Treuttel et Würtz (IIp. 166-172).

LETTRE XLVI.

Plouën, 4 nivôse, an 4 républicain.


Mon cœur me reproche d’avoir été deux jours sans causer avec toi. Ils ne m’ont laissé aucun instant ; ils craignoient encore une rechûte ; mais je sens bien que tout le danger est passé avec les causes du mal ; d’ailleurs, ma Clémence, j’aurois tant de choses à te dire, à t’exprimer, que pour la première fois, je sens qu’il me sera difficile de te peindre tout, cousine ; j’aimerois bien mieux que tu fusses avec moi ; rien ne te seroit échappé, et peut-être ne serois-je pas aussi précise que tu le voudrois. Comment pouvoir te rendre toute la félicité dont je jouis : entourée des soins de ma famille entière, de ceux d’un amant avoué, d’un époux qui m’est si cher : je ne vois rien, je n’ai pas une pensée qui ne soit du bonheur ; et si je n’étois forcée de répondre à celui qu’ils éprouvent tous, je crois que je m’abandonnerois, sans retour sur moi-même, à la religieuse sensibilité que je dois à l’Éternel, pour tant de bienfaits. Malgré cet enchantement, mon ange, je te cherche ; ta tendre amitié, absente, laisse une place, qu’aucun sentiment ne peut remplir ; jusqu’à présent mes chagrins, mes souffrances, m’avoient tellement resserrée l’imagination, que n’osant penser devant moi, j’étois assez occupée du moment présent, pour être morte à tout le reste. Je te desirois, mais ce n’étoit pas ici ; j’aurois voulu être dans une solitude avec toi, pour oublier tout, pour m’oublier moi-même. Comment aurois-je pu voir ta tendre pitié, tes tendres soins (repoussés peut-être), sans mourir de douleur ; aujourd’hui que le jour est si beau pour moi, je ne puis m’empêcher de remercier la providence de ce qu’elle a arrangé ; ce que j’ai souffert en augmente le prix ; ceux que j’aime m’en tiennent compte aujourd’hui ; tous les plus tendres sentimens viennent m’en dédommager : je vois père, mère, frère, époux, s’empresser de me faire oublier mes chagrins ; ils m’accablent de soins et de bontés ; les expressions de ma reconnoissance ne me suffisent pas ; mon cœur même ne me semble plus pouvoir contenir tout mon bonheur ; il me faut le tien, ma chère, il faut qu’il le partage ; que la douceur de ton amitié vienne affermir celle de la familiarité et de l’innocence dont nous commençons à jouir : nous avons aussi besoin de tes graces touchantes, pour recevoir les hôtes que nous attendons. Mon père a écrit aux parens de Maurice ; mon frère est allé porter lui-même la lettre ; il doit se détourner, à son retour, pour aller prendre les cousines de Mauléon ; c’est maman, c’est moi et Maurice qui les prions, avec les plus tendres sollicitations, de se rendre ici pour la fête de mon mariage. Ma famille voudroit que tout cela soit arrêté ; pour moi, ma chère, je les laisse faire, je n’ai plus le droit de rien exiger ; et malgré tout mon desir de t’y voir, je serai peut-être forcée de prendre les engagemens civils, sans que tu sois ici, si tu tardes encore à t’y rendre. Maurice n’ose me presser ; mais mon père assure que la décence et les convenances l’exigent.

Mes regrets augmentent, en apprenant dans ta dernière, que bientôt ta mère pourra se livrer à nos soins, et que ce voyage, tant désiré, ne peut tarder plus de quinze jours. Tu nous annonces encore quelques petits embarras à terminer, que tu nous diras à ton retour ; ah ! ma chère, s’il étoit vrai que des motifs plus que raisonnables, aient en effet, éloigné nos plaisirs, si cela est, je n’ai pas besoin de te dire combien j’en serois heureuse : je n’oserois même me fâcher de ta réserve ; ma pauvre tête te sembloit sûrement si malade, que peut-être, tu ne m’as pas cru digne de t’entendre, cousine ; tu jugeois fort mal. Si quelque chose pouvoit, en m’éloignant de ma situation, anéantir mes chagrins, c’étoit de m’occuper de toi ; mais tu veux avoir tous les avantages : tu veux que je reconnoisse toujours que tu vaux mieux que moi, ta scrupuleuse vanité ne se contente pas que je le sente, et veut m’en donner des garans que je ne puisse jamais oublier. Je me soumets avec respect à tout ce que tu as voulu, à tout ce que tu voudras encore ; songe seulement qu’aujourd’hui, j’ai changé de rôle ; et que si je ne suis pas, comme toi, le mentor qui te guidera, au moins, je suis l’amie qui a partagé tes inquiétudes, qui les partagera, si elles existent encore, et si, comme je crois le deviner, elles cessent bientôt, et ne mettent plus d’obstacles aux desirs de ta famille ; songe à tes promesses, et ne fais pas languir notre bonheur, qui ne peut être complet qu’avec le tien : depuis si long-temps, c’est le vœu de tous ceux qui t’aiment, que ta raison même doit être d’accord avec nos cœurs, et le tien, chère cousine… je ne veux pourtant pas prêcher le censeur ; mais je ne puis croire ton cœur étranger à aucun des sentimens que tu fais naître, et que tu es sûre de conserver toujours.