Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 350-353).
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LETTRE XIX.


À.....


Bischopthort, vendredi soir.


Je n’ai vu qu’un moment la charmante madame Vesey ; elle n’en a pas moins essayé de me tourner la tête avec sa belle voix et ses mille autres grâces : quoique casuiste, je ne déciderai point sur quelles raisons elle pourroit justifier une pareille tentative ; je ne le demanderai pas non plus à mon bon ami l’Archevêque ; car c’est de sa maison où me retient sa bonté hospitalière, que je vous adresse cette lettre.

Je regrette cependant les tours que nous faisions ensemble ensemble dans Renelagh lorsqu’il étoit désert : c’est précisément dans cet état qu’il me plaisoit le mieux, parce qu’à chaque sensation délicieuse, il nous étoit libre d’oublier qu’il y eût dans la salle d’autres personnes — que nous.

Vous m’entendez assez, j’en suis sûr, quand je parle de ce sentiment exquis de la perfection du beau sexe ; — mais je pense que c’est surtout lorsqu’une femme est assise ou marche à votre côté, — et qu’elle est tellement maîtresse de toutes vos facultés, qu’il semble qu’il n’y ait que vous deux dans l’univers ; — lorsque vos deux cœurs étant parfaitement à l’unisson, ou pour mieux dire dans une harmonie complète, rendent les mêmes accords, — poussent les fleurs de l’esprit et du sentiment sur une même tige.

Ces heures délicieuses, — que les cœurs tendres et vertueux savent extraire des saisons mélancoliques de la vie, forment un ample correctif aux peines et aux troubles que les plus heureux d’entre nous sont condamnés à souffrir. — Elles versent le jour le plus brillant sur un triste paysage, et forment une espèce de refuge contre le vent et la tempête.

Avec une compagne chérie, la chaumière que l’humble vertu a construite à côté d’un bosquet de chevre-feuille, l’emporte infiniment sur toute la magnificence des palais des monarques. — Dans cette heureuse position, la bruyère odorante a pour nous le parfum de l’Arabie ; et Philomèle dût-elle refuser de venir s’établir sur les branches de l’arbre solitaire qui nous ombrage, pourvu que j’entende la voix de ma bien aimée, elle suffit à mon extase ; le son harmonieux des sphères célestes n’y pourroit rien ajouter.

Il y a quelque chose de singulièrement satisfaisant, mon cher ami, dans l’idée de se dérober au monde ; — et quoiqu’elle ait toujours été d’une grande consolation pour moi, je n’en ai jamais été plus fier que lorsque j’ai pu l’effectuer au milieu même de la foule. — Cependant, lorsque cette foule nous presse et nous entoure, je ne connois que le pouvoir magique de l’amour qui puisse produire cette espèce d’aberration : — l’amitié, quelle que soit l’étendue de son empire, — la pure amitié n’a pas ce privilège. — Il faut un sentiment plus énergique pour plonger l’ame dans cet oubli délicieux. — Hélas ! il est aussi doux qu’il est de peu de durée ; — car, comme une sentinelle vigilante, le souci, toujours alerte et toujours envieux, nous arrache bientôt à ce délire enchanteur.

Quant à vous, mon ami, la réalité se mêle quelquefois à vos songes ; et moi, tout en jouissant de votre bonheur, j’exerce mon imagination à m’en créer le simulacre. — Je m’assieds donc sur le gazon ; je m’y place en idée à côté d’une femme charmante, — aussi aimable, s’il est possible, que madame V — ; je cueille des fleurs et j’en forme un bouquet que j’arrange sur son sein, je lui raconte ensuite quelque histoire tendre et intéressante : — si ses yeux se mouillent à mon récit, je prends le mouchoir blanc qu’elle tient dans sa main, j’en essuie les larmes qui coulent sur ses belles joues, je m’en sers également pour essuyer les miennes : — c’est ainsi que la douce rêverie donne des ailes à l’heure paresseuse ; elle verse un baume consolant dans mes esprits, et me dispose à rejoindre mon oreiller.

Désirer que le souci ne plaçât jamais ses épines sur le vôtre, ce seroit sans doute former des vœux inutiles ; mais vous souhaiter la vertu qui en émousse les pointes, et la continuité des sensations qui quelquefois les arrachent, n’est pas, je crois, un souhait indigne de l’amitié avec laquelle,

Je suis, votre très-affectionné, etc.


P. S. Lydie m’écrit qu’elle a fait un amant. — Pauvre chère fille ! —