Lettres de Sterne/28
LETTRE XXVIII.
J’ai fait la route la plus délicieuse, — quoique dans une désobligeante, et par conséquent seul. Mais quand le cœur et l’esprit sont dans une parfaite harmonie, et lorsque chaque sensation subordonnée se met bien à l’unisson, il ne se présente aucun objet qui ne produise le plaisir. — D’ailleurs, tel est le caractère de ce peuple fortuné, vous voyez le sourire sur tous les visages, et de tout côté vous entendez les accens de la joie. — Au moment où je vous écris, j’ai sous ma fenêtre une bonne femme qui joue de la vielle à un groupe de jeunes gens qui dansent avec une gaieté bien plus apparente, et je crois aussi plus réelle, que ne peut l’être celle de vos brillantes assemblées d’Almack.
J’aime ma patrie autant que peut l’aimer aucun de ses enfans, — je connois toute la solidité des vertus caractéristiques du peuple qui l’habite ; — mais dans le jeu du bonheur, il ne fait pas sa partie avec la même attention, ou n’y réussit pas aussi bien qu’on le fait dans ce pays-ci. — Je n’entrerai point dans l’examen de la différence physique ou morale qu’on remarque entre les deux nations ; — cependant, je ne puis m’empêcher d’observer que, tandis que le François possède une gaieté de cœur, qui toujours affoiblit et quelquefois dissipe le chagrin, l’Anglois en est encore à l’ancien temps des François, et continue à se divertir moult tristement.
Combien de fois, dans nos assemblées d’York, n’ai-je pas vu un couple au dessous de trente ans danser avec autant de gravité que s’il eût fait un travail mercenaire, dont il eût craint de ne pas être payé : tandis qu’ici je vois des jeunes gens brûlés du soleil et des filles de travail quitter un assez maigre dîner, le cœur palpitant de joie, — pour s’agiter au son du haut-bois, et frapper la terre en cadence avec leurs sabots.
On ne me persuadera jamais qu’il n’y ait point une Providence, et une Providence gaie qui gouverne ce pays-ci. Avec tous les biens imaginables, nous sommes toujours graves, et dans le chagrin nous ne savons que raisonner avec nous-mêmes, tandis qu’ici — sans presque d’autre bien que le soleil, — on est content de son état.
Mais l’Être bon, qui nous a tous créés, donne à chacun une portion de bonheur, conformément à sa sagesse et à son plaisir ; car rien n’est au-dessous de sa vigilante Providence, — elle modère même l’haleine des vents pour l’agneau privé de sa toison.
Ces réflexions m’ont fait perdre de vue mon objet ; car ce n’est que pour me plaindre que j’ai rapproché la chaise de la table et mis la plume dans l’encrier : c’étoit mon unique dessein, — parce que j’ai envoyé plusieurs fois à poste restante sans qu’on ait pu me rapporter une lettre de vous. Quoique je sois dans la plus grande impatience de continuer mon voyage vers les Alpes, et qu’il me soit impossible de tranquilliser mon esprit jusqu’à ce que j’aye reçu de vos nouvelles ; cependant, par un effet de mon caractère sympathique, le contentement et la bonne humeur des gens qui m’environnent a tellement pris sur moi, que je reste ici, dans mon habit noir, avec mes pantouffles jaunes, aussi tranquille que si j’y étois à demeure, et que je n’eusse plus de chemin à faire. Dieu sait pourtant le joli tour qui me reste à décrire avant que je puisse vous embrasser.
Vous savez que je ne suis pas dans l’usage de rien effacer ; sans quoi je raturerois les douze dernières lignes que je viens d’écrire ; car au moment où je les terminois, votre lettre et deux autres viennent de m’arriver et de me satisfaire sur tous les points. — Réellement si je pensois que vous vinssiez me surprendre, je traînerois encore. — À tout événement nous nous rencontrerons à Rome, — à Rome, — et demain matin je prends des ailes pour y accélérer mon arrivée.
Je désire sincèrement que ma lettre puisse vous dépasser, — c’est-à-dire, que vous soyez en chemin avant qu’elle soit arrivée en Angleterre. — Dans tous les cas, mon cher garçon, nous nous verrons à Rome. Jusqu’alors — portez-vous bien : — là, et partout ailleurs, — je serai toujours
- Votre très-fidèle et très-affectionné, etc.