Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 376-380).



LETTRE XXVII.


À......


Dijon, 9 Novembre 1769.


Mon cher ami,

Je vous recommande, — non pas peut-être par-dessus tout, mais très certainement par-dessus beaucoup de choses, — de vous servir de votre propre intelligence, un peu plus que vous ne le faites ; car, croyez-moi, une once de celle-ci vous sera plus avantageuse qu’une livre de celle des autres. Il y a une sorte de timidité qui, comme objet de spéculation, rend la jeunesse aimable ; mais vu l’humeur actuelle du monde, c’est, dans la pratique, une chose vraiment incommode, pour ne pas dire dangereuse.

Il existe, au contraire, une mâle confiance qu’on ne sauroit avoir trop tôt, parce qu’elle provient du sentiment des bonnes qualités que l’on possède et des heureuses acquisitions que l’on a faites : il n’est pas moins à propos de s’en parer aux yeux du monde, que de prendre un casque au jour du combat. Nous en avons besoin comme d’une protection, contre les insultes et les outrages des autres ; car dans les circonstances qui vous sont particulières, je ne la considère que comme une qualité purement défensive, — propre à empêcher que vous ne soyez culebuté par le premier ignorant, le premier sot, ou l’insolent faquin qui verra que votre modestie étouffé votre mérite.

Mais je ne vous dis ceci qu’en passant. — J’en laisse l’application à votre propre discernement et à votre bon sens, dont je n’écrirai pas tout ce que je pense, ni ce qu’en pensent quelques autres personnes qui le jugent favorablement.

Depuis que j’ai mis le pied sur le continent, je me trouve tellement mieux, que ma vue seule vous feroit du bien, — et vous en auriez encore davantage à m’entendre ; car j’ai recouvré ma voix dans ce climat générateur. Loin d’avoir de la peine à me faire entendre de l’autre côté de la table, je serois maintenant en état de prêcher dans une cathédrale.

Tout le monde est ici dans l’ivresse du contentement. La vendange a été très-abondante, et elle est maintenant sous le pressoir. Tous rayonnent de plaisir, et toutes les voix sont au ton de la joie. — Quoique j’aille aussi vite qu’il m’est possible d’aller, et que malgré cela la mort me talonne au point qu’il ne me paroît pas prudent de prendre le temps de jeter un regard en arrière, je ne puis cependant résister à la tentation de sauter hors de ma chaise, et de passer tout le soir sur un banc à considérer les danses que forment ces fortunés habitans, après les travaux de la journée. C’est ainsi que, par un bienfait de la Providence, sur les vingt-quatre heures, ils trouvent le secret d’en passer au moins deux ou trois à oublier qu’il existe dans ce monde quelque chose qui ressemble au travail et aux soucis.

Cet innocent oubli de la peine est l’art le plus heureux de la vie ; et la philosophie, avec tout son attirail de préceptes et de maximes, n’a rien qui lui soit comparable. En effet, je suis convaincu que la joie — modérée, et réglée sur de bons principes, — est parfaitement agréable à l’Être bienfaisant qui nous a créés ; — qu’on peut rire, chanter, et même danser, — sans offenser le ciel.

Je ne pourrai jamais, — non, je le dis bien positivement, il ne sera jamais en mon pouvoir de croire qu’on nous ait envoyés dans ce monde pour le traverser mélancoliquement. Tout ce qui m’entoure m’assure le contraire. — Les danses et les concerts rustiques que je vois et que j’entends de ma fenêtre, me disent que l’homme est fait pour la joie. Aucun cerveau fêlé de moine Chartreux, — tous les moines Chartreux du monde, — ne me feroient jamais revenir de cette opinion.

Swift dit, vive la bagatelle ! Moi je dis, vive la joie, qui, j’en suis sûr, n’est point bagatelle. C’est, à mon avis, une chose sérieuse, et le premier des biens pour l’homme.

Puissiez-vous, mon cher ami, continuer d’en avoir toujours une ample provision dans votre magasin ! — Qu’il ressemble à la cruche de la veuve, c’est-à dire, qu’il ne soit jamais à sec !

J’attends de recevoir quelque nouvelle de vous de Lyon, et c’est de là que je vous en enverrai d’ultérieures sur mon compte : — en attendant, et dans tous les temps, Dieu vous bénisse ! — croyez que

Je serai toujours bien véritablement et affectueusement votre, etc.