisque ce bonheur m’est refusé, j’aurais voulu avoir plus de temps pour mettre sous vos yeux tout ce qui déplaît à nos contradicteurs, afin d’apprendre par vous ce qu’il faut repousser ou ce qu’il serait possible de tolérer. Mais, ne pouvant ni aller vous voir, ni vous tout rapporter, j’aime mieux vous adresser ceci comme je le puis, que de garder un complet silence sur une si grande opposition de quelques-uns. Il y a, de ce côté, des personnages auxquels les laïques, d’après la coutume de l’Église, doivent un grand respect. Dieu aidant, nous n’y avons pas manqué lorsqu’il nous a fallu, dans l’humble mesure de nos forces, exprimer et soutenir notre sentiment sur ces questions. Je viens de vous exposer sommairement les choses, autant que me l’a permis la grande hâte du porteur de cette lettre. C’est à votre sagesse qu’il appartient de décider ce qu’il y a à faire pour venir à bout de la résistance de tant de personnes considérables ou pour modérer la vivacité de leur opposition. Je crois, quant à moi, qu’il servira de peu que vous leur rendiez raison de votre doctrine, si vous n’y ajoutez le poids d’une autorité à laquelle ne puissent échapper des gens opiniâtres et querelleurs. Mais je ne dois pas oublier de vous dire qu’ils professent pour les actes et les paroles de votre sainteté une grande admiration, à (exception de cette question où se rencontre leur résistance : c’est à vous à voir jusqu’à quel point on peut la tolérer. Ne soyez pas étonné de trouver dans cette lettre autre chose que ce que je vous ai dit dans la précédente ; tels sont aujourd’hui les sentiments de nos contradicteurs, saut ce que j’ai omis peut-être, par trop grande hâte ou par oubli.

10. Faites, je vous en prie, que nous ayons, après leur publication, les livres où vous passez en revue tout ce que vous avez écrit : s’il se trouvait dans vos ouvrages quelque chose que vous jugeassiez à propos de corriger, nous pourrions alors nous en écarter, sans être retenus par le respect profond que nous inspire l’autorité de votre nom. Nous n’avons pas non plus le livre de la Grâce et du Libre arbitre, il nous serait utile aujourd’hui, et nous désirons bien le recevoir. Je ne veux pas que votre sainteté croie que j’écris ceci, parce que j’aurais des doutes sur la manière dont vous traitez à présent ces questions. C’est bien assez pour moi d’être privé des délices de votre présence et de ne plus me nourrir de la salutaire fécondité de vos entretiens ; je ne souffre pas seulement de votre absence, je souffre aussi de l’opiniâtreté de ceux qui rejettent des vérités évidentes et critiquent ce qu’ils ne comprennent pas. Épargnez-moi des soupçons que je ne mérite pas ; telle est mon absolue déférence pour vos sentiments, que je supporte fort mal les contradicteurs, et que j’aurais à cette égard des reproches à me faire. Je laisse à votre sagesse, comme je l’ai déjà dit, le soin de pourvoir à cette situation ; ce que j’ai regardé comme un devoir imposé par ma charité envers vous et mon amour polir le Christ, c’est de ne pas vous laisser ignorer les points remis en discussion. Nous recevrons comme une décision de l’autorité la plus chère et la plus vénérable tout ce que vous voudrez et vous pourrez, pour cette grâce que les petits ainsi que les grands admirent en vous. Pressé par le porteur, et connaissant le peu dont je suis capable, j’ai craint de ne pas tout dire ou de mal dire ; aussi j’ai engagé un homme, bien connu par sa piété, son éloquence et son zèle[269], à vous écrire de son côté tout ce qu’il pourrait recueillir ; j’aurai soin de joindre sa lettre à la mienne : sans même cette occasion, il eût été digne d’être connu de votre sainteté. Le saint diacre Léonce, qui a pour vous tant de respect, vous salue beaucoup ainsi que mes parents. Que le Seigneur Jésus-Christ daigne vous conserver longtemps à son Église, et vous fasse souvenir de moi, seigneur mon père[270]! Et plus bas : Votre sainteté saura que mon frère, qui avait été surtout la cause de notre éloignement d’ici, a fait vœu de continence d’un commun accord avec sa femme. C’est pourquoi nous demandons à votre sainteté de vouloir bien prier pour que le Seigneur daigne les affermir et les maintenir dans cette résolution.

LETTRE CCXXVII.

(Année 428.)

Saint Augustin annonce à son vieil et saint ami Alype la conversion de deux païens de leur connaissance ; la conversion de l’un d’eux avait été précédée de miracles frappants.

AUGUSTIN AU VIEILLARD ALYPE.

Notre frère Paul est ici en bonne santé, toujours occupé de ses affaires : plaise à Dieu qu’il les achève ! il vous salue beaucoup. Il nous a raconté tout ce qui est arrivé d’heureux à Gabinien. La bonté de Dieu l’ayant délivré de ce qui le tourmentait, Gabinien s’est fait chrétien et chrétien des plus fidèles ; il a été baptisé à Pâques, et la grâce qu’il a reçue est autant dans son cœur que dans sa bouche. Comment vous exprimer mon désir de le voir ? vous savez.combien je l’aime. Le médecin Dioscore est devenu aussi un chrétien fidèle et a reçu la grâce du baptême en même temps que Gabinien. Vous allez voir comment Dioscore s’est converti : il fallait des miracles pour courber cette tête et brider cette langue. Sa fille, son seul bonheur, était malade ; il n’y avait plus d’espoir pour sa guérison ; son père lui-même n’espérait plus. On dit (et avant même le retour de notre frère Paul, cela m’a été affirmé par le comte Pérégrin, homme digne de louanges et bon chrétien, baptisé en même temps que les deux autres), on dit que ce vieillard, songeant enfin à implorer la bonté du Christ, fit vœu de se faire chrétien si sa fille était guérie ; elle le fut. Dioscore n’acquittait pas son vœu ; mais la main de Dieu est encore levée : Dioscore est soudain frappé de cécité ; il reconnaît d’où part le coup, avoue sa faute en gémissant, et, de nouveau, fait vœu de se faire chrétien s’il vient à recouvrer la vue. Il la recouvre et accomplit son vœu. La main de Dieu est encore levée. Dioscore n’avait pas retenti par cœur le symbole comme font les catéchumènes, ou petit être avait-il refusé de l’apprendre et s’était excusé de ne l’avoir pas pu : Dieu l’avait vu. Après les cérémonies de son baptême, Dioscore eut presque tous les membres paralysés, et même la langue. Averti par un songe, il déclare, par écrit, qu’il a été frappé de paralysie, parce qu’il n’a pas récité le symbole. Après cet aveu, il reprit l’usage de tous ses membres, moins la langue ; il déclara, par écrit, qu’il avait cependant appris le symbole et qu’il l’avait dans la mémoire. Ainsi est tombée cette disposition à un continuel badinage qui, vous le savez, gâtait en lui une certaine bonté naturelle, et le portait à des railleries sacrilèges contre les chrétiens. Que dirai-je, sinon que nous devons chanter un hymne au Seigneur et le glorifier dans les siècles ? Ainsi soit-il.


LETTRE CCXXVIII.

(Année 429.)

Honoré, évêque de Thiave, avait consulté saint Augustin sur ta conduite que devaient tenir les pasteurs au milieu des dangers qui menaçaient les villes de l’Afrique ; il paraît que ses sentiments n’étaient pas tout à fait conformes aux vrais devoirs des ministres de Dieu. Saint Augustin lui répondit ; on va voir la belle fermeté de son langage. Cette lettre, qui doit être relue par les ecclésiastiques dans les temps de calamités publiques, touche aux mœurs et à l’histoire de l’Afrique chrétienne.

AUGUSTIN À SON SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE HONORÉ, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Après vous avoir envoyé une copie de la lettre que j’ai écrite à notre frère et collègue Quodvultdeus[271], je pensais être affranchi lie la tâche que vous m’imposiez, quand vous me demandiez ce que vous devez faire au milieu des dangers du temps où nous sommes. Cette lettre est courte, il est vrai, mais je ne crois pas avoir rien omis de ce qu’on doit répondre. J’ai dit qu’il fallait laisser leur liberté à ceux qui désirent gagner, s’ils le peuvent, des lieux sûrs, et que, fidèles à nôtre ministère, auquel la charité du Christ nous lie, nous ne devions pas abandonner les églises dont nous sommes chargés. Voici ce que j’écrivais dans cette lettre à Quodvultdeus : « Quelque peu qu’il reste du peuple de Dieu, nous dont le ministère lui est si nécessaire, qu’il ne faut pas qu’il en demeure privé, nous n’avons plus qu’à dire au Seigneur : Soyez notre protecteur et notre rempart[272]. »

2. Mais vous me répondez que ce conseil ne vous suffit pas ; vous craindriez d’aller contre le commandement et l’exemple du Seigneur, qui nous dit de nous enfuir de ville en ville. Nous nous rappelons, en effet, ses paroles « Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre[273]. » Mais qui peut comprendre que par là le Seigneur ait voulu qu’on privât du ministère, sans lequel elles ne peuvent vivre, les brebis qu’il a achetées au prit de son sang ? Lorsque, enfant, il a fui en Égypte, porté par ses parents[274], peut-on dire qu’il ait abandonné des Églises puisqu’il n’en avait pas encore formées ? Quand l’apôtre Paul, pour échapper aux mains de ses ennemis, fut descendu dans une corbeille, par une fenêtre, le long d’une muraille[275], l’Église de Damas fut-elle privée d’un ministère nécessaire, et les autres frères qui étaient là ne firent-ils pas ce qu’il fallait ? L’Apôtre, en agissant ainsi, s’était rendu à leurs instances, afin qu’il se conservât pour l’Église ; car c’est lui particulièrement que cherchait le persécuteur. Que les serviteurs du Christ, les dispensateurs de sa parole et de ses sacrements fassent donc ce qu’il a prescrit ou permis ; qu’ils fuient de ville en ville, lorsque quelqu’un d’eux est particulièrement poursuivi, si d’autres serviteurs de Dieu, non menacés de la même manière, n’abandonnent lias l’Église, et demeurent pour distribuer la nourriture spirituelle, dont les fidèles ne peuvent se passer. Mais quand le péril est commun aux évêques, aux clercs, aux laïques, que ceux qui ont besoin des autres n’en soient pas délaissés, que tous alors se retirent en des lieux sûrs ; ou que ceux qui sont forcés de rester ne soient pas abandonnés de ceux qui leur doivent les consolations de leur ministère ; qu’ils vivent ensemble ou subissent ensemble ce qu’il plaira au Père de famille de leur envoyer.

3. Que les uns souffrent moins, les autres davantage, ou tous également, on voit toujours alors quels sont ceux qui souffrent pour les autres : ce sont ceux qui, pouvant, par la fuite, se dérober à de tels maux, aiment mieux demeurer que d’abandonner leurs frères dans le besoin. C’est là le grand témoignage de cette charité recommandée par l’apôtre Jean, lorsqu’il dit : « De même que le Christ a donné sa vie pour nous, ainsi nous devons donner notre vie pour nos frères[276]. » Car ceux qui prennent la fuite ou qui ne restent tait, dans leurs propres intérêts, s’ils viennent à être — pris, souffrent pour eux-mêmes et non pas pour Leurs frères ; mais ceux qui souffrent pour n’avoir pas voulu délaisser les fidèles, qui avaient besoin d’eux pour le salut de leur âme, ceux-là, sans aucun doute, donnent leur vie pour leurs frères.

4. D’après ce qu’on nous a rapporté, un évêque a dit : « Si le Seigneur nous ordonne d’échapper aux persécutions par la fuite, lorsqu’on peut cueillir la palme du martyre, à plus forte raison, devons-nous, par la fuite, nous dérober à des souffrances inutiles, lorsque ce sont les barbares qui nous menacent. » Cela est vrai et bon à suivre, mais ne s’adresse point à ceux que les liens du devoir attachent aux Églises. Car le serviteur du Christ qui, pouvant fuir, reste en face des ravages de l’ennemi pour exercer un ministère sans lequel les hommes ne peuvent ni devenir chrétiens, ni vivre chrétiens, reçoit une plus grande récompense de sa charité, que celui qui, fuyant non pour ses frères, mais pour lui-même, vient à tomber en des mains cruelles et meurt martyr de sa fidélité au Christ.

5. Qu’avez-vous donc voulu dire dans votre première lettre ? « Je ne vois pas, ce sont vos paroles, quel avantage il y aurait, soit pour nous, soit pour le peuple, à ce que nous demeurassions dans les Églises, sinon de nous faire assister au spectacle des hommes tués, des femmes outragées, des églises brûlées et de nous exposer à périr dans les supplices, quand on voudrait avoir de nous ce que nous n’avons pas. » Dieu est assez puissant pour exaucer les prières de sa famille et pour détourner des périls, mais la crainte de maux incertains ne doit pas nous faire abandonner notre ministère, sans lequel un malheur certain frapperait le peuple, non point dans les choses de cette vie, mais pour d’autres intérêts incomparablement plus importants et plus chers. En effet, si ces maux, qu’on redoute de voir arriver aux lieux où nous sommes, étaient certains, tous ceux pour lesquels il faut demeurer là s’enfuiraient, et nous ne serions plus obligés de rester à notre poste : qui oserait dire que les ministres doivent demeurer dans des lieux où il n’y aurait personne à qui leurs secours fussent nécessaires ? C’est ainsi que de saints évêques sont sortis de l’Espagne, après avoir vu disparaître leurs peuples par la fuite ou le glaive, par les horreurs d’un siège ou par la captivité ; mais un bien plus grand nombre d’évêques est resté avec les peuples qui restaient, partageant les mêmes périls. S’il en est qui aient délaissé les populations, ils ont fait ce que nous disons qu’on ne doit pas faire ; ce n’est pas de l’autorité divine qu’ils ont appris à tenir cette conduite ; ils ont été séduits par une erreur humaine ou vaincus par la crainte.

6. Pourquoi pensent-ils qu’il faille toujours obéir au précepte de fuir de ville en ville, et n’ont-ils pas horreur de la conduite du mercenaire qui voit venir le loup et s’enfuit, parce qu’il n’a aucun soin des brebis[277] ? Pourquoi ne s’appliquent-ils pas à comprendre ces deux paroles du Seigneur, dont l’une permet ou ordonne la fuite, et l’autre la blâme et la condamne, de manière à les concilier entre elles, car elles sont vraies toutes les deux ? La conciliation n’est pas difficile, d’après ce que j’ai dit précédemment ; les ministres du Christ peuvent fuir la persécution lorsqu’ils sont dans des lieux où il ne demeure personne qui puisse avoir besoin de leur secours spirituel, ou lorsqu’il y a dans ces mêmes lieux d’autres ministres qui n’ont pas les mêmes raisons de fuir et qui peuvent remplir les fonctions nécessaires. C’est ainsi que saint Paul, comme je l’ai déjà rappelé, se laissa descendre dans une corbeille, lorsqu’il était particulièrement en butte à la persécution ; d’autres serviteurs du Christ, qui n’étaient pas, comme lui, obligés de fuir, restaient à

Damas, et l’Église n’était pas abandonnée. C’est ainsi que s’enfuit saint Athanase, évêque d’Alexandrie, quand l’empereur Constance voulait mettre particulièrement la main sur lui ; d’autres ministres restaient avec le peuple catholique d’Alexandrie. Si le peuple demeure et que les ministres s’en aillent, et que tout secours spirituel soit enlevé aux fidèles, qu’est-ce que c’est que cette fuite, sinon celle du mercenaire qui n’a pas soin des brebis ? Car le loup viendra ; ce ne sera pas un homme, mais le démon, dont les inspirations changent souvent en apostats les chrétiens à qui manque le ministère quotidien du corps du Seigneur[278]; et ce frère encore faible périra, non point par votre science, mais par votre ignorance, ce frère pour lequel le Christ est mort[279] !

7. Quant à ceux que l’erreur n’égare point ici, mais que la crainte domine, pourquoi, avec la miséricorde et le secours du Seigneur, ne luttent-ils pas courageusement contre cette peur qui pourrait les faire tomber en des maux bien autrement terribles, bien autrement redoutables ? Ce courage se rencontre dans les cœurs où s’élèvent les flammes de la charité, et non la fumée de la cupidité. Car la charité dit : « Qui est faible sans que je m’affaiblisse « aussi ? Qui est scandalisé sans que je brûle[280]? » Mais la charité vient de Dieu ; prions donc pour que celui qui nous la commande nous la donne. Soutenus par cette charité, craignons bien plus pour les brebis du Christ, le glaive de l’iniquité spirituelle, que le fer qui peut faire périr leur corps ; car, d’une manière ou d’une autre, il leur faudra toujours mourir. Craignons bien plus la perte de la foi par la corruption du sentiment intérieur, que les violences exercées sur des femmes ; la violence ne peut rien contre la chasteté, si l’âme reste pure ; toutes les brutalités sont impuissantes contre une chaste volonté qui souffre et ne consent à rien. Craignons plus la chute des pierres vivantes par notre désertion, que l’incendie des pierres et des bois d’édifices terrestres en notre présence. Craignons bien plus, pour les membres du corps du Christ, la mort par le défaut de nourriture spirituelle, que pour nos propres membres toutes les tortures des ennemis. Ce n’est pas qu’il ne faille éviter ces supplices, lorsqu’on le peut ; mais on doit s’y résigner préférablement, quand on ne saurait y échapper sans impiété. Quelqu’un s’aviserait-il de ne pas appeler impie le ministre qui priverait des secours spirituels la piété des fidèles au moment où elle en a le plus grand besoin ?

8. Quand de toutes parts se montrent les périls et que la fuite est impossible, oublierons-nous l’empressement universel dans l’Église ? Les uns demandent le baptême, les autres la réconciliation, d’autres des pénitences à faire ; tous veulent qu’on les console et qu’on affermisse leur âme par les sacrements. Si les ministres manquent, quel malheur pour ceux qui sortent de cette vie sans être régénérés ou déliés ! quelle affliction pour la piété de leurs parents qui ne les retrouveront pas avec eux dans le repos de la vie éternelle ! enfin quel gémissement de tous, et quels blasphèmes de la part de quelques-uns sur l’absence des ministres et l’impossibilité de recevoir les sacrements ! Voyez ce que fait la crainte des maux temporels, et à quels maux éternels elle mène !

Mais si les ministres sont là, ils subviennent aux besoins de tous, selon les forces que Dieu leur donne : les uns sont baptisés, les autres réconciliés, nul n’est privé de la communion du corps du Christ, tous sont consolés et soutenus ; on les exhorte à prier Dieu, qui peut détourner tous les dangers, à être prêts pour la vie ou pour la mort, et s’il n’est pas possible que ce calice passe loin d’eux[281], à accomplir la volonté de celui qui ne peut rien vouloir de mal.

9. Vous voyez maintenant ce que vous n’aviez pas vu en m’écrivant, tout le bien que trouvent les peuples chrétiens, lorsqu’au milieu de leurs malheurs les ministres du Christ ne leur manquent pas ; vous voyez aussi tout le mal que fait l’absence de ceux-ci quand ils cherchent leurs intérêts et non point les intérêts de Jésus-Christ[282] ; quand ils n’ont pas la charité dont il a été dit qu’elle ne cherche point son bien propre[283]; ils n’imitent pas celui qui a dit : « Je ne cherche pas ce qui m’est utile, mais ce qui est utile à plusieurs, pour qu’ils soient sauvés[284]. » Cet Apôtre ne se serait pas dérobé aux menaces de son persécuteur, s’il n’avait pas voulu se conserver pour d’autres à qui il était nécessaire ; c’est pourquoi il dit : « Je me sens pressé des deux côtés ; j’ai un ardent désir d’être dégagé des liens du corps et d’être avec le Christ, ce qui serait bien meilleur : mais il est nécessaire pour vous que je demeure en cette vie[285]. »

10. Ici quelqu’un dira peut-être que les ministres de Dieu doivent se dérober aux maux dont on est menacé, afin de se conserver pour le bien de l’Église en des temps plus paisibles. Quelques-uns ont raison de faire ainsi, lorsque d’autres sont là pour remplir les devoirs du ministère ecclésiastique. Nous avons dit qu’Athanase avait fait cela ; les catholiques savent combien ce grand homme était nécessaire à l’Église, et quels services il lui a rendus en défendant de bouche et de cœur la vérité contre les ariens. Mais quand le péril est commun ; quand il est à craindre que la fuite de qui que ce soit n’ait l’air d’avoir été déterminée par la peur de la mort au lieu des intérêts de l’Église, et qu’on ne fasse plus de mal en s’éloignant qu’on ne pourrait être utile en sauvant sa vie, il ne faut fuir sous aucun prétexte. Enfin, ce ne fut pas de lui-même, mais ce fut à la prière de ses serviteurs que le roi David consentit à ne plus s’exposer aux périls des batailles, de peur que « le flambeau d’Israël ne s’éteignît[286] », comme il est dit dans l’Écriture ; autrement son exemple aurait fait bien des lâches : ils auraient cru que David avait pris cette résolution, non pour l’avantage des autres, mais dans le trouble de la peur.

11. Voici une autre question que nous ne devons pas négliger. S’il est bon que quelques ministres, aux approches d’un grand désastre, s’éloignent afin de se conserver pour ceux qui survivront à ces malheurs, que faire quand tous paraissent devoir périr, excepté ceux qui prendront la fuite ? Que faire encore si la rage ennemie n’en veut qu’aux ministres de l’Église ? Que dirons-nous ? L’Église doit-elle être délaissée par la fuite des ministres, de peur de l’être plus misérablement par leur mort ? Mais si les laïques ne sont pas menacés, ils peuvent cacher de quelque manière leurs évêques et leurs clercs ; ils le peuvent par le secours de Celui qui est le maître de toutes choses, et qui peut conserver, par une miraculeuse puissance, celui-là même qui ne fuit pas. Toutefois nous cherchons ce qu’il faut faire, pour n’être pas accusés de tenter Dieu en lui demandant toujours des miracles. Il n’en est pas de ce péril, qui menace à la fois les laïques et les clercs, comme du péril qui menace en mer les marchands et les matelots montés sur le même navire ; à Dieu ne plaise cependant que nous estimions assez peu notre vaisseau pour que les matelots et surtout le pilote doivent l’abandonner au moment du danger, lors même qu’ils pourraient se sauver en sautant dans un esquif ou en se jetant à la nage ! Ce que nous craignons pour les fidèles ainsi abandonnés, ce n’est pas cette mort temporelle, qui doit tôt ou tard venir ; c’est la mort éternelle, qui peut venir, si on n’y prend garde, et qui peut aussi être évitée par une pieuse vigilance. Mais, dans un danger commun de cette vie, pourquoi croire que, partout où éclatera l’ennemi, tous les clercs mourront et non pas tous les laïques, et que ceux à qui nous sommes nécessaires ne périront pas comme nous ? pourquoi ne pas espérer que si des laïques survivent, des clercs survivront aussi pour leur donner les secours du sacré ministère ?

12. Qu’il serait beau que, parmi les ministres de Dieu, il y eût une sainte et héroïque dispute pour savoir qui devrait rester, afin que l’Église ne fut point délaissée par la fuite de tous, et qui devrait s’enfuir afin que l’Église ne fut point délaissée par la mort de tous ! Voilà le combat qui se verra au milieu de ceux dont le cœur brûle du feu de la charité, et dont la sainte ambition est de plaire à la charité. Si la dispute ne pouvait pas se terminer autrement, il faudrait tirer au sort pour voir qui resterait ou qui partirait ; car ceux qui diraient que c’est à eux à s’en aller, paraîtraient des lâches devant le danger ; ou des arrogants qui croiraient devoir être conservés comme plus nécessaires à l’Église. Les meilleurs peut-être préféreront donner leur vie pour leurs frères ; et ceux qui se préserveront par la fuite seront les moins utiles, comme moins habiles dans le ministère et le gouvernement des âmes : mais si la piété les anime, ils s’opposeront aux desseins de leurs collègues plus disposés à ! a mort qu’à la fuite, et dont la vie est plus nécessaire aux intérêts chrétiens. Il est écrit : « Le sort apaise les querelles ; il juge entre les puissants[287]; » car dans les perplexités de ce genre, Dieu juge mieux que les hommes, soit qu’il daigne appeler les meilleurs au martyre et épargner les faibles, soit qu’il donne à ceux-ci, dont la vie est moins précieuse à l’Église que la vie des autres, la force de tout souffrir jusqu’à la mort.

Cette voie du sort aurait bien quelque chose d’extraordinaire ; mais si la chose se faisait ainsi, qui oserait contestera qui, à moins d’ignorance ou d’envie, ne le trouverait bon ? Si ce moyen ne plaît pas, parce qu’on n’en rencontre aucun exemple dans l’Église, que la fuite des ministres de Dieu ne prive, point les fidèles des secours dont ils auraient un si grand besoin au milieu de situations terribles. Si quelqu’un paraît l’emporter sur d’autres par quelque grâce, qu’il ne s’estime pas assez pour se juger plus digne de vivre, et à cause de cela plus digne de fuir. Quiconque le penserait serait trop content de lui-même ; et quiconque le dirait, déplairait à tous.

13. Il y en a qui croient que les évêques et les clercs, quand ils demeurent au milieu de tels périls, trompent les peuples, parce que les peuples ne songent pas à fuir tant qu’ils voient leurs chefs parmi eux. Mais la réponse à cette objection ou à ce reproche est facile ; on n’a qu’à dire aux peuples : Ne vous abusez pas sur le péril parce que nous restons ici ; ce n’est pas pour nous, mais pour vous que nous demeurons, de peur que rien ne vous manque de ce qui est nécessaire à votre salut dans le Christ. Si vous voulez fuir, vous nous affranchirez des liens qui nous retiennent. Ceci, je crois, doit se dire quand on croit véritablement utile de se retirer en des lieux sûrs. Cela entendu, si tous ou quelques-uns répondent : Nous sommes sous la main de Celui dont personne ne peut éviter la colère, en quelque endroit qu’on aille ; de Celui dont on peut éprouver la miséricorde en tous lieux, lors même qu’on veut rester là où l’on se trouve, soit que des empêchements nous y retiennent, soit qu’on ne se soucie pas d’aller péniblement à des asiles incertains pour ne faire que changer de périls ; alors, sans aucun doute, des ministres de Dieu doivent demeurer avec eux. Mais si, après avoir entendu l’avertissement de leurs, pasteurs, les peuples aimaient mieux s’en aller, les pasteurs qui demeuraient à cause d’eux n’auraient plus à rester avec eux, puisqu’il n’y aurait plus personne pour qui ils dussent rester encore.

14. Ainsi donc, quiconque se retire sans que, par sa fuite, les fidèles soient privés du sacré ministère, fait ce que le Seigneur prescrit ou permet, mais celui qui fuit de manière à dérober au troupeau du Christ la nourriture spirituelle dont il a besoin, est un mercenaire : il voit venir le loup et s’enfuit, parce qu’il n’a pas soin des brebis.

Voilà, mon cher frère, la réponse à votre lettre ; je vous ai dit ce que je crois être la vérité et la vraie charité. Si vous trouvez un avis qui vous semble meilleur, je ne vous empêche pas de le suivre. Toutefois, en ces tristes temps où nous sommes, nous n’avons rien de mieux à faire que de prier le Seigneur notre Dieu qu’il ait pitié de nous. Des hommes sages et saints, par la grâce de Dieu, ont ainsi mérité de vouloir et de pouvoir rester fidèlement avec leurs églises, et les contradictions de personne ne les ont détournés de leur dessein.

LETTRE CCXXIX.

(Année 429.)

Darius, personnage important de la cour impériale, fut le négociateur qui réconcilia le comte Boniface avec l’impératrice Placidie ; il obtint des vandales une trêve qui, malheureusement, ne fut pas longue. C’est à l’occasion de cette paix, accueillie en Afrique avec tant de joie, que saint Augusutin écrivit à Darius la lettre suivante.

AUGUSTIN À SON ILLUSTRE ET MAGNIFIQUE SEIGNEUR, A DARIUS, SON TRÈS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je sais par mes saints frères et collègues Urbain et Novat quel homme vous êtes : l’un vous a vu à Hilari, du côté de Carthage, et récemment encore à Sicca ; l’autre, à Sétif. Grâce à eux, je ne puis plus dire que je ne vous connais pas. Quoique mes infirmités et le froid des ans ne m’aient pas permis de m’entretenir avec vous, je ne puis pas dire que je ne vous ai jamais vu. Les paroles de l’un, quand il a daigné venir vers moi, et une lettre de l’autre m’ont bien montré, non point votre visage, mais la face de votre âme : je vous ai vu d’une façon d’autant plus douce qu’elle a été plus intérieure. Vous avez la joie de retrouver, et nous retrouvons avec vous, comme dans un miroir, cette face intérieure de vous-même dans ce passage de l’Évangile où Celui qui est la Vérité a dit : « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu[288]. »

2. Les hommes de guerre ont leur grandeur et leur gloire, non-seulement ceux qui sont les plus intrépides, mais encore, ce qui est plus vraiment digne de louange, ceux qui dans les combats se montrent les plus fidèles à leurs devoirs : sous la protection et avec le secours de Dieu, ils domptent l’ennemi par leurs travaux et leur courage, et leurs efforts vainqueurs donnent la paix à la république et aux provinces. Mais il est plus glorieux de tuer la guerre par la parole que de tuer les hommes par le fer, et de gagner et d’obtenir la paix par la paix que par la guerre. Ceux qui combattent, s’ils sont bons, cherchent sans aucun doute la paix, mais ils la cherchent en répandant le sang ; vous, au contraire, vous êtes envoyé pour empêcher que le sang de personne ne coule : une nécessité terrible est imposée aux autres ; à vous est échue une félicité. C’est pourquoi, mon illustre et magnifique seigneur, mon très-cher fils en Jésus-Christ, réjouissez-vous de ce bien si grand et si véritable, et jouissez-en en Dieu, qui vous a fait ce que vous êtes et vous a confié de tels intérêts. Que le Seigneur confirme ce qu’il nous a fait par vous[289] ! Agréez ce salut et daignez y répondre. Mon frère Novat, d’après ce qu’il m’écrit, a voulu que votre excellence et votre sagesse me connût par quelques-uns de mes ouvrages. Si donc vous avez lu les livres de moi qu’il vous a donnés, moi aussi j’apparais à votre œil intérieur. Ils ne vous auront pas beaucoup déplu si vous les avez lus avec plus de charité que de sévérité. Ce ne sera pas trop, mais ce sera un présent que je recevrai avec bien du plaisir, si vous m’écrivez une lettre en échange de celle-ci et des différents ouvrages de moi qui sont entre vos mains. Je salue avec l’amour que je lui dois ce gage de paix[290], que vous avez heureusement reçu de la bonté du Seigneur notre Dieu.

LETTRE CCXXX.

(Année 429.)

Darius répondit à saint Augustin ; c’est une lettre d’enthousiasme pour l’évêque d’Hippone. Il est heureux que le grand évêque lui ait écrit ; il serait plus heureux encore s’il pouvait le voir. Darios souhaite que la trêve conclue avec les vandales puisse devenir une paix durable. Il a lu quelques ouvrages de saint augustin et voudrait bien lire les Confessions. En demandant à l’évêque d’Hippone son intercession auprès de Jésus-Christ, il rappelle la prétendue correspondance entre Abgare et le Sauveur.

DARIUS À SON SEIGNEUR AUGUSTIN, SALUT.

1. Plût à Dieu, mon saint père et Seigneur, que de même que mon nom a été porté à vos oreilles par la grâce bienveillante de vos collègues Urbain et Novat, ainsi le Dieu de tous, votre Dieu, m’eût présenté moi-même à vos mains et à vos yeux ! Ce n’est pas que votre jugement plus sûr m’eût trouvé plus grand que je ne vous ai apparu à travers les discours obligeants et les lettres de tels hommes, et peut-être je ne vous eusse pas semblé tel qu’ils m’ont peint auprès de vous ; mais j’aurais voulu recueillir de votre bouche même les fruits immortels de votre sagesse qui vient du ciel, et recevoir à leur source intarissable les flots si purs et si doux de votre génie. Je n’aurais pas dit de moi alors comme dans je ne sais quel auteur : Ô trois et quatre fois heureux ! Mais mille et mille fois heureux, s’il m’avait été donné de voir la céleste lumière de votre visage, d’entendre votre divine voix qui chante ce qui est divin, et de recevoir directement de vous-même, avec tous les ravissements de l’oreille et du cœur, vos admirables enseignements ! J’aurais cru recevoir, non pas du haut du ciel, mais dans le ciel même, les lois de l’immortalité, et entendre comme des voix de Dieu, non pas loin du temple, mais au pied même du trône de sa gloire.

2. Je méritais peut-être ce bonheur à cause de mon ardent désir de vous voir ; je ne le méritais pas, je l’avoue, à cause des péchés qui chargent ma conscience. Pourtant j’ai recueilli malgré l’absence de grands fruits de ce bon désir, et de nouveaux biens sont venus mettre le comble à mon bonheur : j’ai été recommandé à celui que je désirais tant connaître, et je l’ai été par deux saints évêques qui habitent, des lieux différents. L’un vous a parlé de moi avec bienveillance, comme j’ai déjà dit : c’est en votre présence qu’il a rendu témoignage de moi ; l’autre, animé des mêmes sentiments, en a laissé voter vers vous l’expression dans une lettre. Leur témoignage glorieux m’a fait auprès de vous une couronne, non pas avec des fleurs dont l’éclat passe vite, mais avec des pierres précieuses qui durent toujours. Priez donc Dieu pour moi, mon saint père, intercédez pour moi, je vous en conjure, afin que je puisse devenir un jour tel qu’on m’a représenté devant vous, car à présent je sens combien je suis peu digne d’un si grand témoignage. Les deux saints évêques m’ont déjà dédommagé de tout ce que me tait perdre mon éloignement de vous, puisque vous avez daigné me parler, m’écrire, me saluer, et dans l’absence vous rapprocher de moi. C’est vous, après Dieu, que je m’affligeais de ne pas voir, et c’est de vous que je voulais être connu. Vous n’avez pas vu mon visage comme vous le dites ; mais ce qui vaut mieux, vous avez vu la face de mon âme, et vous aimiez d’autant plus à me voir que c’était plus avant dans moi-même. Que Dieu fasse, ô mon père, que je réponde à la bonne opinion que vous avez de moi, et que ma conscience ne me montre pas trop différent de l’image que vous vous êtes faite !

3. Dans votre divine et céleste lettre, vous dites avec cette éloquence qui ne vous manque jamais quand vous voulez louer, vous dites que j’ai tué la guerre par la parole. Ici, mon saint père, mon esprit, sortant en quelque sorte des ténèbres de ses pensées, a reconnu la vérité de la louange qui m’était donnée. Pour tout dire brièvement et simplement à votre béatitude, si nous n’avons pas éteint la guerre, nous l’avons certainement suspendue ; et avec le secours du souverain Maître de toutes choses, les maux, qui étaient montés jusqu’au comble, se sont ralentis. Mais j’espère du dispensateur de tout bien, et l’abondante bénédiction de votre lettre m’en est un bon présage, que cette trêve aura la solidité durable de la paix. Appuyé sur la loi de Dieu, vous me dites de me réjouir de ce que vous appelez un grand et véritable bien, et d’en jouir en Dieu, qui m’a fait « ce que je suis, et m’a confié de tels intérêts. » Et vous ajoutez : « Que Dieu confirme ce qu’il nous a fait par vous. » Voilà des veaux qui ne sont pas seulement pour moi, mais pour le salut de tous. Ma gloire ici ne saurait se séparer du bien commun, et pour que je puisse être heureux par vos prières, il faut que tous soient heureux avec moi. Puissiez-vous, ô mon père, former longtemps des vœux pareils pour l’empire romain, pour la république romaine, pour tous ceux qui vous paraîtront dignes de vos prières, et quand vous monterez au ciel, les laisser à la postérité, les recommander à ceux qui vous suivront !

4. Peut-être me suis-je étendu plus que je n’aurais dû, mais j’ai conversé avec vous bien moins que je n’aurais voulu. Je vous l’avoue, en vous écrivant, je me crois en votre présence ; quoique mon langage soit inculte, et que de temps en temps les expressions me manquent, je ne me lasse pas de vous parler, comme si je conversais avec vous. Jugez par là de mon désir de vous voir. J’aurais dû déjà finir cette lettre, dont la longueur verbeuse vous déplaît peut-être ; mais j’écarte la crainte pour céder au plaisir, et il me semble que cesser de vous parler, ce serait vous quitter. Je veux terminer, mais je ne le puis ; vous m’en croirez, ô mon père ! vous étiez au plus profond de mon âme depuis que, non content de vous connaître par votre grande et glorieuse renommée, j’avais voulu vous connaître par vos ouvrages ; mais cette courte lettre que vous m’avez adressée a allumé dans mon cœur les flammes du plus vif amour pour vous. Je suis chrétien, né de parents et d’aïeux chrétiens ; cependant, quelque chose du paganisme m’était resté, et c’est en vous lisant que j’ai appris à me séparer tout à fait de ces vaines superstitions du passé. Je demande que vous daigniez nous envoyer les livres des Confessions que vous avez écrits, car si d’autres aussi nous ont donné vos écrits avec un empressement aimable et un cœur bienveillant, combien plus encore ne devez-vous pas nous les refuser vous-même !

5. On dit que, pendant que le Christ, Notre-Seigneur et notre Dieu, demeurait dans le pays de Judée, et avant qu’il fût retourné à son royaume du ciel, un satrape, ou plutôt un roi lui écrivit une lettre. Il était malade, et hors d’état de se rendre lui-même auprès du Sauveur, et suppliait Celui qui est le salut et le remède du monde d’aller le trouver, car il ne pensait pas pouvoir guérir autrement. Mais de peur de manquer de respect à la grande majesté du Christ, qu’il pressentait sans la connaître tout à fait, il loua la ville où il résidait, afin que, séduit par la beauté de la ville et la réception royale qui l’attendait, le Christ ne repoussât point sa prière. Dieu vint au secours du roi ; il le guérit, et, dans une lettre où il mettait le comble à ses divines faveurs, il ne lui envoya pas seulement la santé qu’il demandait comme homme, il lui envoya même la sécurité dont il avait besoin comme roi : il ordonna que la ville où il faisait sa demeure ne serait jamais prise par les ennemis[291]. Que peut-on ajouter à de tels bienfaits ? Pour moi, pauvre que je suis, et serviteur des rois, je vous demande, à vous, mon seigneur, de prier chaque jour pour moi le Christ, notre roi et notre pieu ; priez-le, sans vous lasser jamais, afin qu’il me pardonne mes péchés, et demandez-lui pour moi ce que vous voudrez vous-même.

6. Si la longueur de ma lettre vous ennuie, armez-vous de votre patiente magnanimité, ne l’imputez qu’à vous, puisque c’est vous qui m’avez ordonné de vous écrire. Je vous prie cependant et vous supplie de m’écrire de nouveau ; je pourrai conjecturer ainsi que ma lettre ne vous aura pas déplu. Plaise à Dieu que vous puissiez encore prier pour nous durant de longues années, ô mon seigneur et mon père véritablement saint ! Notre fils Virimodus salue votre béatitude ; il se réjouit beaucoup que vous ayez bien voulu parler de lui dans votre lettre. Nous avons remis pour vous au prêtre Lazare je ne sais quels remèdes donnés par notre médecin : celui-ci assure que ces remèdes ne contribueront pas peu au soulagement de vos douleurs et à la guérison de votre maladie.

LETTRE CCXXXI.

(Année 429.)

Saint Augustin témoigne à Darius le plaisir que lui a fait sa lettre ; il parle de l’amour de la louange et nous apprend dans quel sens on peut aimer à être loué. Il espère que le goût de Darius, pour ses écrits contre le paganisme, contribuera à les répandre afin d’effacer dans la société romaine les derniers vestiges du polythéisme. L’évêque d’Hippone parle admirablement de ses Confessions qu’il envoie à Darius ; il lui adresse en même temps quelques-uns de ses antres ouvrages. Cette lettre est la dernière de saint Augustin dont nous connaissions la date et assurément une des dernières qu’il ait écrites. Il mourut le 28 août 430.

AUGUSTIN, SERVITEUR DU CHRIST ET DES MEMBRES DU CHRIST, À SON FILS DARIUS, MEMBRE DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous voulez qu’une lettre de moi soit la preuve que j’ai eu du plaisir à recevoir la vôtre. Voici cette lettre ; mais ni celle-ci ni même beaucoup d’autres, longues ou courtes, ne suffiraient pas à exprimer ce plaisir : peu ou beaucoup de paroles demeurent toujours impuissantes à exprimer ce qui ne peut l’être. Et moi je suis peu éloquent, même en parlant beaucoup ; mais nul homme éloquent, quels que fussent le langage et l’étendue de sa lettre, ne pourrait, ce que je ne puis moi-même, assez dire tout ce que votre lettre m’a fait éprouver, lorsqu’il verrait dans mon cœur comme j’y vois. C’est dans ce que mes paroles n’expriment point que vous êtes donc réduit à chercher ce que vous désirez connaître. Que vous dirai-je, si ce n’est que votre lettre m’a fait plaisir, et un grand plaisir ? La répétition de ce mot n’en est pas une : c’est une façon de montrer qu’on voudrait le dire sans cesse ; mais ne pouvant toujours le redire, on le répète au moins une fois.

2. Si on me demande ce qui m’a tant charmé dans votre lettre, et si c’est votre éloquence, je répondrai que non. On ajoutera que ce sont peut-être les louanges que j’y reçois ; je répondrai encore que non. Pourtant vous me louez beaucoup, et avec grande éloquence, et on voit bien que, né avec le meilleur naturel, vous vous êtes fort appliqué à la culture des lettres. « Vous n’êtes donc pas sensible à ces choses-là ? » me dira quelqu’un. — Bien au contraire, je réponds avec le poète[292] que « je ne suis pas assez stupide » pour ne pas sentir ces choses, ou pour les sentir sans plaisir. Elles me plaisent donc ; mais que sont-elles à côté de ce qui m’a le plus ravi dans votre lettre ? J’aime votre langage parce qu’il est gravement doux ou doucement grave ; je ne puis pas nier, non plus, que j’aime les louanges que vous me donnez. Tous les éloges ne me font pas plaisir, ni tout homme qui me les donne ; mais il m’est doux de recevoir les louanges dont vous m’avez jugé digne, de la bouche de ceux qui, comme vous, aiment les serviteurs du Christ pour le Christ lui-même.

3. Je soumets ici aux sages et aux habiles un exemple de Thémistocle, si toutefois je me souviens bien du nom véritable de l’homme. Dans un festin, ayant refusé de jouer de la lyre comme avaient coutume de le faire les hommes les plus illustres et les plus savants de la Grèce, il fut pris à cause de cela pour un homme qui ne savait rien ; et lui-même ne se gêna point pour témoigner tout son dédain à l’égard de ce genre d’amusement. « Qu’aimez-vous donc à entendre ? » lui dit-on. « Mes louanges », répondit-il. C’est aux sages et aux habiles à nous dire quel dessein ils prêtent à cette réponse de Thémistocle ou dans quel but il la fit réellement ; car c’était un grand homme selon le monde. Et comme on lui demanda ce qu’il savait donc : « Je sais, répondit-il, je sais faire d’une petite république une grande. » Pour moi, je pense qu’il ne faut approuver que la moitié de ce mot d’Ennius : « Tous les hommes veulent être loués. » De même qu’il faut rechercher la vérité qui, sans aucun doute, ne fût-elle pas louée, mériterait seule de l’être ainsi il faut éviter la vanité qui se glisse si aisément dans les louanges humaines. On tombe dans cette vanité, lorsqu’on ne recherche ce qui est bien qu’en vue de la louange des hommes, ou bien lorsqu’on veut être beaucoup loué pour ce qui ne le mérite pas beaucoup ou même pas du tout. Aussi Horace, qui avait l’œil plus perçant qu’Ennius a dit : « Êtes-vous gonflé de l’amour de la louange ? certaines expiations pourront vous en guérir après une lecture de choix trois fois répétée[293]. » Horace a donc pensé que l’amour des louanges humaines était comme une morsure dont il fallait se guérir par le remède de la parole.

4. Aussi notre bon Maître nous a enseigné par son Apôtre que nous ne devons pas faire le bien en vue d’obtenir les louanges humaines, c’est-à-dire qu’elles ne doivent pas être le but de nos bonnes actions ; mais que cependant nous devons rechercher les louanges des hommes pour les hommes eux-mêmes. Car les louanges adressées aux gens de bien ne profitent pas à ceux qui les reçoivent, mais à ceux qui les donnent. Pour ce qui est des gens de bien, il leur suffit d’être ce qu’ils sont mais il faut féliciter ceux qui ont besoin de les imiter ; lorsqu’ils leur donnent des louanges, ils montrent ainsi leur goût pour ceux qu’ils louent sincèrement. L’Apôtre a dit : « Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ[294]. » Mais il a dit aussi : « Plaisez à tous en toutes choses, comme je m’efforce moi-même de plaire en toutes choses à tous. » Et il en donne la raison : « non point en cherchant ce qui m’est avantageux, mais ce qui l’est à plusieurs, afin qu’ils soient sauvés[295]. » Voilà ce qu’il cherchait dans la louange des hommes et ce qui lui faisait dire encore. « Enfin, mes frères, tout ce qui est vrai, tout ce qui est honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable, tout ce qui a une bonne réputation, tout ce qui est vertueux, tout ce qui est louable, que ce soit là ce qui occupe vos pensées ; faites ce que vous avez appris et reçu de moi, ce que vous m’avez entendu dire et ce que vous avez vu en moi, et le Dieu de paix sera avec vous[296]. » En disant : « Tout ce qui est vertueux », l’Apôtre a compris sous le nom de vertu les autres choses que j’ai rappelées plus haut. Ce qu’il a ajouté par ces paroles : « Tout ce qui a une bonne réputation », il l’exprime convenablement de cette autre manière : « Tout ce qui est louable. » Comment donc faut-il entendre ce passage : « Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ ? » Dans ce sens que s’il faisait, en vue des louanges humaines, le bien qu’il fait, il serait enflé de l’amour des louanges. L’Apôtre voulait ainsi plaire à tous, et se réjouissait de leur plaire, non pour s’enorgueillir de leurs louanges, mais pour les édifier dans le Christ. Pourquoi donc n’aurais-je pas du plaisir à recevoir de vous des louanges, puisque vous êtes trop sincère pour me tromper ; puisque vous louez ce que vous aimez, ce qu’il est utile et salutaire d’aimer, lors même que tout cela ne serait pas en moi ? Vous n’êtes pas seul à en profiter, j’en profite aussi. Si je n’ai pas ce que vous louez en moi, j’en ressens une confusion salutaire, et je souhaite ardemment ce qui me manque. Si je reconnais en moi quelque chose de ce que vous louez, je me réjouis de l’avoir et me réjouis que vous l’aimiez et que vous m’aimiez à cause de cela ; ce qui me manque, je désire l’obtenir, non-seulement pour moi-même, mais afin que mes amis ne soient pas toujours trompés dans les louanges qu’ils me donnent.

5. Ma lettre est déjà longue, et je ne vous ai point encore dit ce qui me plaît dans la vôtre bien plus que votre éloquence et vos louanges. Que croyez-vous que ce soit, ô homme de bien, si ce n’est d’avoir pour ami un homme tel que vous et que je n’ai jamais vu, si toutefois je dois dire que je n’ai jamais vu celui dont l’âme s’est montrée à moi dans une lettre où ce n’est plus à mes frères comme auparavant, mais à moi-même que je puis m’en rapporter sur vous ? Je savais déjà qui vous étiez, mais je ne savais pas encore ce que vous étiez à mon égard. Je ne doute pas que les louanges de votre amitié (et je vous ai marqué pourquoi elles me plaisent) ne deviennent plus abondamment profitables à l’Église du Christ. Je l’espère d’autant plus, que vous lisez, que vous aimez, que vous louez mes ouvrages consacrés 'à la défense de l’Évangile contre les derniers restes de l’idolâtrie. Ils seront d’autant plus connus qu’ils seront recommandés par un homme d’un rang comme le vôtre : vous leur donnerez insensiblement votre propre célébrité, votre propre gloire, et vous ne permettrez pas qu’ils soient ignorés là où vous verrez qu’ils puissent être utiles. Si vous me demandez d’où je sais cela, je vous répondrai que vous m’êtes apparu tel dans votre lettre. Jugez par là du plaisir qu’elle m’a fait ; si vous avez bonne opinion de moi, songez au plaisir que doit me causer tout ce qui peut contribuer à étendre la foi du Christ. Vous m’écrivez que, né de parents et d’aïeux chrétiens et chrétien vous-même, vous avez trouvé dans mes livres, plus qu’ailleurs, de quoi achever de vous défendre victorieusement contre les superstitions païennes ; recommandés et propagés par vous, quel bien ne pourraient-ils pas faire, et très-facilement, à beaucoup d’autres, et même à d’illustres amis du paganisme ? cette espérance peut-elle ne pas être une grande joie pour moi ?

6. Ne pouvant vous témoigner tout le plaisir que m’a causé votre lettre, je vous ai dit par où elle m’a fait plaisir ; je vous laisse à penser le reste, c’est-à-dire combien je me suis réjoui. Recevez donc mon fils, recevez, vous qui êtes homme de bien non point à la surface, mais qui êtes chrétien dans la profondeur de la charité chrétienne, recevez les livres que vous avez désirés, les livres de mes Confessions. Regardez-moi là-dedans, de peur que vous ne me jugiez meilleur que je ne suis ; là c’est moi et non pas d’autres que vous écouterez sur mon compte ; considérez-moi dans la vérité de ces récits, et voyez ce que j’ai été lorsque j’ai marché avec mes seules forces ; si vous y trouvez quelque chose qui vous plaise en moi, faites-en remonter la gloire à Celui que je veux qu’on loue, et non pas à moi-même. Car c’est lui qui nous a faits, et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes[297] ; nous n’étions parvenus qu’à nous perdre, mais celui qui nous a faits nous a refaits. Quand vous m’aurez connu dans cet ouvrage, priez pour moi afin que je ne tombe pas, mais afin que j’avance ; priez, mon fils, priez. Je sens ce que je dis, je sens ce que je demande ; n’allez pas croire que vous en soyez indigne et que ce soit comme au-dessus de vos mérites ; si vous ne le faisiez pas, vous me priveriez d’un grand secours. Priez pour moi ; je le demande aussi à tous ceux qui m’aimeront d’après vous-même ; dites-le leur ; et si l’idée que vous avez de mes mérites vous retient, prenez ceci comme un ordre de ma part : donnez à ceux qui demandent ou obéissez à ceux qui ordonnent. Priez pour nous. Lisez les divines Écritures, et vous verrez que les apôtres, nos chefs, ont demandé cela à leurs enfants ou l’ont prescrit à leurs disciples. Vous me l’avez demandé pour vous, et Dieu voit combien je le fais : qu’il m’exauce, lui qui sait que je le faisais avant même que vous me l’eussiez demandé ! payez-moi donc de retour. Nous sommes vos pasteurs, vous êtes le troupeau de Dieu ; considérez et voyez combien nos périls sont plus grands que les vôtres, et priez pour nous. Il le faut pour vous et pour nous, afin que nous rendions bon compte de vous au Prince des pasteurs et au chef de nous tous, et que nous échappions ensemble aux caresses de ce monde, plus dangereuses que les tribulations : la paix du monde n’est bonne que quand elle sert, comme l’Apôtre nous avertit de le demander, à nous « faire passer une tranquille vie en « toute piété et charité[298]. » Si la piété et la charité manquent, tout ce qui met à l’abri de ces maux et des autres maux du monde n’est qu’un sujet de dérèglement et de perdition, une invitation au désordre ou une facilité pour y tomber. Demandez donc pour nous, comme nous pour vous, que nous passions une vie paisible et tranquille en toute piété et charité. Priez pour nous en quelque lieu que vous soyez et en quelque lieu que nous soyons : car il n’est point de lieu où ne soit Celui à qui nous appartenons.

7. Je vous envoie d’autres livres, que vous n’avez pas demandés, pour ne pas faire seulement ce que vous avez désiré : ce sont les livres de la Foi des choses invisibles, de la Patience, de la Continence, de la Providence, et un grand livre sur la foi, l’espérance et la charité. Si vous lisez tous ces ouvrages pendant que vous êtes en Afrique, écrivez-moi ce que vous aurez pensé ; envoyez-moi votre sentiment, ou laissez-le à mon saint frère et seigneur Aurèle qui me le fera parvenir, ce qui ne m’empêchera pas d’espérer des lettres de vous, en quelque lieu que vous soyez ; et, de mon côté, autant que je le pourrai, mes lettres iront vous chercher partout où vous pourrez être. J’ai reçu avec reconnaissance ce que vous m’avez envoyé, soit pour ma santé que vous voudriez meilleure afin que je pusse plus librement vaquer à Dieu, soit pour venir en aide à notre bibliothèque en nous donnant les moyens d’acquérir ou de remplacer des livres. Que Dieu vous donne, en récompense, dans ce monde et dans l’autre, les biens qu’il prépare à ceux qui sont tels qu’il a voulu que vous fussiez. Saluez de ma part, comme je vous l’ai déjà une fois demandé, ce gage de paix qui est auprès de vous, et qui nous est si cher à l’un et à l’autre.

  1. Pro. 27, 2
  2. C’est ici la seconde lettre découverte en 1732 dans l’abbaye de Gottwe.
  3. Saturnin était prêtre de l’église d’Hippone.
  4. Voir la lettre 166, tome 2.
  5. Nous n’avons pas besoin de rappeler que celui dont saint Augustin attendait la réponse, c’est saint Jérôme lui-même.
  6. Allusion à une plainte de saint Jérôme. Voir ci-dessus tome 2, lettre 72, n.2.
  7. Rom. 14,5
  8. IICor. 10,12
  9. Rom. 2,11
  10. Lettre 190, II.20.
  11. Tertullien et peut-être aussi saint Irénée avaient soutenu cette opinion.
  12. 2Co. 12, 2,3.
  13. Mat. 23, 8.
  14. Act. 1,17
  15. Psa. 38,5
  16. Job. 14, 5, selon les Septante.
  17. De saint Jérôme.
  18. Cet écrit, qui forme la CLXVIIe lettre, est consacré à l’examen du vrai sens de ces paroles de l’épître de saint Jacques : « Quiconque ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s’il l’avait toute violée. »
  19. 2 Rois, 18, XIX.
  20. L’évêque donatiste de Thamugas se nommait Gaudentius.
  21. Voir la lettre 155.
  22. Ecc. 14, 5.
  23. Mrc. 12, 31 ; Lévitiq. 19, 18.
  24. 2 Rois, 1, 1
  25. 2Ma. 14, 37
  26. Phi. 3, 8.
  27. Ecclésias. 2, 4.
  28. Macchab. 2, 14, 42.
  29. 2Ma. 14, 37
  30. Exo. 23, 7.
  31. L’évêque d’Hippone tint son engagement en publiant dans le cours de la même année ses deux livres contre Gaudentius.
  32. Consentius habitait apparemment des contrées qui souffraient de l’invasion des Barbares, et, dans ses lettres à saint Augustin, il avait sans doute exprimé la crainte d’être obligé de fuir son pays pour se dérober aux calamités.
  33. Luc. 24, 38.
  34. Act. 1, 11,
  35. Dan. III.
  36. 1Co. 15, 50.
  37. Isa. 40,6
  38. Ibib. 40, 6,7.
  39. Rom. 6,9
  40. 1Co. 15, 36
  41. Id. 15, 39
  42. 1Co. 15, 42
  43. 2Co. 13, 4.
  44. Psa. 15,10
  45. 1Co. 15, 44.
  46. Gen. 2,7
  47. Id. 1, 24.
  48. Cor. 6,17
  49. Id. 15, 47
  50. Id. 15, 50.
  51. Id. 15, 51.
  52. 1Co. 15, 52.
  53. Jn. V.29.
  54. Jn. 3, 18.
  55. Isa. 66,24
  56. Mat. 25, 41.
  57. Psa. 111,7
  58. 1Co. 15, 53.
  59. 1Th. 3, 51.
  60. Jac. 1, 13.
  61. Jn. 5, 17.
  62. Jer. 1, 5.
  63. Mat. 6, 50.
  64. 1Co. 15, 37,38.
  65. Le livre de la Foi et des OEuvres.
  66. Isa. 57,16,17
  67. C’est le même Valère qui est dédié l’ouvrage sur le mariage et la concupiscence.
  68. Le premier livre du mariage et de la concupiscence
  69. Cette réponse à Julien se compose de six livres.
  70. 2Co. 11, 29.
  71. Mat. 18, 7.
  72. Phi. 2, 21.
  73. 2Co. 11, 26.
  74. Mat. 24, 12,13.
  75. Jn. 10, 16.
  76. Mat. 25, 32.
  77. Id. 3, 12.
  78. Mat. 5, I4
  79. Id. 23, 2,3.
  80. Id. 11,1
  81. Gal. 6,14
  82. 1Co. 4, 15.
  83. 1Co. 1, 18.
  84. Col. 1, 6.
  85. Mat. 12, 30.
  86. Id. 22, 9.
  87. Saint Célestin, successeur de Boniface ter, élu pape le 3 novembre 422, mourut à Rome le 6 avril 432.
  88. Les translations d’un siége à un autre, maintenant permises, avaient été défendues par les conciles de Nicée, de Sardique et d’Antioche.
  89. Ce qui pouvait faire dire qu’on exécuterait au besoin par la force une sentence de ce genre, c’est que les évêques d’Afrique voilaient avec déplaisir toute appellation de leurs sièges à celui de Rome. Ils écrivirent dans ce sens au pape Célestin. Ils se fondaient sur le concile de Nicée. Mais l’Église a maintenu aux prêtres un droit d’appel à Rome.
  90. 1Pi. 5, 3.
  91. 1Co. 11, 31.
  92. Eph. 2,2,3
  93. 2Co. 15, 28.
  94. Pro. 9, 8.
  95. Pro. 9, 8.
  96. 2Co. 1, 23.
  97. Gal. 5,7,8,9
  98. Act. 4,32,35
  99. Act. 4,32,35
  100. Pro. 27, 26, selon les Septante.
  101. Mat. 18, 16.
  102. 2Co. 13, 5
  103. 1Jn. 3, 5.
  104. Tit. 2, 7.
  105. 1Th. 5, 14.
  106. Psa. 67,29
  107. Il ne faut pas confondre Adrumet, situé sur la côte africaine dans ce qui forme aujourd’hui la régence de Tunis, avec Adramytte où Festus fit embarquer saint Paul qui s’en allait invoquer à Rome la justice de César.
  108. Mat. 16, 27 ; Rom. 2, 6.
  109. Eph. 2, 10.
  110. 1Co. 1, 10.
  111. Jn. 3, 17.
  112. Rom. 3,6
  113. Jn. 15, 5.
  114. 1Co. 3, 21.
  115. 1Co. 4, 7.
  116. Jac. 1, 17.
  117. Psa. 58,9
  118. On verra par la lettre suivante que saint Augustin crut devoir retenir ces deux jeunes moines pour les instruire de la question pélagienne.
  119. Rom. 3,8
  120. 2Pi. 3, 14
  121. Psa. 93,8
  122. Psa. 118, 125.
  123. Luc. 24, 45.
  124. Jac. 1, 5.
  125. Rom. 2,9,10
  126. Le livre de la Grâce et du Libre Arbitre.
  127. Voy. tome 2, les lettres 175, 176, 177, 181, 182, 183.
  128. Cette réponse de Zozime, envoyée à tous les évêques du monde, c’est ce qu’on appelle la constitution de Zozime contre Pélage ; cette pièce, malgré toutes les copies qui avaient dû en être faites et malgré tout le prix qu’y attachait l’Église catholique, a été perdue ; il nous en reste seulement un petit fragment qu’on a vu dans la lettre (CXCe) de saint Augustin à Optat et un autre très-petit fragment rapporté par saint Prosper.
  129. Rom. 12,3
  130. Pro. 4, 20,27.
  131. Psa. 1,6
  132. Mat. 25, 12 ; Luc. 13, 27.
  133. 2 Cor, 5, 21.
  134. Eph. 2,10
  135. Pro. 4, 27.
  136. Rom. 3,8
  137. Id. 4, 1.
  138. Florus avait été la cause de l’émotion produite dans le monastère d’Adrumet. Voir notre Histoire de saint Augustin, chap.4.
  139. Jn. 21, 12.
  140. La lettre de saint Augustin au prêtre Sixte.
  141. Jn. 6, 54.
  142. La réponse d’Évode à Valentin, toute conforme à la doctrine catholique, a été découverte dans un manuscrit de saint Maximin de Trèves par le P. Jacques Sirmond, un des plus savants investigateurs qui aient éclairé et honoré la science historique. Sirmond a cité un fragment de cette lettre dans son Histoire des Prédestinatiens, chapitre I.
  143. Jn. 20, 25.
  144. Psa. 111,4
  145. 2Co. 5, 10.
  146. Isa. 40,10
  147. Jol. 2, 3
  148. Mal. 4, 1
  149. Psa. 142,2
  150. Psa. 6,2
  151. Psa. 93,12,13
  152. Psa. 40,5
  153. 1Co. 15, 53,54.
  154. Psa. 93,17
  155. Id. 126, 1.
  156. Id. 68, 16.
  157. Psa. 29,4
  158. Psa. 25,8
  159. Phi. 2, 13.
  160. 2Co. 13, 7.
  161. Psa. 126,23
  162. Pro. 8, 35, selon les Septante.
  163. Mat. 4, 8,10.
  164. Mat. 5, 44.
  165. 1Co. 15, 47
  166. Col. 1, 12,13.
  167. 1Co. 1, 31.
  168. Jn. 8, 44.
  169. Eph. 1,4,5
  170. Id. 2, 2.
  171. Id.
  172. Id. 6, 12.
  173. Rom. 14,23
  174. Heb. 11,6
  175. Mat. 12, 2.
  176. Heb. 2,14
  177. Rom. 7,7
  178. Gal. 3,21
  179. Psa. 67,10
  180. Rom. 7,12
  181. 1Co. 3, 6.
  182. Rom. 9,16
  183. Jn. 6, 65.
  184. 1Co. 10, 12.
  185. Job. 7,1
  186. Sag. 4, II.
  187. Phi. 3, 15,16.
  188. Psa. 85,1
  189. Mrc. 16, 16.
  190. Id.
  191. 1Ti. 2, 4.
  192. 2Co. 15, 22.
  193. 2Co. 5, 10.
  194. Apo. 14, 13.
  195. Pro. 8, 35, selon les Septante.
  196. Gal. 1, 22
  197. Baruch. 2, 31.
  198. Mat. 13, 8.
  199. Rom. 10,1
  200. 2 Th. 3, 1,2.
  201. Eph. 1,15,16
  202. Rom. 10,14
  203. Ecc. 6, 18.
  204. Sag. 4,9
  205. Mat. 7, 11.
  206. Psa. 36,5,6
  207. Pro. 4, 27.
  208. Mat. 15, 29,30.
  209. Psa. 48,7
  210. Jer. 17, 5.
  211. Psa. 17,2
  212. 1Jn. 4, 18.
  213. Rom. 5,5
  214. Mrc. 14, 38.
  215. 1Co. 4, 7.
  216. Phi.11,12,13.
  217. Pro. 8, 35, Selon les Septante.
  218. Psa. 36,23
  219. Il y avait en Afrique deux villes du nom d’Hippone, celle de Numidis, qui a dû sa gloire à saint Augustin, et celle de Zarrite dans la province de Carthage ; Florent était évêque d’Hippone de Zarrite.
  220. Secondin était évêque de Numidie.
  221. Thess, 5, 14.
  222. Id.
  223. Jn. 1, 1,14.
  224. Gal. 6,1
  225. Id. 6, 1,3.
  226. Deu. 32, 39.
  227. Sag. 7,16
  228. 1Jn. 4, 8,16.
  229. C’est la pièce où Léporius se rétractait de ses erreurs.
  230. Rom. 6,9
  231. Les décrets de l’empire avaient déclaré Boniface ennemi publie après son refus de quitter l’Afrique. Voyez notre Histoire de saint Augustin, chap. LI.
  232. 1Ti. 2,2
  233. Rom. 13,1
  234. Cette seconde femme de Boniface s’appelait Pélagie ; elle resta dans l’arianisme, contrairement à ce qu’on avait annoncé à saint Augustin.
  235. Ecc. 5, 8.
  236. Il n’est pas douteux que l’évêque d’Hippone ne fasse allusion aux funestes querelles de Boniface et d’Aétius et à la position du gouverneur de l’Afrique, après sa résistance aux ordres de l’impératrice Placidie.
  237. 1Jn. 2, 15
  238. Il s’agit bien évidemment ici de la conduite de l’impératrice Placidie et d’Aétius contre Boniface.
  239. Mat. 5, 44.
  240. Mat. 16, 26.
  241. 1Jn. 2, 15
  242. Psaum. 24, 17.
  243. Eph. 6,12
  244. Carthage.
  245. Rom. 1,14
  246. Ecc. 24, 47 ; 33, 18.
  247. Brixiensis, ville d’Italie.
  248. Saint Epiphane occupa le siège de Salamine, en Chypre. Il était né en Palestine. Son livre, mentionné avec éloge par saint Augustin, est intitulé : Panarium ou le Livre des antidotes contre toutes les hérésies.
  249. Si saint Augustin, comme on l’a quelquefois répété, n’avait pas su le grec, il n’aurait pas pu lire et juger ainsi l’ouvrage de saint Epiphane qui, à cette époque, n’avait pas encore été traduit en latin. Le P. Pétau a donné, en 1662, en grec et en latin, les Œuvres de saint Epiphane, 2 volumes in-folio, et Migne les a réimprimées dans sa Patrologie.
  250. Nous avons dit dans l’Histoire de saint Augustin(chap. LIII), que par l’inspiration du grand docteur, une ambassade d’évêques, à la tête desquels figurait Alype, prit le chemin de l’Italie ; cette ambassade avait mission de découvrir la vérité au milieu des trames ourdies par Aétius, et d’opérer un rapprochement entre l’impératrice Placidie et le comte Boniface.
  251. Rom. 5,21
  252. Le catalogue de Possidius, qui comprend les livres, les lettres et les sermons de saint Augustin, nous donne un total de mille trente écrits.
  253. Saint Augustin, dans son livre des Hérésies, ne nous a donné que l’exécution de la première partie de son plan ; la mort l’empêcha d’achever cet ouvrage.
  254. Les moines d’Adrumet.
  255. Isa. 9, 2 ; Mat. 4, 16.
  256. Ose. 2, 23,24 ; Rom. 9, 25.
  257. Tim. 2,4
  258. Act. 16,31
  259. Rom. 12,3
  260. Lett. 102, n.14.
  261. Rom. 9,19
  262. 1Co. 12, 6.
  263. Exposition de quelques propositions tirées de l’Épître aux Rom.
  264. 1Co. 4, 7.
  265. Sag. 4,11
  266. Livre de la Correction et de la Grâce, chap. 11, XII.
  267. Livre de la Corr. et de la Grâce, chap. 13 et XIV.
  268. Chapitre XXIII.
  269. On voit qu’il s’agit de saint Prosper dont on a déjà lu la lettre.
  270. Chapitre XXIII.
  271. Cette lettre nous manque.
  272. Psa. 30,3
  273. Mat. 10, 23.
  274. Id. 2, 14.
  275. 2Co. 11, 33.
  276. 1Jn. 3, 16.
  277. Jn. 10, 12,18.
  278. Quibus quotidianum ministerium dominici corporis defuit. Ces paroles nous semblent marquer assez clairement la messe ou la communion de chaque jour.
  279. 1Co. 7, 11.
  280. 2Co. 11, 28.
  281. Mat. 26, 42.
  282. Phi. 2, 21.
  283. 1Co. 13, 5.
  284. 1Co. 10, 33.
  285. Phi. 1, 23
  286. 3e livre des Rois, 11, 17.
  287. Pro. 18, 18.
  288. Mat. 5, 9.
  289. Psa. 47,29
  290. Vérimodue, fils de Darius.
  291. La critique historique a depuis longtemps fait justice de la fabuleuse correspondance entre Jésus-Christ et Abgare, qui n’était pas un satrape, comme dit Darius, mais un roi dont l’autorité s’étendait sur le pays d’Edesse, en Mésopotamie. Eusèbe, il est vrai, cite, dans son Histoire ecclésiastique, les deux lettres originairement écrites en langue syriaque ; mais le silence de l’antiquité chrétienne prouve suffisamment que ces deux pièces sont fausses. Saint Augustin, dans sa réponse à Darius, qu’on lira tout à l’heure, ne parle pas de ces deux lettres, ce qui prouve qu’il n’y croyait pas Soixante-cinq ans plus tard, un concile tenu à Rome, sous le pape Gélase, rejetait comme apocryphe la prétendue réponse de Jésus-Christ au roi Abgare.
  292. Perse, Satire I.
  293. Epître (?).
  294. Gal. 1, 10
  295. 1Co. 10, 32,33.
  296. Phi. 4, 8,9.
  297. Ps. 99, 3
  298. 1Ti. 2, 2