Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XIII. À Priscus

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 127-131).
XIII.
Pline à Priscus[1].

Vous saisissez avec empressement toutes les occasions de me rendre service, et il n’est personne à qui j’aime mieux avoir de telles obligations qu’à vous : ce double motif me détermine à vous demander une grâce, que je suis bien jaloux d’obtenir. Vous êtes à la tête d’une puissante armée : ce poste met à votre disposition nombre de places et de faveurs, et, depuis le temps que vous l’occupez, vous avez dû en combler tous vos amis. Daignez maintenant songer aux miens, je veux dire à quelques-uns des miens[2]. Vous aimeriez, je le sais, à les obliger tous ; ma discrétion se contentera de vous parler d’un seul, de deux tout au plus. Mais non, je ne vous parlerai que d’un seul ; c’est de Voconius Romanus.

Son père s’était distingué dans l’ordre des chevaliers, et son beau-père, ou plutôt son second père (car sa tendresse lui a aussi mérité ce nom[3]), s’y était acquis une illustration plus grande encore. Sa mère était de l’une des meilleures maisons de l’Espagne citérieure : vous savez quels sont le bon esprit et la sévérité de mœurs des habitans de cette province. Pour lui, la dernière charge qu’il ait occupée, c’est celle de pontife. Notre amitié a commencé avec nos études : nous n’avions qu’une même maison à la ville et à la campagne ; il partageait mes affaires aussi bien que mes plaisirs. Et où trouver aussi une affection plus sûre, et tout à la fois une compagnie plus agréable ? Sa conversation à un charme inexprimable ; sa physionomie est pleine de douceur ; son esprit élevé, délicat, doux, facile, est heureusement préparé pour les exercices du barreau. Les lettres qu’il écrit semblent dictées par les muses elles-mêmes. Je l’aime plus que je ne puis dire, et son amitié ne le cède pas à la mienne. J’étais tout jeune aussi bien que lui, et déjà, pour le servir, je cherchais avec empressement les occasions que notre âge me pouvait permettre. Je viens de lui obtenir le privilége que donne le nombre de trois enfans[4] : quoique l’empereur se soit fait une loi de ne le conférer que rarement et avec choix, il a bien voulu me l’accorder avec autant de grâce que s’il avait choisi lui-même. Je ne puis mieux soutenir mes premiers bienfaits, qu’en les redoublant, surtout avec un homme qui les reçoit de manière à en mériter de nouveaux.

Je vous ai dit quel est Romanus, ce que j’en sais, combien je l’aime : traitez-le, je vous prie, comme je dois l’attendre de votre caractère et de votre position : je vous conjure surtout de l’aimer ; quelque bien que vous lui fassiez, je n’en vois point de plus précieux pour lui que votre amitié. C’est pour vous prouver qu’il la mérite, et que vous pouvez l’admettre dans votre familiarité même la plus intime, que je vous ai tracé en peu de mots ses inclinations, son esprit, ses mœurs et sa vie tout entière. Je renouvellerais encore ici mes recommandations, si je ne savais que vous n’aimez pas à vous faire prier long-temps, et que je n’ai pas fait autre chose dans toute cette lettre. Car c’est prier, et prier très-efficacement, que de faire sentir la justice de ses prières. Adieu.


  1. Priscus. On croit que ce Priscus était le même que Priscus Neratius Marcellus, favori de Trajan, et dont Pline obtint le tribunal pour Suétone.
  2. Je veux dire, etc. De Sacy n’avait pas saisi le sens de cette phrase, en traduisant : Honorez, je vous prie, les miens (mes amis) d’un regard favorable : ils ne sont pas en grand nombre. Pline ne dit pas qu’il a peu d’amis : avec ses talens, son caractère, et dans le rang qu’il occupait, il devait au contraire en avoir beaucoup : il est d’ailleurs facile d’en juger par ceux qu’il nomme dans ses lettres. Ne dit-il pas lui-même, liv. v, 3 : Hæc ita disputo, quasi populum in auditorium, non in cubiculum amicos advocarim, quos plures habere, multis gloriosum, reprehensioni nemini fuit. Ce qui confirme le sens nouveau que nous donnons au passage de Pline dont il est ici question, c’est qu’il ajoute : Malles tu quidem multos : sed verecundiæ meæ sufficit unus aut alter, aut potius unus. Ainsi ce n’est pas le petit nombre de ses amis, c’est sa discrétion, sa retenue qui l’empêche d’en recommander plus de deux.
  3. Car sa tendresse lui a aussi mérité ce nom. De Sacy a traduit : car il a succédé à son nom aussi bien qu’à ses vertus. C’est encore un contresens.
  4. Le privilége que donne le nombre de trois enfans. On avait attaché au nombre des enfans, chez les Romains, d’importantes prérogatives. Il en est parlé encore liv. vii, 16, et Panégyrique de Traj., 26.