Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 397-399).



LETTRE XXXIII.


À.....


Coxwould, 19 août, 1765.


Parmi vos caprices, mon cher ami, car vous en avez aussi bien que Tristram, — celui dont l’attrait est le plus doux, c’est sans doute ce nouveau genre d’esprit romanesque qui, si vous eussiez vécu dans les temps reculés, eût fait de vous le plus parfait chevalier errant qui jamais ait brandi lance ou porté visière.

Le même esprit qui vous entraîne maintenant aux eaux de Bristol pour y donner le bras à quelque femme étique, et lui éviter la peine de puiser elle-même l’eau thermale ; cet esprit, dis-je, vous eût, dans les premiers temps, fait traverser les forêts et combattre les monstres pour les intérêts de quelque dulcinée que vous auriez à peine vue ; ou peut-être arborer la croix, et parcourir en brave et pieux chevalier, les terres et les mers de la Palestine.

À vous dire le vrai, vous êtes trop enthousiaste : — si vous étiez né pour vivre dans quelqu’autre planète, je pourrois me prêter à toutes ces brillantes et magnifiques puérilités ; — mais je ne le ferai point dans le monde chétif et misérable que nous habitons, dans ce monde où règne la médisance et la perfidie ; — non, en vérité, je ne le ferai pas. — Je prévois très-bien, et je ne fais pas cette prédiction sans qu’il m’échappe un soupir ; je prévois que cette manie vous conduira dans mille pièges, — et quelques-uns d’entr’eux seront tels qu’il ne vous sera pas facile d’en sortir ; — ils vous enlèveront votre fortune, — et vos agréables divertissemens ; — qu’importe, pourrez-vous dire ? il me semble même vous entendre parler ainsi ; — c’est qu’alors vous seriez perdu pour vos amis.

Car si l’inconstante fortune vous enlève votre superbe palefroi avec son harnois doré, tandis que vous serez dessus ; ou si, tandis que vous dormirez sous un arbre au clair de la lune, il s’échappe lui-même, et trouve un autre maître ; en un mot, si vous êtes dépouillé par quelques misérables voleurs de grands chemins de la société, — je suis persuadé que nous ne vous verrons plus ; — vous irez dans quelqu’endroit écarté prendre l’habit d’ermite, et faire tous vos efforts pour oublier des amis qui ne cesseront jamais de vous regretter.

Cet esprit enthousiaste est bon en lui-même ; — mais il n’en est point quel qu’il soit, qu’il faille contenir davantage, ou régler avec plus de discernement.

Le printemps prochain, nous irons, s’il vous plaît, à la fontaine de Vaucluse : nous penserons à Pétrarque, et, ce qui vaut mieux, nous évoquerons sa belle Laure. — J’ai tout lieu de penser que ma femme, qui par parenthèse, n’est point Laure, voudra être de la partie ; — mais elle amènera ma pauvre petite Lydie, que son tendre père aime bien autrement qu’une Laure.

Répondez-moi sur ces différens objets, et Dieu vous bénisse ! —

Je suis, avec la sincérité la plus cordiale,

votre affectionné, etc.