Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 346-350).
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LETTRE XVIII.


À.....


Coxwould, Mercredi à midi.


J’apprends de M. Phipps que vous avez pris l’engagement absolu de passer l’été, ou plutôt l’automne, à Mulgrave-Hall. J’ai donc tout lieu d’espérer que vous me ferez une visite préalable, et vous ne devez pas douter que je ne l’attende avec une vraie satisfaction.

Toutefois en disant, ou plutôt en écrivant ceci, je m’adresse à l’excellence de votre cœur, que je ne puis assez admirer, et à cet esprit cultivé dont je conçois les plus grandes espérances. — Je conçois les plaisirs et les sociétés dont vous serez obligé de faire le sacrifice, pour venir passer avec moi quelques jours de l’été ; cependant je ne doute nullement de votre visite, — et je crois que ce tête-à-tête Shandien ne sera pas sans attraits pour vous.

Je me rappelle une circonstance à laquelle je ne puis jamais songer sans m’en estimer plus, et vous en aimer mieux ; — car outre qu’elle m’est on ne peut pas plus flatteuse, elle annonce que vous possédez une source de sensibilité qui doit rendre votre vie heureuse et honorable, quelque accident qui puisse la traverser : — avec cette précieuse qualité, l’infortune ne pourra jamais vous abattre ; et quoique la folie, les passions, le vice même puissent obscurcir ou affoiblir, pour un temps, l’excellence de votre caractère, il ne sera jamais en leur pouvoir de la détruire. — Ceci se rapporte à ce léger trait d’une sensibilité délicate qui vous échappa l’hiver dernier ; — quoique je l’aye raconté plusieurs fois à d’autres avec le plus grand éloge, je ne m’étois pas encore avisé de vous en parler à vous-même ; mais le moment est venu de le faire, et mon esprit m’y pousse d’une manière irrésistible. Je me trouve, pour cela, dans des dispositions convenables, et qui, je crois, me sont naturelles.

Vous devez vous rappeler que le mois de janvier dernier vous vîntes me trouver un soir, lorsque j’étois dans mon lit malade, rue de Bond ; — vous ne devez pas avoir oublié non plus que vous passâtes la nuit entière au chevet de mon lit, remplissant tous les devoirs d’une amitié tendre et pieuse. — Je croyois avoir le squelette de la mort à mes talons ; — je pensois même qu’il alloit me prendre à la gorge, — et je vous en parlai beaucoup. — Enfin, il plut au ciel que ce moment ne fût pas le dernier de ma vie, quoique ce fût bien en conscience que je prophétisasse ma fin lorsque je disois que je ne comptois pas passer l’hiver. — Je crois, mon cher ami, vous dis-je, que bientôt je ne serai plus. — Je ne le crois pas, répondîtes-vous en me serrant la main, et poussant un soupir qui partant de votre cœur, vint droit au mien ; — cependant — craignant que la chose ne fût que trop vraie, vous eûtes la bonté d’ajouter : j’espère que vous me permettrez d’être toujours avec vous, afin que je ne perde pas une minute de l’avantage consolant de votre société, tant que le ciel me permet d’en jouir. —

Je ne fis aucune réponse ; je ne le pouvois pas : — mais mon cœur en fit une alors, et il continuera de la faire jusqu’à ce qu’il soit une motte de terre de la vallée.

Voilà d’où je tire la certitude que vous quitterez sans regret le tourbillon du plaisir, pour venir vous asseoir sous mon chèvrefeuille qui se pavane actuellement comme une nymphe du Renelagh, et pour m’accompagner chez mes nones, à qui je fais la pension d’une visite tous les soirs. — Nous pouvons aller à vêpres avec elles : nous revenons ensuite à la maison, où la crème et le caillé nous attendent ; et nous y rapportons des sentimens mille fois préférables à ceux que peuvent réellement procurer tous les plaisirs et toutes les beautés du monde.

Je travaille à faire deux autres volumes pour amuser, et, comme je l’espère aussi, pour instruire le monde mélancolique et podagre ; — j’y déclare solennellement que mon attachement pour des amis tels que vous est le seul motif qui me fasse désirer de me survivre ; mais peut-être est-ce par cette vanité que mon amour-propre ne me permet pas de nommer stérile ; cette vanité, dis-je, qui veut qu’après avoir tressé une couronne pour ma petite gloriole, je finisse encore par y ajouter quelques feuilles.

Venez donc : que je puisse vous lire les pages à mesure qu’elles tomberont de ma plume ; et soyez le Mentor de Tristram comme vous l’avez été d’Yorick. — À tout événement, — je suis sûr que vous n’irez point à York sans passer chez moi : mon triomphe sera complet sur lady Lepel, etc. si je puis vous arracher un mois entier au brillant centre d’attraction qui vous entraîne si naturellement. Sur ce, Dieu vous bénisse, et croyez que je suis avec toute la sincérité possible.

Votre très-affectionné, etc.