Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XIX. À Calvisius Rufus

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 239-241).
XIX.
Pline à Calvisius Rufus.

J’ai, selon ma coutume, recours à vous, comme au chef de mon conseil. Une terre voisine des miennes, et qui s’y trouve en quelque sorte enclavée, est à vendre. Plus d’une raison m’invite à l’acheter ; plus d’une raison m’en détourne. L’agrément d’unir cette terre à celle que je possède ; première amorce. Seconde tentation, le plaisir, et tout à la fois l’avantage de n’être obligé, pour les visiter toutes deux, ni à double voyage, ni à double dépense ; de les régir par un même intendant, et presque par les mêmes fermiers ; d’embellir l’une et de me contenter d’entretenir l’autre. Je compte encore que je m’épargne les frais d’un mobilier nouveau, des portiers, des jardiniers, d’autres esclaves de cette sorte, et des équipages de chasse. Il n’est pas indifférent d’avoir à faire ces dépenses en un seul lieu, ou en plusieurs.

D’un autre côté, je crains qu’il n’y ait quelque imprudence à exposer tant de biens aux mêmes accidens, aux influences du même climat. Il me paraît plus sûr de se précautionner contre les caprices de la fortune, par la différente situation de nos terres. Et même, n’est-il pas agréable de changer quelquefois de terrain et d’air, et le voyage d’une maison à l’autre n’a-t-il pas ses charmes[1] ? Mais venons au point capital. Le terroir est gras, fertile, arrosé : on y trouve des terres labourables, des vignes, et des bois dont la coupe est d’un revenu modique, mais certain. Cependant, l’indigence des cultivateurs a nui à la fécondité de la terre. Le dernier propriétaire a vendu plus d’une fois tout ce qui servait à la faire valoir[2] ; et, par cette vente, en diminuant pour le présent les arrérages dont les fermiers étaient redevables, il leur ôtait tous les moyens de se relever, et les surchargeait de nouvelles dettes. Il faut donc établir nombre de bons fermiers : car nulle part je n’assujettis mes esclaves à la culture de la terre, et tout le monde en use comme moi dans le pays[3].

Je n’ai plus qu’à vous instruire du prix ; il est de trois millions de sesterces. Il a été autrefois jusqu’à cinq : mais la diminution du revenu, causée, soit par le manque de bons cultivateurs, soit par la misère des temps, a naturellement diminué le prix du fonds. Vous me demandez si je puis aisément rassembler trois millions de sesterces. Il est vrai que la plus grande partie de mon bien est en terres : j’ai pourtant quelque argent qui roule dans le commerce[4] ; et d’ailleurs, je ne me ferais pas scrupule d’emprunter. J’ai toujours une ressource prête dans la bourse de ma belle-mère, où je puise aussi librement que dans la mienne. Ainsi, que cela ne vous arrête point, si le reste vous plaît. Apportez-y, je vous en supplie, la plus grande attention : car en toutes choses, mais surtout en économie, vous avez infiniment d’expérience et de sagesse. Adieu.

  1. Le voyage d’une maison à l’autre. C’est évidemment d’après la leçon peregrinatio intersita, et non d’après celle-ci, peregrinatio inter sua, que De Sacy a traduit. La première, approuvée par Schæfer, me parait fort supérieure à l’autre.
  2. Le dernier propriétaire. Pour l’intelligence de ce passage et des suivans, il faut savoir que par l’effet de l’hypothèque nommée Servienne, les meubles et les instrumens de culture du fermier devenaient le gage du propriétaire, qui les faisait vendre, lorsque le prix du fermage n’était pas payé. On conçoit que cette vente portait un coup fatal au cultivateur et à la propriété.
  3. Car nulle part je n’assujettis, etc. Je n’ai point suivi l’interprétation de De Sacy : « Parmi mes esclaves, dit-il, je n’en ai point de propres à cela, et il n’en reste aucun dans la maison dont il s’agit. » Comment nec usquam vinctos habeo peut-il signifier je n’ai point d’esclaves propres à cultiver la terre ? J’aime mieux entendre que Pline ne se servait pas, comme on le faisait quelquefois, d’esclaves enchaînés (vinctos) pour travailler à ses terres. C’est ainsi que Gruter, Gesner et Forcellini ont entendu ce passage : Servos in compedibus, dit ce dernier, ad colendos agros. On s’assurera que les propriétés rurales des riches citoyens étaient cultivées souvent par des esclaves, au moins du temps de notre auteur,
  4. Quelque argent, etc. Quelques éditions portent fenore au lieu de fenero. Avec fenore, il faut changer toute la ponctuation de la phrase.