Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XXI. À Priscus

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 247-249).
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XXI.
Pline à Priscus.

J’apprends que Martial est mort, et j’en ai beaucoup de chagrin. C’était un homme d’un esprit agréable, délié, vif, dont le style était plein de sel et de mordant, sans qu’il en coûtât rien à la candeur de son caractère[1]. À son départ de Rome, je lui fournis les frais de son voyage. Je ne devais pas moins à son amitié, aux vers qu’il a faits pour moi. L’ancien usage était d’accorder des récompenses utiles, ou honorables, à ceux qui avaient écrit à la gloire des villes, ou de quelques particuliers. Aujourd’hui, la mode en est passée, avec tant d’autres qui n’avaient guère moins de grandeur et de noblesse. Depuis que nous cessons de faire des actions louables, nous méprisons la louange. Vous êtes curieux de savoir quels étaient donc les vers que je crus dignes de ma reconnaissance. Je vous renverrais au livre même, si je ne me souvenais de quelques-uns. S’ils vous plaisent, vous chercherez les autres dans le recueil. Le poète adresse la parole à sa Muse : il lui recommande d’aller à ma maison des Esquilies, et de m’aborder avec respect :

Mais ne va pas dès le matin,
Ivre de folie et de vin,
Frapper brusquement à sa porte :
Minerve, et sa sauvage escorte
En gardent le seuil tout le jour,
Tandis que prisonnier au fond de ce séjour,
Il compose, médite, et par ses doctes veilles
De l’orateur d’Arpine égale les merveilles.
Choisis plutôt l’heure du soir :
On daignera t’y recevoir :
C’est l’heure du léger délire,
L’heure de Bacchus et des fleurs,
L’heure qui change les humeurs,
L’heure, où, ne songeant plus qu’à rire,
Caton même aurait pu me lire[2].

Ne croyez vous pas que celui qui a écrit de moi dans ces termes, ait bien mérité de recevoir des marques de mon affection à son départ, et de ma douleur à sa mort ? Tout ce qu’il avait de meilleur, il me l’a donné ; il m’aurait donné davantage, s’il avait pu : cependant, quel don plus rare et plus précieux, que celui de la gloire et de l’immortalité ? Mais les poésies de Martial seront-elles immortelles ? Peut-être ; mais au moins les a-t-il travaillées dans la pensée qu’elles le seraient. Adieu.


  1. Plein de sel et de mordant, etc. Le mot d’amertume, choisi par le traducteur, ne convenait pas à l’idée de Pline.
  2. Mais ne va pas, etc. Martial était né à Bilbilis, ville de Celtibérie ou d’Aragon, en Espagne. Il vint à Rome et se distingua par ses vers, surtout sous Domitien, pour lequel il composa plusieurs pièces, et dont il obtint en retour quelques honneurs et quelques bienfaits. À l’âge de cinquante-huit ans, Martial retourna dans sa patrie : l’année qui précéda son départ, il avait publié le dixième livre de ses œuvres, dans lequel se trouve l’éloge de Pline. (Voyez Epigr. x, 19.) — Nous avons changé les vers de De Sacy, où il était parlé des doux propos, enfans des verres et des pots, et où il était dit que les plus Catons pouvaient lire Martial après le repas.