Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XII. À Arrien

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 125-127).
XII.
Pline à Arrien.

Je ne sais si nous avons bien jugé ce dernier chef, qui nous restait de l’affaire de Priscus, comme je vous l’avais mandé ; mais enfin nous l’avons jugé[1]. Firminus comparut au sénat, et répondit à l’accusation, dont les motifs étaient déjà connus. Les avis se partagèrent entre les consuls désignés. Cornutus opinait à le chasser du sénat ; Acutius[2] Nerva, seulement à l’exclure du partage des gouvernemens. Cette opinion prévalut comme la plus douce, quoiqu’elle soit en effet plus rigoureuse que l’autre. Car, enfin, qu’y a-t-il de plus cruel, que de se voir livré aux soins et aux travaux attachés à la dignité de sénateur, sans espérance de jouir jamais des honneurs qui en sont la récompense ? Qu’y a-t-il de plus affreux pour un homme flétri d’une telle tache, que de n’avoir pas la liberté de se cacher au fond d’une solitude, et d’être obligé de rester au sein de cet ordre éminent, qui le donne en spectacle à tous les regards ? Que peut-on d’ailleurs imaginer de plus bizarre et de plus indécent, que de voir assis dans le sénat un homme que le sénat a noté ? de voir un homme déshonoré par un jugement, prendre place parmi ses juges ? un homme exclu du proconsulat, pour avoir prévariqué dans ses fonctions de lieutenant, juger lui-même des proconsuls ? un homme, enfin, condamné pour un crime honteux, condamner ou absoudre les autres ? Mais la majorité a prononcé : on ne pèse pas les voix, on les compte ; et il ne faut attendre rien de mieux de ces assemblées, où la plus choquante inégalité est dans l’égalité même[3] puisque ceux qui les composent ont tous la même autorité sans avoir les mêmes lumières.

Je me suis acquitté de ce que je vous avais promis par ma dernière lettre : si je calcule bien le temps, vous devez l’avoir reçue ; car je l’ai confiée à un courrier qui aura fait diligence, s’il n’a point rencontré d’obstacle sur son chemin. C’est à vous aujourd’hui à me payer de ma première et de ma seconde épître, par des lettres aussi longues et aussi remplies qu’on doit les écrire dans la retraite que vous habitez. Adieu.


  1. Je ne sais si, etc. Il est impossible de rendre en français l’opposition de ces deux mots, circumcisum et abrasum. De Sacy a rendu le fond de l’idée sans conserver l’image ; circumcisum, suppose plus de travail et d’exactitude ; abrasum, plus de promptitude et de négligence : Pline fait entendre que l’affaire a été emportée d’assaut plutôt que jugée, ce qui est confirmé par le reste de sa lettre.
  2. Acutius Nerva. Quelques commentateurs ont voulu voir dans le mot Acutius un adverbe : le sens qui en résulterait ne nous paraît pas vraisemblable ; Pline désapprouve l’opinion proposée par Nerva : il ne doit donc pas la qualifier d’acutior. Il y avait d’ailleurs à Rome une famille d’Acutius : l’un d’eux pouvait bien avoir adopté un Nerva : car, il ne faut pas croire qu’il soit ici question de l’empereur Nerva ; l’affaire dont il s’agit fut jugée sous Trajan.
  3. La plus choquante inégalité, etc. La même idée se retrouve dans Montesquieu, Lett. Pers., 86 : « Dans ce tribunal, dit-il, on prend les voix à la majeure : mais on dit qu’on a reconnu, par expérience, qu’il vaudrait mieux les recueillir à la mineure : car il y a très-peu d’esprits justes, et tout le monde convient qu’il y en a une infinité de faux. »