Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XX. À Maxime

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 243-247).
XX.
Pline à Maxime.

Vous avez lu souvent (vous devez vous en souvenir) quels troubles excita la loi qui créait le scrutin secret pour l’élection des magistrats, quels applaudissemens, quels reproches elle attira d’abord à son auteur[1]. Cependant le sénat vient de l’adopter sans contradiction, comme une mesure fort sage[2]. Le jour des comices, chacun a demandé le scrutin. Il faut avouer que la coutume de donner son suffrage à haute voix avait banni de nos assemblées toute bienséance. On ne savait plus ni parler à son rang, ni se taire à propos, ni se tenir en place. C’était partout un bruit confus de clameurs discordantes. Chacun courait de toute part avec les candidats qu’il protégeait. Des groupes tumultueux, formés en vingt endroits, présentaient la plus indécente image du désordre ; tant nous nous étions éloignés des habitudes de nos pères, chez qui l’ordre, la modestie, la tranquillité répondaient si bien à la majesté du lieu, et au respect qu’il exige !

Plusieurs de nos vieillards m’ont souvent fait le tableau des anciennes comices. Celui qui se présentait pour une charge, était appelé à haute voix. Il se faisait un profond silence. Le candidat prenait la parole. Il rendait compte de sa conduite, et citait pour témoins et pour garans, ou celui sous les ordres de qui il avait porté les armes, ou celui dont il avait été questeur, ou, s’il le pouvait, l’un et l’autre ensemble. Il nommait quelques-uns de ses protecteurs. Ceux-ci parlaient en sa faveur avec autorité et en peu de mots ; ce témoignage était plus puissant que les prières. Quelquefois le candidat parlait sur la naissance, l’âge ou même les mœurs de son compétiteur. Le sénat écoutait avec une gravité austère ; et, de cette manière, le mérite l’emportait presque toujours sur le crédit.

Ces louables coutumes, corrompues par la brigue, nous ont forcés de chercher un remède dans les suffrages secrets ; et certainement il a eu son effet, parce qu’il était nouveau et imprévu. Mais je crains que, dans la suite, le remède même ne nous attire d’autres maux, et que le mystère du scrutin ne protège l’injustice. Combien se trouve-t-il de personnes sur qui la probité garde autant d’empire en secret qu’en public ? Bien des gens craignent le déshonneur, très-peu leur conscience. Mais je m’alarme trop tôt sur l’avenir : en attendant, grâce au scrutin, nous avons pour magistrats ceux qui étaient les plus dignes de l’être. Il en a été, dans cette élection, comme dans cette espèce de procès où la nomination des juges ne précède le jugement que du temps nécessaire pour entendre les parties[3] : nous avons été pris au dépourvu, et nous avons été justes.

Je vous ai mandé tous ces détails, d’abord pour vous apprendre quelque chose de nouveau ; en second lieu, pour m’entretenir avec vous des affaires de l’état : nous devons d’autant plus profiter des occasions qui s’offrent d’en parler, qu’elles sont beaucoup plus rares pour nous, qu’elles ne l’étaient pour les anciens. Franchement, je suis dégoûté de ces ennuyeuses phrases qui reviennent sans cesse : À quoi passez-vous le temps ? Vous portez-vous bien ? Donnons à notre correspondance un ton plus noble et plus élevé ; ne la renfermons pas dans le cercle de nos affaires domestiques. Il est vrai que tout l’empire se conduit à présent par la volonté d’un seul homme, qui prend sur lui tous les soins, tous les travaux dont il soulage les autres. Cependant, par une combinaison heureuse, de cette source toute puissante, il découle jusqu’à nous quelques ruisseaux, où nous pouvons puiser nous mêmes[4], et où nos lettres doivent aider nos amis à puiser à leur tour.


  1. La loi qui créait, etc. « Anciennement les citoyens romains donnaient leur opinion de vive voix : s’ils approuvaient, ils répondaient à la demande qui leur était faite : Uti rogas, ou bien, volo, jubeo ; et, s’ils la rejetaient, antiquo. Dans les derniers temps, pour protéger la liberté des suffrages, il y eut des lois qui substituèrent à ce mode celui du scrutin secret. Ces lois, qu’on appela leges tabellariæ, furent au nombre de quatre. Elles décrétèrent que les votes seraient donnés par bulletins (tabellæ), et c’est de là que vint leur nom. La première, rendue en l’an de Rome 604 sur la proposition de Gabinius, tribun du peuple (Lex Gabinia tabellaria), décida que le mode de voter par bulletins serait employé dans les élections des magistrats. Deux ans après, une loi du tribun Cassius la fit adopter dans tous les jugemens, excepté ceux du crime de perduellion (Lex tabellaria Cassia). Ensuite, sur la proposition de Papirius (an de Rome 622), on décréta que les lois seraient votées de la même manière, et que les citoyens recevraient deux bulletins, l’un marqué des deux lettres U. R. (uti rogas), l’autre portant la lettre A. (antiquo). Enfin, une loi de Cælius institua cet usage pour tous les jugemens sans exception. Cicéron honore ces quatre lois du titre de gardiennes de la liberté des consciences, vindices tacitæ libertatis. » Poncelet, Histoire du droit romain.
  2. Le sénat, etc. Les comices avaient été transportées du Champ de Mars dans le sénat, sous le règne de Tibère. (Voyez Tacite, Ann. i, 15).
  3. Où la nomination, etc. On nommait des commissions pour juger certaines sortes d’affaires. (Voyez Cic., Verr. iii, 59, et Tite-Live, xxvi, 48.)
  4. Où nous pouvons, etc. De Sacy traduisait : Non-seulement nous pouvons puiser dans ces ruisseaux, mais en faire passer quelque partie à nos amis par nos lettres. Ceci est d’une hardiesse un peu trop bizarre.