Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XVIII. À Sévère

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 233-237).
XVIII.
Pline à Sévère.

Les devoirs du consulat m’obligeaient à remercier le prince au nom de la république[1]. Après m’en être acquitté dans le sénat, d’une manière convenable au lieu, au temps, à la coutume, j’ai pensé qu’en bon citoyen, je devais écrire le discours que j’avais prononcé, et, sur le papier, donner au sujet plus de développement et d’étendue. Mon premier dessein a été de faire aimer à l’empereur ses propres vertus, par les charmes d’une louange naïve. J’ai voulu en même temps tracer à ses successeurs, par son exemple mieux que par aucun précepte, la route qu’ils devaient suivre pour arriver à la même gloire. Car, s’il y a de l’honneur à donner aux princes des leçons de vertu, il n’y a pas moins de danger et peut-être de présomption : mais laisser à la postérité l’éloge d’un prince accompli, montrer, comme d’un phare, aux empereurs qui viendront après lui une lumière qui les guide, c’est être aussi utile et plus modeste.

Voici, au reste, une circonstance qui m’a été fort agréable. Voulant lire cet ouvrage à mes amis, je ne les invitai point par les billets d’usage : je leur fis seulement dire de venir, si cela ne les gênait en rien, s’ils avaient quelque loisir, et vous savez qu’à Rome on n’a jamais, ou presque jamais, le loisir ou la fantaisie d’assister à une lecture ; cependant, ils sont venus deux jours de suite, et par le temps le plus affreux : et quand, par discrétion, je voulais borner là ma lecture, ils exigèrent de moi que je leur donnasse une troisième séance. Est-ce à moi, est-ce aux lettres qu’ils ont rendu ces honneurs ? j’aime mieux croire que c’est aux lettres, dont l’amour presque éteint se rallume aujourd’hui[2].

Mais songez, je vous prie, quel est le sujet pour lequel ils ont montré tant d’empressement. Comment se fait-il que ce qui nous ennuyait sous d’autres empereurs, même dans le sénat, où il fallait bien le souffrir, et quoiqu’on ne nous demandât qu’un moment d’attention, on se plaise aujourd’hui à le lire et à l’écouter pendant trois jours ? Ce n’est point que l’orateur soit plus éloquent ; mais son discours a été écrit avec plus de liberté, et par conséquent avec plus de plaisir. Le règne de notre prince aura donc encore cette gloire, que l’on y verra ces harangues, odieuses naguère parce qu’elles étaient fausses, devenir agréables à tous en même temps que sincères. Quant à moi, je n’ai pas été moins charmé du goût de mes auditeurs, que de leur empressement. Je me suis aperçu que les endroits les moins fleuris plaisaient autant et plus que les autres. Il est vrai que je n’ai lu qu’à peu de personnes cet ouvrage fait pour tout le monde : cependant cette approbation éclairée me flatte singulièrement ; elle semble me répondre de celle du public. N’avons-nous pas vu, pendant quelque temps, l’adulation enseigner à mal chanter sur nos théâtres ? pourquoi n’espérerais-je pas que, grâce à des temps plus heureux, les mêmes théâtres vont enseigner à bien chanter[3] ? Oui, ceux qui n’écrivent que pour plaire, se régleront toujours sur le goût général. À la vérité, j’ai cru pouvoir en un tel sujet laisser courir ma plume avec une sorte de liberté, et j’ose même dire que ce qu’il y a de sérieux et de serré dans mon ouvrage, paraîtra moins naturellement amené que ce que j’ai écrit avec enjouement et avec verve. Je n’en souhaite pas moins que ce jour vienne enfin (et fût-il déjà venu !), où le style mâle et nerveux bannira pour jamais le style agréable et joli des sujets même où il règne le plus légitimement[4].

Voilà ce que j’ai fait pendant trois jours. Je ne veux pas que votre absence vous dérobe rien des plaisirs que votre amitié pour moi et votre inclination pour les belles-lettres vous eussent donné, si vous aviez été présent. Adieu.


  1. Les devoirs du consulat, etc. Cette lettre, dans laquelle Pline donne des détails sur le Panégyrique de Trajan, peut être considérée, ainsi que la lettre xiii du même livre, comme la préface de cette grande composition. On voit par la lettre xviii que le Panégyrique n’a pas été prononcé tel que nous l’avons aujourd’hui : il était conforme, par son étendue, et sans doute par le ton de l’éloge,
  2. J’aime mieux, etc. Que veut dire, dans l’édition de M. Lemaire, Quo prope exstincta refoventur ? tous mes textes portent quæ prope exstincta refoventur.
  3. N’avons-nous pas vu pendant quelque temps, etc. C’est une allusion au règne de Néron, qui se piquait de chanter, et qui chantait mal. Il fallait former son chant sur le sien et l’approuver. D. S.
  4. Le style agréable et joli, etc. Il ne s’agit pas, comme le veut De Sacy, de style mou et efféminé. L’auteur oppose les ornemens égayés du style à la force et à l’austérité du langage : dulcia et blanda sont expliqués par tout ce qui précède ; ils représentent la même idée que lætioris, que hilarius, que exsultantius, etc.