Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 354-357).
◄  Lettre XIX
Lettre XXI  ►



LETTRE XX.


À..... Écuyer.


Dimanche au soir.


N’imaginez pas, mon cher, et ne souffrez pas je vous prie, qu’aucun esprit froid et méthodique vous persuade — que la sensibilité est un mal. Vous n’avez pas eu à vous plaindre de vous en être rapporté à moi sur d’autres objets. Vous pouvez donc m’en croire lorsque je dis — que la sensibilité est un des premiers biens de la vie — et le plus bel ornement de l’homme.

Vous ne vous expliquez pas entièrement avec moi, ce qui, par parenthèse, n’est pas très-joli de votre part ; mais d’après le contenu de votre lettre, que j’ai maintenant sous les yeux, je suppose que vous avez été dupe de quelque personnage artificieux : — je suis même tenté de croire qu’il s’agit de quelque adroite C… et que, plein du tour qu’on vous a joué, l’esprit piqué, l’amour-propre en alarmes, vous voulez, permettez-moi de vous le dire, que votre sensibilité soit la victime de votre humeur. Et ce qu’il y a de pire encore, c’est que vous m’écrivez comme si vous vous croyiez réellement de sang-froid, dans toutes les prétendues observations que vous m’adressez à ce sujet.

Soyez bien sûr, mon cher ami, que si je ne regardois les sentimens que renferme votre dernière lettre comme l’effet d’un moment de délire ; — si je pouvois me persuader que vous les eussiez écrits dans un temps de calme et de réflexion ; — je vous croirois perdu sans retour, et je bannirois toute espérance de vous voir jamais parvenir à quelque chose de grand et de sublime.

J’allois presque vous dire — et pourquoi ne le ferois-je pas ? — qu’il y a une sorte de duperie aimable, qui l’emporte autant sur la lourde précaution de la sagesse du monde, que le son de la basse sur celui d’un âne qui brait de l’autre côté de ma palissade.

Si j’entendois quelqu’un se glorifier de n’avoir jamais été dupe, — je craindrois fort que dans un temps ou un autre, il ne fournît l’occasion de le regarder comme une ame basse et un plat coquin.

Cette doctrine vous paroîtra fort étrange ; — mais, quoiqu’il en soit, — je ne rougis pas de l’adopter. — Que diriez-vous homme qui ne seroit ni humain, ni généreux, ni confiant ? — Ce que vous en diriez, — je le conçois ; — vous penseriez qu’un tel homme est propre aux trahisons, aux pièges, aux rapines. — Cependant la duperie, — la fraude — nommez-les comme il vous plaira, — sont continuellement aux trousses des vertus dont nous venons de parler ; elles les suivent comme leur ombre. Semblable à tous les autres biens de ce monde, la vertu, quoique le plus précieux de tous, est cependant d’une nature mixte ; ses inconvéniens, si toutefois ils méritent ce nom, forment la base sur laquelle repose l’importance de ses fonctions et la supériorité de son essence.

La sensibilité se montre souvent sous une apparence de folie ; — mais sa folie est aimable ; ce n’est pas que j’approuve ses excès, — ou l’obéissance aveugle à l’impulsion qui les produit : cependant j’embrasserois de bon cœur celui qui ôteroit son manteau de dessus ses épaules — pour en envelopper un malheureux qui grelote et qui n’a rien pour se couvrir.

La discrétion est une qualité bien froide ; je ne serois pourtant pas fâché que vous en eussiez assez pour diriger votre sensibilité sur des objets convenables ; — mais ne l’étendez pas plus loin ; un pas de plus pourroit vous être funeste ; — il seroit possible qu’il arrêtât la source vivifiante de toute vertu ; cette source qui, j’en suis sûr, ne cessera de couler dans votre ame, et ne souffrira pas qu’une mortelle aridité vous dessèche le cœur.

En effet, la sensibilité est la mère de toutes ces impressions délicieuses qui donnent une couleur plus brillante à nos joies, et nous font verser des larmes de ravissement. — Des hommes plus sages que moi pourront vous instruire sur cette matière, et vous dire combien elle mérite d’occuper notre pensée.

Je vous laisse donc à vos propres méditations. — Je leur souhaite une heureuse issue, ainsi qu’à tout ce que vous entreprendrez, et suis bien véritablement.

Votre très-affectionné, etc.