Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XIV. À Maxime

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 131-135).
XIV.
Pline à Maxime.

Vous l’avez deviné ; je commence à me lasser des causes que je plaide devant les centumvirs : la peine passe le plaisir. La plupart sont peu importantes. Rarement s’en présente-t-il une qui, par la qualité des personnes, ou par l’importance du sujet, attire l’attention. D’ailleurs, il s’y trouve un très-petit nombre de dignes adversaires : le reste n’est qu’un amas de gens, dont l’audace fait tout le mérite, ou d’écoliers sans talens et sans nom. Ils ne viennent là que pour déclamer, mais avec si peu de respect et de retenue, que j’applaudis fort au mot de notre Attilius : Les enfans, disait-il, commencent au barreau par plaider devant les centumvirs, comme aux écoles, par lire Homère. En effet, au barreau comme aux écoles, on commence par ce qu’il y a de plus difficile.

Autrefois, des vieillards me l’ont souvent dit[1], les jeunes gens, même de la plus haute naissance, n’étaient point admis à parler devant les centumvirs, si quelque consulaire ne les présentait ; tant on avait alors de vénération pour un si noble exercice ! Aujourd’hui, les bornes de la discrétion et de la pudeur sont franchies, et le champ est ouvert à tout le monde. Nos nouveaux orateurs n’attendent plus qu’on les présente au barreau ; ils s’y jettent d’eux-mêmes. À leur suite, marchent des auditeurs tout à fait dignes d’eux, que l’on achète à beaux deniers comptans. Cette foule mercenaire se presse autour de l’agent de nos avocats[2], au milieu même du palais, et là, comme dans une salle à manger, il leur distribue la sportule[3]. Aussi les a-t-on nommés assez plaisamment en grec σοφοχλεῖς (qui savent s’écrier à propos), et en latin laudicæni (louangeurs pour un repas[4]).

Cette manœuvre honteuse, flétrie dans les deux langues, ne gagne pas moins de jour en jour : je l’ai éprouvé hier. Deux de mes domestiques[5], à peine sortis de l’enfance, furent entraînés et forcés d’aller applaudir pour trois deniers[6]. Voilà ce qu’il en coûte pour être grand orateur. À ce prix, il n’y a point de bancs que vous ne remplissiez, point de lieux que vous ne couvriez d’auditeurs, point de cris d’enthousiasme que vous n’arrachiez, quand il plaît à celui qui règle ce beau concert d’en donner le signal : il faut bien un signal pour des gens qui ne comprennent rien, ou qui même n’écoutent pas ; car la plupart ne s’en donnent pas la peine, et ce sont justement ceux-là qui approuvent le plus haut.

S’il vous arrive jamais de passer près du palais, et que vous soyez curieux de savoir comment parle chacun de nos avocats, sans vous donner la peine d’entrer et de prêter votre attention, il vous sera facile de le deviner. Voici une règle sûre : plus les marques d’approbation sont bruyantes, moins l’orateur a de talent.

Largius Licinius amena le premier cette mode[7] ; mais il se contentait de rassembler lui-même ses auditeurs : je l’ai ouï raconter à Quintilien mon maître. « J’accompagnais, disait-il, Domitius Afer, qui plaidait devant les centumvirs avec gravité et d’un ton fort lent ; c’était sa manière. Il entendit dans une salle voisine un bruit extraordinaire : surpris, il se tut. Le silence succède ; il reprend où il en est demeuré. Le bruit recommence, il s’arrête encore une fois. On se tait, il continue à parler. Interrompu de nouveau, il demande enfin le nom de l’avocat qui plaide : on lui répond que c’est Licinius : Centumvirs, dit-il alors avant de reprendre son plaidoyer, l’éloquence est perdue. » C’est aujourd’hui que cet art, qui ne commençait qu’à se perdre lorsque Afer le croyait déjà perdu, est entièrement éteint et anéanti. J’ai honte de vous dire quelles acclamations sont prodiguées par nos auditeurs imberbes[8] aux plus mauvais discours et au débit le plus monotone. En vérité, il ne manque à cette psalmodie, que des battemens de mains[9], ou plutôt que des cymbales et des tambours. Pour des hurlemens (un autre mot serait trop doux), nous en avons de reste, et le barreau retentit d’acclamations indignes du théâtre même. Mon âge pourtant et l’intérêt de mes amis m’arrêtent encore. Je crains que l’on ne me soupçonne de fuir ces infamies beaucoup moins que le travail. Cependant je commence à me montrer au barreau plus rarement qu’à l’ordinaire, ce qui me conduit insensiblement à l’abandonner tout à fait. Adieu.

  1. Des vieillards me l’ont souvent dit. « Je hasarde ici, dit De Sacy dans une note, la correction d’un mot du texte qui me paraît altéré. Je lis istas solebam dicere, qui fait un sens parfait, au lieu de ista qui le gâte. » Je trouve dans toutes les bonnes éditions ita solebam dicere, qui vaut au moins la correction de De Sacy, hasardée sans autorité.
  2. Se presse autour, etc. Le traducteur avait lu, conducti et redempti mancipes : convenitur in media, etc., ce qu’il rendait ainsi : À leur suite, marchent des auditeurs d’un semblable caractère, et que l’on achète à beaux deniers comptans. On fait sans honte marché avec eux : ils s’assemblent dans le palais ; et, etc. Cela parait assez bien lié : mais le sens de manceps est dénaturé. Mancipes ne peut signifier les applaudisseurs à gages. Manceps, dit Gesner, est qui pretio accepto negotium sibi imponi passus est ab oratore, ut nummis conducat ei laudatores et plausores. Pline a employé ce mot dans un sens analogue, liv. iii, 19 ; c’est le nom qu’il donne
  3. La sportule. De asportare. C’étaient d’abord les vases destinés à contenir les pains, les viandes et les autres mets que les riches patrons faisaient distribuer à leurs cliens : ensuite, par métonymie, les mets eux-mêmes, furent appelés du nom de sportulœ. Voy. dans notre édition de Juvénal, la note de Dusaulx, sat. i, v. 95.
  4. Σοφοχλεῖς. De σοφῶς et de καλεῖυ. — Un peu après, Heusinger, au lieu de laudicœni voudrait qu’on lût laudicenes (laudium decantatores) : le mot adopté et traduit par De Sacy, sans être moins conforme au texte des manuscrits, me semble plus plaisamment imaginé.
  5. Domestiques. On appelait nomenclatores les serviteurs chargés de nommer les personnes qui se présentaient chez le maître, ou qui l’abordaient hors de chez lui.
  6. Trois deniers. Environ vingt-quatre sous de notre monnaie. D. S.
  7. Amena le premier, etc. Il est curieux de retrouver dans l’histoire de l’éloquence romaine, à l’époque de sa décadence, l’origine de ces honteuses cabales, qui ont reparu chez nous à l’époque de la décadence du théâtre.
  8. Nos auditeurs imberbes. Remarquez que teneris ne peut signifier flatteur, comme l’a voulu De Sacy. Pline me semble plutôt désigner par ce mot l’âge et l’inexpérience de ceux qui applaudissent. Il a déjà dit qu’on ne voyait plus au barreau que des enfans, traînant avec eux, pour les applaudir, des enfans du même âge : il a parlé de deux domestiques à peine sortis du premier âge, entraînés au barreau et chargés du succès d’un plaidoyer. Au reste, je ne disconviens pas que teneri clamores pour tenerorum clamores ne soit très-hardi en prose.
  9. Des battemens de mains, etc. On voit par ce passage que les cabaleurs d’autrefois différaient des nôtres en ce que les battemens de mains, et ce qu’on appelle au propre applaudissement, n’entraient pas dans leur théorie d’enthousiasme. C’est sans doute par distraction que De Sacy s’était souvent servi de ce mot dans le courant de la lettre. Nous avons dû le remplacer par celui d’éloges, d’approbation, etc. Pline ajoute, faisant allusion aux bruyantes cérémonies des Corybantes, qu’il manque bien plutôt des cymbales et des tambours. On peut ne pas saisir au premier abord le sens de cette phrase et la liaison des idées. Voici comment j’entends ce passage : l’auteur vient de parler des acclamations, des trépignemens, des cris d’enthousiasme qu’excitent, dans un auditoire payé, les discours de certains orateurs ; il ne manque, dit-il, à tout cela, que des marques légitimes d’approbation, plausus ; puis se reprenant tout à coup, et passant à une idée extrême : « Au lieu d’applaudissemens, dit-il, il faudrait plutôt des cymbales et des tambours pour accompagner de pareilles psalmodies. »