Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 393-397).



LETTRE XXXII.


À......


Rue de Bond.


Nos affections ont quelque chose de liant, mon cher ami, qui, malgré tous ses inconvéniens — car je lui en connois mille, — répand un charme inexprimable sur le caractère de l’homme. Être dupe des autres, qui presque toujours sont pires, et très-souvent plus ignorans que nous, non seulement c’est une chose humiliante pour notre amour-propre, mais il arrive aussi très-fréquemment qu’elle est ruineuse pour notre fortune. Néanmoins le soupçon porte sur la figure, et qui pis est, dans l’esprit, l’empreinte d’un caractère si détestable, qu’il me seroit toujours impossible de m’en accommoder ; et toutes les fois que j’observe de la méfiance dans un cœur ; je ne vais plus frapper à sa porte ; loin de chercher à m’y établir, je ne lui fais pas même une visite du matin, lorsqu’il m’est possible de m’en dispenser.


Niger est, hunc tu, Romane : caveto[1].


Cette espèce de facilité doit certainement nous laisser découverts contre les astuces des fripons et des coquins ; et ces sortes de gens, on les rencontre, hélas ! dans les haies, à côté des grands chemins ; ils viennent même chez nous sans que nous ayons la peine de les faire appeler. — Il est difficile de saisir l’heureux milieu qui se trouve entre l’excès de la bonhomie et le misérable égoïsme : cependant Pope dit — que lord Bathurst le possédoit à un degré supérieur, — et je le crois. Je dois même le croire pour mon honneur, car j’ai été l’objet des bontés et des attentions généreuses de ce vénérable lord : — comme je n’ai jamais eu cette heureuse qualité, je ne puis que vous la recommander, sans ajouter aucune instruction sur un devoir dans lequel moi-même je ne puis me citer en exemple. — Ceci n’est pas tout-à-fait à la manière des prêtres, — mais il n’est pas question d’eux.

B..... est exactement une de ces innocentes et inoffensives créatures qui ne pestent ni ne se fâchent jamais : les différens tours qu’on lui joue, il les supporte avec la patience la plus évangélique, et il s’est arrangé de manière, à perdre tout, plutôt que cette disposition bienveillante qui fait le bonheur de sa vie. Mais comment se le proposer entièrement pour modèle ? — car vous savez, comme moi, que lorsqu’une fois on a gagné sa confiance, on peut le tromper dix fois le jour, — si ce n’est pas assez de neuf. Les vrais amis de la vertu, de l’honneur, et de tout ce qu’il y a de mieux dans la nature humaine, devroient bien former une phalange autour d’un semblable individu, pour le sauver du manège des fripons, et des entreprises des scélérats.

Il y a une autre espèce de duperie, pour laquelle il me seroit impossible d’avoir la moindre commisération, et qui provient de ce qu’on vise continuellement à faire que les autres soient dupes de nous. Ce n’est point cet esprit aimable et confiant que je vous ai déjà recommandé, mais une disposition présomptueuse, méchante et perfide, qui pour avoir été continuellement engagée dans de misérables tricheries, finit par être dupe d’elle-même, ou de ceux qu’elle se proposoit de duper.

N’en doutez pas, le meilleur moyen d’être dupe soi-même, c’est de vouloir toujours duper les autres.

La ruse n’est point une qualité honorable, c’est une espèce de sagesse bâtarde, que les fous mêmes peuvent quelquefois mettre en pratique, et qui sert de base aux projets des fripons. — mais, hélas ! combien de fois ne trahit-elle pas ses sectateurs à leur propre honte, si ce n’est à leur ruine.

Quoique dans certaines occasions, on puisse quelquefois se servir innocemment du stratagème, je suis toujours tenté de soupçonner la cause pour laquelle on l’emploie ; car, après tout, je suis sûr que vous conviendrez avec moi, que lorsque l’artifice ne peut pas être regardé comme un crime, la nécessité qui l’exige doit du moins être considérée comme un malheur.

C’est le contenu de votre lettre qui m’a fait prendre ce ton socratique ; et s’il me restoit assez de papier, je sauterois à quelqu’autre objet pour varier la scène ; mais je n’ai d’espace que pour vous dire que dimanche dernier j’allai dîner rue de Brook, où, non-seulement de vieilles gens, mais, ce qui vaut mieux, des Beautés virginales dirent une infinité de chose agréables sur votre compte. On me conduisit ensuite aux bâtimens d’Argyle ; mais les beautés virginales n’étoient pas de la partie. Dieu me pardonne donc, et vous bénisse, — maintenant, et dans tous les temps. — Amen.

Je suis bien véritablement et cordialement, votre, etc.



  1. Il est noir : Romain, crains d’en approcher.