Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XVIII. À Suétone

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 57-59).
XVIII.
Pline à Suétone.

Vous m’écrivez qu’un songe vous effraie[1], et que vous craignez pour le succès de votre plaidoyer. Vous me priez de demander un délai de quelques jours, ou d’obtenir au moins que vous ne plaidiez pas à la prochaine audience. Cela n’est pas facile : cependant j’essaierai ; car

Un songe assez souvent est un avis des dieux[2].

Mais il importe de savoir si d’ordinaire l’événement est conforme ou contraire à vos songes. En me rappelant un des miens, j’augure bien de celui qui vous fait tant de peur. J’allais plaider la cause de Julius Pastor : je rêvai que ma belle-mère, à mes genoux, me conjurait, avec les dernières instances, de ne point plaider ce jour-là. J’étais fort jeune ; je devais parler devant les quatre tribunaux assemblés[3] ; j’avais contre moi les citoyens les plus puissans, et même les favoris du prince. Il n’y avait pas une de ces circonstances qui, jointe à mon songe, ne dût me détourner de mon entreprise. Je plaidai pourtant, rassuré par cette réflexion, que

Défendre sa patrie est le plus sur présage[4].

Ma parole engagée était pour moi la patrie, et quelque chose de plus cher encore, s’il est possible. Je me trouvai fort bien de ma résolution : c’est même cette cause qui fît d’abord parler de moi, et qui commença ma réputation. Voyez donc si cet exemple ne vous engagera point à mieux augurer de votre songe ; ou, si vous trouvez plus de sûreté à suivre ce conseil du sage, dans le doute, abstiens-toi, faites-le moi savoir. J’imaginerai quelque prétexte. Je plaiderai, pour vous faire obtenir de ne plaider que quand il vous plaira. Après tout, vous êtes dans une situation différente de celle où je me trouvais. L’audience des centumvirs ne souffre point de remise. Celle où vous devez parler ne se remet pas aisément ; mais enfin elle se peut remettre. Adieu.


  1. Vous m’écrivez, etc. Cette lettre est un monument de l’esprit superstitieux, qui se conserva chez les Romains, même sous les empereurs, au sein de la civilisation et des lumières. Corneille, dans Polyeucte, a donc pu dire avec vérité :
    Un songe en notre esprit passe pour ridicule :
    Il ne nous laisse espoir, ni crainte, ni scrupule ;
    Mais il passe dans Rome avec autorité
    Pour fidèle miroir de la fatalité.
  2. Un songe assez souvent, etc. Homer., lliad. i, 63.
  3. Devant les quatre tribunaux assemblés. Les centumvirs étaient divisés en quatre conseils : quelquefois ils se séparaient seulement en deux sections, et même ils se réunissaient tous ensemble pour juger les causes importantes (Adam, Antiq. rom.). J’ai pensé qu’il ne pouvait être ici question que de ce dernier mode de jugement : car Pline veut faire entendre que c’était une circonstance extraordinaire, propre à l’intimider. (Voyez liv. iv, 24.)
  4. Défendre sa patrie, etc. Homer., lliad. xii, 243.