Lettres de Sterne/31
LETTRE XXXI.
En lisant votre dernière lettre, j’ai senti le degré d’énergie auquel peut s’élever une passion tendre et honnête. — L’histoire que vous me racontez doit être placée parmi les relations les plus touchantes des misères, et en même temps des efforts heureux de la bienveillance humaine. Il se trouva que je l’avois hier dans ma poche, en déjeûnant avec Mistris M..... et faute de pouvoir lui donner quelque chose d’aussi bon de mon propre fonds, je lui lus en entier votre lettre, — mais ce n’est pas tout ; car, ce qu’il y eut de plus flatteur, ( c’est-à-dire, de plus flatteur pour vous) c’est qu’elle voulut la lire elle-même ; ensuite elle me pria de ne pas différer l’occasion de vous présenter vous à sa table, et à vous celle qui en est la maîtresse. Je lui parlai de l’incivile distance de quelque centaine de milles, au moins, qui se trouvent entre nous ; mais je promis et je jurai, — car je fus obligé de faire l’un et l’autre, — que dès que je pourrois me saisir de votre main, je vous conduirois à son vestibule. — Je commence réellement à croire que, par vous, j’obtiendrai quelque crédit.
Je n’ai pas à peine à me persuader que l’amour soit sujet à des paroxismes violens, comme la fièvre ; mais tant de plaisir accompagne cette passion : en général, elle produit des sympathies si douces ; — quelquefois elle est si promptement, et souvent si facilement guérie, qu’en vérité, je ne puis plaindre ses disgrâces du même ton de pitié dont j’accompagne mes visites consolatrices à des infortunes moins ostensibles. — Dans la triste et dernière séparation des amis, l’espérance nous console par la perspective d’une éternelle réunion, et la religion nous porte à y croire : — mais, dans l’histoire mélancolique que vous rapportez, je vois ce qui m’a toujours paru le spectacle le plus désespérant que puisse offrir la sombre région des misères humaines. Je me figure la pâle contenance de quelqu’un qui a vu les plus beaux jours, et qui succombe au désespoir de les voir renaître. L’homme abattu par une infortune non méritée, et privé de toute espèce de consolation, est dans un état sur lequel l’ange de la pitié verse le trésor de ses larmes.
Je ne vous envie point, mon cher enfant — non je ne vous envie pas — vos sentimens, car je suis sûr que je les partage ; mais si je pouvois vous envier une chose qui vous fait tant d’honneur, et qui m’engage à vous aimer, s’il est possible, plus que je ne le faisois auparavant, — ce seroit le petit édifice de consolation et de bonheur que vous avez construit dans les profondeurs de la misère. Peut-être n’occupera-t-il que peu de place dans ce monde — mais, semblable au grain de sénevé, il croîtra et portera sa tête dans les cieux, ou l’esprit qui l’a érigé vous élèvera vous-même un jour.
Robinson vint me prendre hier pour me mener dîner, place Berkeley ; — et tandis que je m’habillois, je lui donnai votre lettre à lire. Il la sentit comme il le devoit ; non-seulement il me pria de vous dire quelque chose de flatteur de sa part, mais lui-même il dit mille choses agréables sur votre compte pendant et après le dîner, et but à votre santé. Se trouvant même échauffé par le vin, il parloit haut, et menaçoit de boire de l’eau — comme vous — le reste de ses jours.
Mais tandis que je vous raconte tant de belles choses pour flatter votre vanité, souffrez, je vous prie, que j’en dise quelqu’une qui puisse flatter la mienne. — Ce n’est ni plus ni moins qu’une élégante écritoire de table, en argent, avec une devise gravée dessus, qui m’a été envoyée par lord Spencer. La manière dont ce présent m’a été fait, ajoute infiniment à sa valeur, et exalte en moi le sentiment de la reconnoissance. Je n’ai pu remercier comme je l’aurois dû ; mais j’ai fait de mon mieux en écrivant les témoignages de ma gratitude, et j’ai promis à sa grandeur que de toute la vaisselle de la famille Shandy, cette pièce étant celle qu’elle estime le plus, ce seroit aussi, bien certainement, la dernière dont elle se déferoit.
J’avois une autre petite affaire à vous communiquer ; mais la claquette du facteur m’avertit de vous dire adieu — Dieu vous bénisse donc, et vous conserve tel que vous êtes ; — ce qui, par parenthèse, n’est pas vous souhaiter peu de chose ; mais c’est un souhait que j’adresse à vous, et pour vous, avec la même vérité qui guide ma plume lorsque je vous assure que je suis le plus sincèrement, et le plus cordialement,